Citations de Camille Laurens (802)
...il nous faudrait cent mots où nous n'en avons qu'un, ce petit mot d'amour bon à tout et propre à rien, ce verbe "aimer" qui traîne partout, qui va pour tout - l'amour de Dieu, l'amour des hommes, l'amour de soi, l'amour des autres, et j'aime ma mère, et j'aime ma femme, et j'aime ma fille, et j'aime mon chien (et plus je regarde l'homme, plus j'aime mon chien), et j'aime les frites, et j'aime Venise, et j'aime Ravel, et j'aime ton cul, et je t'aime, et j'aime le croire.
page 52
L'une des maîtresses disait à Sacha Guitry :
-Je t'aime, Sacha. Et toi ?
-Moi aussi je m'aime, répondait-il.
page 146
Ainsi Degas franchit il, avec cette sculpture, une double frontière symbolique: celle de la bienséance et celle des règles académiques de l'art
Degas a une passion pour la musique - Mozart, Gluck, Massenet, Gounod-, c'est sa première et principale raison d fréquenter l'opéra avant de s'apercevoir, à travers des ballets aux chorégraphies subtiles, que, par la danse, "la musique devient dessin".
C'est toujours une chose étrange, dans une fratrie de voir le destin broder différemment sur le canevas des mêmes souffrances.
J'ai enfermé mon cœur dans un soulier de satin rose
la vérité n'est jamais laide quand on y trouve ce dont on a besoin
exposée, la petite danseuse l'est donc doublement: au regard d'autrui au danger d'en être détruite; au gout esthétique et au dégout moral.
lorsqu'elle posait pour lui des heures durant, se fatiguant dans cette position dite "de repos", une jambe en avant, les mains nouées dans le dos, silencieuse, a-t-elle songé que Monsieur Degas avait assez de talent pour la rendre célèbre, elle aussi et que sa petite silhouette de figurante serait un jour une étoile admirée?:
Toucher à un tableau! Mais il faut qu'un tableau périsse, il faut que le temps marche dessus, comme sur toutes choses, c'est sa beauté.
En élevant l'infime au rang d'oeuvre, en usant de techniques sommaires et de matériaux communs, Degas ouvre infiniment l'espace de la création, qu'il libère. Son éclectisme est révolutionnaire. Tout un pan de l'art du XXe siècle sortira de cette petite silhouette bricolée. 1881, année de sa naissance, est aussi celle de ... Picasso, par exemple.
Déranger pour donner à penser, assurer à l'art une fonction critique, le mettre au service de la vérité, fût-elle cruelle : telles sont les visées d'Edgar Degas, et son extrême modernité.
"Quel Chef-Oeuvre !"
Qu'est-ce-qui compte le plus, la toile ou le modèle, l'art ou la nature ?
L'Oeuvre, nous console-t-elle de la vie?
Assurément, la petite danseuse ne dissertait pas sur le rapport entre le réel et sa représentation.
Ce qui serait aujourd'hui dénoncé comme pédophilie, proxénétisme ou corruption de mineure est alors une pratique ordinaire dans cet univers où, selon Théophile Gautier , " les mœurs en usage sont une totale absence totale de mœurs."
P31
Un siècle et demi séparent ce garçon syrien de Marie Van Goethem, ils ont tous les deux quatorze ans, sont tous les deux étrangers en France, et c'est la même condition, la même souffrance physique et morale. C'est aussi ce que Degas nous dit avec sa Petite Danseuse, son présent est universel, il le projette dans tous les temps, il informe l'avenir de ses mains.
Au fond, ce qui dérange le plus, c'est de ne pouvoir faire entrer cette "Petite danseuse" dans aucune catégorie ferme. Elle est tout et son contraire: le modèle est une enfant mais elle a l'air d'une criminelle; une danseuse, mais elle est sans élégance - à la fois "raffinée et barbare", note Huysmans, "faite de salauderie populacière et de grâce". Trop grande pour être un jouet, trop petite pour figurer une fille de quatorze ans, elle hésite entre l’œuvre d'art et l'objet courant, la statue et le mannequin, la poupée, la miniature, la figurine; alla avance un pied funambule sur le fil qui sépare les beaux-arts de la culture de masse, la poésie de la prose, elle est à la fois classique et moderne, réaliste et subjective, esthétique et populaire, vulgaire et belle. "Cette petite créature énigmatique à la fois rusée et indemne" propose différents interprétations sans se réduire à aucune, elle s'oppose à tout enfermement autre que celui de sa cage de verre.
pages: 71/72
...les petits rats ne deviennent pas des princesses...
Ce sont des enfants qui travaillent, l'instar des cousettes, des petites bonnes, des vendeuses, mais plus durement encore. A sa manière, l'artiste prolonge ou devance les dénonciations faites par les écrivains de son temps, en ce siècle industriel où les enfant pauvres sont traités comme des esclaves ou des bêtes.
La Nana de Zola, exactement contemporaine de la petite danseuse de Degas - qu'on surnomme d'ailleurs "la petite Nana" - ne possède aucun talent d'actrice, elle ne fait que se déhancher sur scène à moitié nue, mais ses contorsions affolent les hommes jusqu'au désastre - celui de ses amants puis le sien. Elle finit défigurée par la petite vérole en même temps que la France perd la guerre, comme si elle incarnait ce qui menace le pays saisi par la sensualité et la débauche.
"Le plus beau dessin, et le plus étudié, reste en deçà de la vraie,de l'absolu vérité, et par la même, il l'aise place au chique."
"Ce qu'il me faut, à moi, c'est exprimer la nature dans tout son caractère, le mouvement dans son exacte vérité, accentuer l'os et le muscle, et la fermeté compacte des chairs."