Chrys Galia

Après tout, je ne suis qu’un inconnu ; elle a raison sur un point, pour l’instant, nos rencontres sont plutôt étranges. C’est peut-être le moment parfait pour me la mettre dans la poche. L’approcher en douceur, changer d’attitude, m’humaniser un peu, pour mieux l’amadouer.

J’ai l’impression d’être un psychopathe qui prépare son prochain meurtre. C’est délirant, destructeur. Alors, l’envie d’une bonne bouteille se fait pressante, j’entre dans l’épicerie, choisis une vodka dans un frigo.

Malgré le soir tombant, j’ai cru sentir la force de son regard. Je deviens dingue. La haine me monte à la tête. Par précaution, j’ai repris la voiture et j’ai filé. Je suis passé devant cette supérette, j’ai donné un violent coup de frein, posé mon bras sur le siège passager, regardé s’il n’y avait pas de bagnole susceptible de me gêner et soulagé, fait marche arrière pour trouver une place non loin de ce paradis pour clients tardifs.

J’avais besoin de digérer la rencontre. Ce soir, je me suis décidé, je l’ai suivie, elle est entrée dans un vieil immeuble défraîchi. J’ai poireauté un peu plus loin.

Nos regards se soudent, je remarque que ses traits se crispent, sa mâchoire tressaute. Je recule d’un pas devant son changement d’humeur. Ce n’est quand même pas de ma faute s’il a lâché sa bouteille. Une forte odeur de vodka vient chatouiller mes narines. Je détaille de plus près son visage mal rasé ; pommettes hautes, nez droit. Malgré les cernes qui assombrissent son regard, il a un charme fou. Mon cœur s’affole dans ma poitrine. Je deviens folle ou quoi ? Ce type est odieux et désagréable au possible. Et je hais ce genre de mec !
 

Cette femme brisée n’a plus rien de séduisant. Son visage est buriné, sa peau jaunie. Ses yeux inexpressifs la font ressembler à une poupée de cire. Sa silhouette décharnée flotte dans sa chemise de nuit. Elle se jette dans mes bras, pleure. Je ne sais pas quoi dire.

Ma voix n’est plus qu’un murmure. Usée par ces crises incessantes, c’est moi qui vais devoir prendre un traitement pour continuer à vivre si ma mère, mon père, Lucas ne me laissent pas en paix. À force de pleurer, un jour, je n’aurai plus de larmes. Ma vie est une succession de drames, de lacs de gouttes salées ; j’ai la sensation de m’y noyer de plus en plus souvent.

Ma mère est tellement gavée de médicaments qu’elle ne sait même plus à quel étage elle habite. Ces cachets l’abrutissent complètement.

Elle ne plaisante pas quand elle est en crise. Elle a déjà fait plusieurs tentatives de suicide. Cette fois, c’est de ma faute si elle s’est cloîtrée dans cette pièce. Elle n’a pas accepté que je parte habiter chez mon amie. Depuis que je suis revenue vivre ici, elle m’étouffe. Tout est bon pour me faire culpabiliser. Elle ne supporte pas quand je m’éloigne de la maison. Je ne sais plus comment gérer cette situation qui prend des proportions démesurées.

Je me sens comme un drogué qui trouve un substitut à sa came. Mes paupières ne se ferment même plus, de peur de voir le moyen de me libérer enfin, disparaître au moment où je clignerai des yeux.

Mattis est un véritable ami, l’un de ceux qu’on compte sur les doigts d’une main, qui vous aiment jusqu’à la fin, malgré la vie, malgré vous-même, parfois. Il est de ceux qui, d’un seul regard, vous rassurent, d’un seul mot, vous guérissent. Pendant quelques mois, j’ai vécu quasiment tout le temps chez lui… J’excepte les nuits où, trop imbibé de mauvais alcool, j’ai fini sur la plage ou dans les draps d’une femme que je n’avais même pas le souvenir d’avoir rencontrée.

