Citations de Christine Angot (352)
- Toi, il t'est arrivé ça. C'est super-dur. Alors c'est plutôt... Pas vengeance, non. Pas réparation, non plus. Quelque chose comme... en anglais on dirait "get some retribution for it". ça a un sens en français "rétribution" ?
- Compensation ? Répartition ?
- Peut-être. "Putain, mai toi aussi", quelque chose comme ça. "Putain, je suis le seul à morfler", alors non, il n'y a pas de raison.
” Elle, Christine, était presque consentante. Elle avait au moins douze ans. Entre violée par un dingue et abusée par un ami, il y a une différence, non ? “
Vois-tu, on ne meurt jamais entièrement, parce qu’on transmet aux autres, aux survivants, surtout à ceux qui vous aiment et vous connaissent bien, un peu de son être. Apprendre est une des plus grandes joies de la vie, et je suis émerveillé que tu l’aies si bien compris.
J’avais deux méthodes de survie, avec deux objectifs opposés. J’étais partagée entre les deux.
Parler. Briser le silence. Pour ça, il fallait voir les choses. Les savoir. Les faire exister dans sa tête. Se les représenter mentalement. Supporter les images. Vivre avec elles. Trouver les mots qui leur correspondaient. Les exprimer.
Se taire. Ça permettait de ne pas avoir d'images dans la tête, de continuer à faire semblant. De ne pas savoir vraiment, de ne pas avoir peur, de ne pas donner corps à l'inquiétude, de ne pas donner de réalité à l'impression d'avoir une vie gâchée.
J'hésite à ce stade. Assembler les pièces éparses, avec le secours de la trame romanesque, et présenter un tissu reconstitué et logique ? Ou, poser les pièces les unes à côté des autres, comme celles d'un vase retrouvé dans des fouilles, pour permettre aux autres de savoir ce qui s'est passé ? Et qu'ils puissent reconstituer l'ensemble ? Dans mes livres précédents, j'ai utilisé les deux options. Ce que je n'ai jamais fait, que je n'ai jamais pu, ou voulu faire, ou cru utile, c'est faire reposer toute l'architecture romanesque sur la solidité de mes points de vue, successifs, leur évolution, leur coexistence. Chaque fois que ce serait possible, ajouter une parole, un mouvement, un paysage. Comme une vie normale, linéaire, pas morcelée, pas non plus imaginée. Il pourrait y avoir un paysage à Nice, et ce qui s'y est passé. Ce qui a été dit. Ce qui a été pensé. A cet endroit-là. Je m'en souviens. Je le sais. Les points de vue sont tous là. Ce que j'ai compris sur une colline, un jour, pendant une conversation. Il faudrait pouvoir l'écrire au rythme de la vie pour que ce soit bien, pour que ce soit juste, pour que ce soit vrai.
Je ne voulais pas me suicider. Il fallait que je trouve comment passer le temps de ma présence ici-bas.
Pendant que j'embrassais le front, les paupières, les joues, le nez, le menton et les oreilles de ma mère, elle a entrevu un regard de lui. Il a levé les yeux par-dessus son journal. Ç'a été fugace. Ça n'a duré qu'un instant. Mais elle a eu l'impression que ce regard contenait quelque chose de désagréable. Elle n'aurait pas su dire quoi, c'était une impression. Ça pouvait être une projection de sa part. Elle l'a balayée.
Elle m'embrasse. Pose les lèvres, enlève. Ma mère ça collait. Ca faisait baiser de putain, elle disait "je t'ai décoré", m'essuyait. M'essuyer, quel que soit mon âge, elle y tenait. Elle me décorait, m'essuyait après. C'était présenté comme de l'affection. Un truc de femme. D'affection de femme. J'ai envie d'avoir une fille avec de petites lèvres. Je ne voudrais pas mourir sans avoir eu au moins une fille.
Parce qu'une situation réparée est mieux qu'une situation qui a jamais été abîmée.
— Arrête de m'interrompre, je suis en train de te parler !
— Si t'avais quelque chose à dire, tu l'aurais déjà dit.
— Non, parce qu'il faut toujours que tu m'interrompes. J'arrive pas à parler avec toi. C'est un enfer. Bon, je suis obligée de tout reprendre... Tu me laisses parler... Tu comprends qu'une phrase c'est un souffle ? Chaque fois que tu m'interromps, je suis obligée de tout reprendre depuis le début. Parce que je reprends mon souffle.
Il allait à la fenêtre, il regardait le jardin. Il revenait, il repartait.
