Dans les années 1930, dans le Sud profond des États-Unis, le sourd-muet John Singer et la garçonne Mick, passionnée de musique, s'observent l'un l'autre au café de Biff, où se côtoient la pauvreté et la tendresse. /
Premier roman de Carson McCullers, publié à 23 ans, « Le cur est un chasseur solitaire » s'est vite affirmé comme un classique de la littérature américaine. Dès 1998, la Modern Library lui donne la 17e place dans son palmarès des 100 meilleurs romans anglophones du XXe siècle. Ariane Ascaride lui donne pour la première fois une voix en français, accompagnée à l'harmonica. /
Musique : Improvisation à l'harmonica de Chris Lancry.
Le texte français, traduit de l'anglais américain par Frédérique Nathan-Campbell, a paru en 2017, chez Stock. Direction artistique : Francesca Isidori.
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Il y a ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Et pour dix mille qui ne savent pas, il y en a un seulement qui sait. C'est le miracle de tous les temps...le fait que ces millions savent tant de choses mais ne savent pas ça. C'est comme au XVe siècle quand tout le monde croyait que la terre était plate et seuls Colomb et quelques autres connaissaient la vérité. Mais c'est différent tout de même car il fallait du talent pour se figurer que la terre était ronde. Tandis que cette vérité saute tellement aux yeux que c'est le miracle de toute l'histoire, que les gens ne sachent pas. Vous savez ?
p38
Il éprouva alors une certaine joie forte et sainte. Le persécuté rit et l'esclave noir, sous le fouet, chante pour son âme outragée. Un chant était en lui - ce n'était pas de la musique, mais le sentiment d'un chant. Et le poids de la paix alourdissait ses jambes au point que, seul, son ferme idéal lui permettait de marcher. Pourquoi allait-il de l'avant ? Pourquoi ne pas se reposer sur ce fond de complète humiliation et, pour une fois, s'en ressasier ?
Mais il allait de l'avant.
p321

Mais voici la question. Quand nous savons, nous ne pouvons pas rester tranquilles. Il faut agir. Et certains d'entre nous ne sont bons à rien. Il y a trop à faire et on ne sait par où commencer. Même moi....J'ai fait des choses qui, lorsque j'y pense, ne me semblent pas du tout rationnelles. Une fois, j'ai mis sur pied une organisation. J'ai récolté une vingtaine d'abrutis et je leur ai parlé jusqu'à ce que je sois convaincu qu'ils savaient. Notre devise tenait en un mot : Action. Huh ! nous voulions provoquer des bagarres...toute l'agitation possible. Notre but réel était la liberté...mais une vraie liberté, une grande liberté rendue possible seulement par le sens de justice de l'âme humaine. Notre devise "Action" signifiait la destruction du capitalisme. Dans la constitution - rédigée par moi - certains statuts avaient trait au remplacement du mot "Action" par "Liberté" aussitôt que notre travail serait terminé. [...]
Alors, quand la constitution fut écrite et les premiers adeptes bien formés...alors je partis en tournée pour organiser des sections. Je revins avant trois mois et savez-vous ce que je trouvai ? Quelle avait été leur première action héroïque ? Leur fureur justicière avait-elle déjoué tous les plans concertés et avaient-ils passé à l'action sans moi ? Etait-ce destruction, meurtres, révolution ?
p199
L’écrivain est par nature un rêveur, un rêveur conscient.
[...] il valait mieux être avec n'importe qui que d'être trop longtemps seul. [...]
Pendant ce mois il avait préféré se trouver avec n'importe quel étranger que de rester seul en pensant aux cigarettes, à la bière et à la viande dont il avait envie.
p259
Elle ne pouvait écouter assez pour tout entendre. La musique bouillonnait en elle. Que faire ? S'attacher à certains passages merveilleux pour ne plus les oublier... Ou se laisser aller, écouter ce qui venait sans penser, sans essayer de se rappeler ? Seigneur ! Le monde entier était cette musique et elle n'avait pas assez de tout son être pour écouter.

Ecoutez. Parmi nous, un sur cinq travaille à construire des routes ou dans les services sanitaires de la ville, ou dans une scierie, ou dans une ferme. Un autre de ces cinq est incapable de trouver du travail. Mais les trois autres.... la majorité ? Beaucoup d'entre nous font la cuisine pour ceux qui ne savent pas préparer la nourriture qu'ils mangeront. Beaucoup passent leur vie à cultiver des jardins pour le plaisir de deux ou trois personnes. Beaucoup cirent les planchers des belles maisons. Ou nous conduisons les automobiles des riches trop paresseux pour conduire eux-mêmes. Nous passons notre vie à exécuter des milliers de travaux qui n'ont d'utilité réelle pour personne. Nous travaillons et tout notre travail ne sert à rien. Est-ce du service ? Non. C'est de l'esclavage.
[...]
On nous refuse la dignité de l'étude et de la sagesse.
"Le travail a chacun selon ses capacités; le salaire a chacun selon ses besoins." Tous ici nous connaissons la souffrance qui consiste à manquer de tout. C'est une grande injustice. Mais il y a une injustice plus amère que celle-là : c'est de se voir refuser la chance de servir. Il vaut mieux nous voir dépouillés des profits de notre bourse que dépouillés des richesses de nos esprits et de nos âmes.
[...]
Quelques-uns des jeunes qui sont ici ce matin peuvent éprouver le désir d'être les professeurs ou les infirmières ou les dirigeants de notre race. Mais cela vous sera refusé. Vous devrez vous vendre pour un but inutile afin de vivre. Vous serez rejetés et vaincus. Le jeune chimiste récolte du coton. Le jeune écrivain est incapable d'apprendre à lire. Le professeur supporte un esclavage inutile dans une blanchisserie. Nous n'avons pas de représentants dans le gouvernement. Nous n'avons pas le droit de vote. Nous sommes les plus opprimés de tous les habitants de ce grand pays. Nous ne pouvons pas élever la voix. Nos langues pourrissent dans nos bouches faute d'exercice. Nos cœurs se vident et perdent toute force pour réaliser notre idéal.
Représentants de la race nègre, nous avons en nous toutes les richesses de l'esprit humain. Nous offrons les plus précieux de tous les dons. Et nos offrandes sont refusées avec mépris. Nos dons sont piétinés dans la boue et rendus inutilisables. Nous sommes employés à des labeurs moins utiles que le travail des bêtes. Nègres, nous devons nous élever et être tout, de nouveau. Nous devons être libres !
p244-245
Deux indiens étaient sur une piste. Celui qui marchait devant était le fils de celui qui le suivait, mais celui qui le suivait n'était pas son père. Qu'elle était leur parenté ?
p346
Toute sa vie il avait compris cela. Compris la raison de son travail et il avait eu le cœur en paix parce qu'il savait ce que la journée lui réservait. Il allait, avec son sac, de maison en maison et, patiemment, il donnait des explications sur tout. Et la nuit, il était heureux parce qu'il pouvait se rendre le témoignage qu'il avait employé les heures du jour à la réalisation de son idéal.
P411
Et comment les morts peuvent-ils être réellement morts alors qu'ils vivent dans les âmes de ceux qu'ils ont laissés ?