C’est vrai que ces dernières années je me suis laissé aller. Je ne supportais plus mon reflet dans le miroir. Je me cachais sous des robes difformes, ne prenais plus soin de moi, à cause de lui, de sa façon de me traiter. Comme si le fait de m’occuper à nouveau de moi ne pouvait venir que de ma rencontre avec un homme.

Mon cœur fait une embardée. Je déteste mon corps de réagir ainsi ! Je voudrais ne plus rien ressentir en le voyant.

Je prends une grande inspiration, plonge mon regard dans le sien. Je me perds dans la noirceur de ses yeux magnifiques. Un tueur en série peut-il être si séduisant ? Je reconnais qu’il est d’une beauté à couper le souffle… Je suis en train de le détailler alors qu’il est peut-être là pour m’étrangler, me poignarder… Idiote !

Le beau gosse doit être une star de cinéma. Quoique… la façon dont il tripote les ficelles des bikinis en me fixant n’a rien de banal. On dirait un psychopathe à la recherche de sa prochaine victime.
Ou peut-être est-ce un fétichiste ?
Quel homme collectionnerait les bikinis ?
Je déraille complètement.

Est-ce qu’elle pense ? Comment fonctionne son cerveau ? Putain, trouvez-moi le bouton on que je la ramène à la vie. Elle n’a pas mérité un tel sort. Chaque fois que j’y vais, je perds un peu plus de moi-même, comme si je voulais laisser un peu de vie pour la lui rendre à elle. En vain… Alors, j’espace de plus en plus les visites. C’est trop dur !

Les souvenirs refont surface, douloureux, pernicieux, ils me hantent, me harcèlent. Ces derniers temps, je n’arrive même plus à les noyer dans l’alcool. J’ai essayé un moment, un verre, puis deux… ça suffisait. Aujourd’hui, c’est pire encore quand je m’en sers un… Le sport pourrait m’aider, j’en fais aussi souvent que possible, et avec mon boulot, c’est important de garder un physique… Mais les endorphines ne sont que de brefs calmants…

Mon père est de plus en plus violent. J’ai beau être en colère envers ma mère d’avoir laissé mon père détruire nos vies sans réagir, quand je l’aperçois recroquevillée, sur son vieux canapé, les yeux perdus dans le vide, une immense tristesse sur le visage, je ne peux m’empêcher d’avoir de la compassion. Sa vie a été un vrai calvaire, sa dépression l’a fragilisée, affaiblie face à cet homme cruel. Son existence n’a été que mensonges, tromperies, et violences. Elle ne connaît rien d’autre.

Le rêve s’efface pour laisser place à une réalité qui me frappe de plein fouet. Elle, Lucas et moi formions un trio inséparable. Elle n’a jamais compris ce que je lui trouvais. Elle connaissait ses penchants pour la fête et les filles. Mais le cœur a ses raisons que la raison ignore… Lucas était le Bad boy de l’école, toutes les filles lui couraient après. J’ai succombé à ses charmes la première fois que mon regard a croisé le sien. Je ne saurais expliquer mon amour pour lui. Une partie de mon cœur lui appartiendra toujours, même si j’ai pris la décision de le quitter. Je n’avais plus le choix, je ne pouvais en aucun cas finir comme ma mère, dépressive et malheureuse.

Parler n’a rien de honteux, parler n’est pas risqué, parler, c’est se sauver d’une situation invivable. Les adultes sont là pour ça, pour accompagner les plus jeunes, les aider à s’ouvrir au monde dans un climat serein et de confiance. En tant que parent, il est difficile d’imaginer que nos enfants puissent expérimenter ce genre de harcèlement, pourtant, ça existe, plus qu’on ne le croit, et dans le monde actuel, avec la multiplicité des réseaux sociaux, l’accès si facile et permanent à internet, il faut redoubler de vigilance, tout va si vite. Une simple image, une seule photo peut compromettre un enfant, tout devient très vite viral, et il faut un temps considérable pour que tout s’apaise, si encore on arrive à stopper le processus. Il faut prévenir nos enfants, leur parler de tous les interdits, les avertir de tous les dangers. Les cicatrices qui découlent de ce genre d’épreuves peuvent être si profondes qu’elles conduisent certains gosses à des extrémités irréversibles.