— Le souffle de ma phrase. Il y a un souffle dans une phrase. Bon, j'y vais là. Je reprends. Je peux y aller ? Tu me laisses finir ce que j'ai à dire ? Tu m'interromps pas.
L'inceste est vraiment le livre où je me présente comme une grosse merde, tout écrivain doit le faire une fois, après on verra.
La rencontre inévitable est imprévisible, incongrue, elle ne s'intègre pas à une vie raisonnable. Mais, elle est d'une nature tellement autre, qu'elle ne perturbe pas l'ordre social puisqu'elle y échappe.
-Eh bien la honte de la grande pauvreté, par exemple pour moi, c'est...je te dis au hasard hein...
-Oui oui.
-Avoir honte d'aller à l'école l'hiver avec des sandales d'été. Être gênée quand on regarde tes orteils mal propres. Avoir honte d'être très pauvrement vêtue.
Les enfants sont charmants. C'est le matin, calme, thé, jeux dans l'eau, piscine surveillée. Ceux qui ont faim trouvent des beignets, des sandwichs, des barres de chocolat, des sortes de bonbons. Une jeune fille achète des chips: elle est blonde et délicate.
Ses cheveux mouillés, coiffés en arrière, elle mange assise et ses jolis orteils touchent le sol. Les enfants s'amusent dans l'eau.
Je pense bien à toi. Ces jours-ci, je revoyais la rue de l'Indre, et surtout le chemin, le jardin, le gros marronnier. Je revoyais quand je cueillais des cerises. Que je ramenais des brassées de lilas. Il y avait une forme de liberté dont je ne me rendais pas compte. Mais, trêve de nostalgie, c'est aujourd'hui et maintenant.
— Regarde maman, une Dauphine, tu trouves pas qu'on dirait qu'elle sourit ?
— Je sais pas.
— Mais si ! Regarde, le pare-chocs. On dirait une bouche. Une bouche qui rit. Tu vois ? Regarde. Tu vois ses dents ?
— Peut-être...
Elle s'est retournée vers moi, elle souriait :
- Le père tu l'as fait tout petit . C'est un tout petit bonhomme, mais il est là. C'est très bien. Il est tout petit dans un coin de ta feuille, mais il existe. Tu as fait une petite fille, qui a à peu près la même taille que le père. Mais c'est bien. Parce que tout le monde est là, tout le monde est à sa place. Et tu as fait une mère. Mais une mère...mais une mère, mais tu as fait une mère alors là... Une mère... Énorme. Qui prend toute la page.
Elle a renversé la tête en arrière. Elle a ri ouvertement.
...Il y a une logique maman, il y a une logique dans tout ça. Il y a une logique de fer. C'est pas une petite histoire personnelle tu comprends, c'est pas une histoire privée. Non. C'est pas ça qu'on appelle la vie privée. Là c'est l'organisation de la société qui est en jeu, à travers ce qui nous est arrivé. La sélection des gens entre eux. C'est pas l'histoire d'une petite bonne femme, aveuglée et qui perd confiance, c'est pas l'histoire d'une idiote, non. C'est bien plus que ça. Car pourquoi elle perd confiance ? Tu as raison de dire que tu as été rejetée. C'est une vaste entreprise de rejet. Social, pensé, voulu. Organisé. Et admis. Par tout le monde. Toute cette histoire c'est ça. Et jusqu'à la fin. Y compris avec ce qu'il m'a fait à moi. C'est quelque chose qu'il t'a fait à toi aussi, avant tout. C'est la continuation de ce rejet. Pour humilier quelqu'un, le mieux c'est de lui faire honte, tu le sais. Et qu'est-ce qui pouvait te rendre plus honteuse que ça, que de devenir, en plus de tout le reste, alors même que tu pensais être sortie du tunnel, la mère d'une fille à qui son père fait ça ? Tu as été rejetée en raison de ton identité maman. Pas en raison de l'être humain que tu étais. Pas de qui tu étais toi. Pas de la personne que tu étais. Et ce rejet allait jusqu'à faire ça à ta fille. C'a été jusque-là. C'a été loin. Tout ça s'inscrivait dans une même logique. Et il a fallu que la logique soit poussée jusqu'au bout. Puisque tu as essayé de la contrer. Tu ne devais pas sortir de ton tunnel. Tu pouvais juste rêver d'en sortir. Quelqu'un comme toi devait rester dans la voie sans issue. A l'intérieur du tunnel, là où on ne voit rien justement.
Sa chambre et la mienne étaient séparées par une cloison, à laquelle la tête de nos deux lits était collée. Le soir, avant d'éteindre la lumière, je tapais trois petits coups dans le mur, elle répondait par trois coups identiques. (p.135)