Né en 1933 à La Haye, Cees Nooteboom s'est imposé comme l'un des plus grands écrivains européens contemporains. Romancier, poète, essayiste, il a reçu les plus hautes distinctions littéraires aux Pays-Bas, en Allemagne, en Autriche et en Espagne.
*Adieu**, composé en partie lors du confinement du printemps 2020, est marqué par l'impossibilité et la mort. Au fil des pages, le lecteur accède aux paysages silencieux de l'auteur, à sa cosmogonie poétique sur laquelle se déploient l'aile d'un ange, l'empreinte d'une absence et celles des silhouettes aimées.
Merci au Nederlands Letterenfonds dutch foundation for literature [Fonds des lettres néerlandaises] et à Margot Dijkgraaf pour la réalisation de cette vidéo.
**L'Oeil du moine** suivi de **Adieu** de Cees Nooteboom : https://www.actes-sud.fr/catalogue/loeil-du-moine-suivi-de-adieu
+ Lire la suite
Avec une certaine forme de poésie on peut s’aventurer dans la langue, et on en revient avec une connaissance qui vous aide à écrire des romans.
C'est le poème que je lis en ce moment, en une heure qui hésite entre la fin d'après-midi et le début de soirée. La mer est agitée, la baie, déserte, les rochers où je me suis assis retiennent encore un peu de l'ardeur du soleil, le paysage d'en face est le sien, c'est la même mer, l'eau à cette heure-ci est violacée comme alors, je lis les mots écrits dans ces caractères que j'ai appris jadis, il y a plus de soixante ans, je retrouve encore des mots, des tournures, son poème est vieux de près de trois mille ans mais il reconnaîtrait tout ici, la lente transition du crépuscule à l'obscurité, les mouvements et le bruit de l'eau qui, du large, s'engouffre dans le pertuis de la baie, les vagues composant une longue déclamation ondoyante et sans fin de phrases claires ou obscures qui maintenant accompagnent son poème.
HÉSIODE
Il jeta un regard sur la photo, s'étonnant comme toujours de la traîtrise des images. Non seulement une photo pouvait représenter une personne morte, elle pouvait aussi vous mettre sous le nez une version périmée de vous-même, un garçon devenu méconnaissable et que ses cheveux longs rendaient si parfaitement conforme au style de l'époque qu'il donnait à cette photo l'arôme ranci d'un temps à jamais révolu.
Le fait qu'on ait toujours le même corps, c'était cela, au fond, le miracle. Mais non, bien sûr, ce n'était pas le même corps. Celui à qui il appartenait portait toujours le même nom, c'était tout.
«Quarante ans, disait-il, c'est l'âge où l'on doit tout recommencer pour la troisième fois, ou bien se mettre à travailler son futur personnage de vieillard venimeux» ; il avait choisi le seconde solution.
Il est des formes d'écriture qui n'ont pas été tracées en tant que telles. Ces lettres involontaires, on les trouve sur les plages, sur l'asphalte d'une ville, dans un morceau de tronc que l'on a scié, dans des pierres. Informations en langage secret, messages, codes. Signes, graffitis que nul n'a écrits. Sur l'île où je vis, un chemin de sable traverse un paysage brûlé de soleil...
MUR
La plupart des Européens ou des Américains qui viennent ici [...] n'ont aucune véritable connaissance du Japon. Il savent que c'est « différent », mais le Viêt-Nam et la Côte d'Ivoire aussi sont différents. La différence du Japon est, je m'excuse ... différente. Mais comment le leur expliquer ? Ils ne parlent pas la langue et, dans la majorité des cas, ne la parleront jamais. Ils ont bien quelques vagues notions, mais ignorent tout de la civilisation japonaise. Peu leur en chaut d'ailleurs, car ils ont mieux : ils ont une certaine idée du Japon.
Ca parait tellement énorme, la vie, et pourtant, ensuite seulement on se rend compte à quel point c'et transparent. Une toile d'araignée.
Dans quelle mesure a-t-on disparu quand quelqu'un fleurit encore votre tombe au bout de quarante ans?
Les récits dont vous êtes les héros gardent l'écho des migrations des peuples, des luttes pour l'hégémonie entre les terres continentales et les îles, entre les femmes et les hommes, vous êtes venus de l'Orient au prix de métamorphoses continuelles, sans cesse reformés à l'image d'hommes qui étaient là avant vous et qui vous ont inventés pour mieux comprendre le monde, jusqu'au moment où nous avons compris que tout cela n'était qu'un rêve, un poème qui semblait parler de vous mais qui, de tout temps, n'avait jamais parlé que de nous.
POSÉIDON XXIII
La souffrance, pensait-il, devrait avoir un poids, son poids spécifique, être identifiable comme un minerai qui n'existe nulle part ailleurs, une monnaie stable dans laquelle les cadavres, le sang, les blessures, les maladies, les humiliations seraient pris en compte, et qu'on retrouverait sur les champs de bataille, dans les prisons,sur les lieux d'exécution et dans les hôpitaux, telle un monument à la signification immuable en dépit du temps et du lieu.