Cercle polar : Histoires de familles .
"La découronnée" de Claude Amoz (Rivages) "La fille de la peur" d'Alex Berg (Jacqueline Chambon) "Savana Padana" de Matteo Righetto (Le dernière goutte) Claude Amoz a le goût des archéologies familiales et des enfances meurtries. Sa nouvelle valse des fantômes, lente et entêtante, est une réussite. L'Allemande Alex Berg orchestre sur le même registre, mais avec un tempo beaucoup plus rapide, la course éperdue de familles brisées par la guerre et l'exil. Quant à l'Italien Matteo Righetto, ce sont les familles mafieuses qui l'inspirent et dont il joue savoureusement, façon Donald Westlake ou Dino Risi. La famille sur tous les tons au menu de ce Cercle polar.
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- Regardez ces maisons, monsieur le commissaire. De grosses bâtisses isolées, chacune au bord de sa vigne, avec de toutes petites fenêtres. Il peut se passer n'importe quoi, derrière.
Antoine regarde. C'est vrai, derrière ces murs avares en fenêtres, les familles peuvent se déchirer à loisir. Le désir et la jalousie fermentent, comme les grappes dans la cuve. On se venge, mais sans se presser, patiemment. Et l'on doit s'aimer avec la même horrible ténacité.
Il s'est noyé là-bas, cet été. D'après le psy, il ne faut pas chercher ailleurs l'origine de la maladie de Thomas : il ne parvient pas à "faire son travail de deuil" - oh ! L'horreur de cette expression à la mode ! comme elle dit bien l'égoïsme avide des survivants, leur besoin d'évacuer la mort au plus vite, au plus loin !
Après un accident, c'est bien connu, il y a des gens qui semblent indemnes : ils marchent normalement, ils parlent, mais la mort est déjà en eux, elle poursuit son travail en silence, comme ces insectes qui rongent le bois.
Ils sont tellement tristes, les gestes de l'amour, quand il n'y a pas d'amour.
Et Antoine Worbe est resté à Paris. Il n'a parlé à personne de la mort de son père. Il n'a même pas pris la journée de congé auquel son deuil lui donnait droit. Il s'est rendu, comme chaque jour, dans le grand immeuble, en banlieue, où l'entreprise qui l'emploie a ses bureaux. La pièce où il travaille se trouve au dernier étage, sous une sorte de verrière. En ce triste après-midi d'août, il y fait chaud, très chaud.
Toute à l'heure, Antoine Worbe a pris l'apéritif au bar, avec des collègues. Du pastis. Il avait envie de ce goût d'anis dans sa bouche, il avait l'impression que ça le rafraîchirait, que ça le laverait de tout.
Elle reprend son récit, en tâtonnant, en multipliant les fautes de syntaxe. Elle pourrait en éviter un bon nombre, si elle s’en donnait la peine : il y a tellement longtemps qu’elle vit en France. Mais ces maladresses la protègent. Elle a toujours tout fait pour qu’on la sous-estime, forçant sa gaucherie, exprès : on ne se méfie pas d’une sotte. Un masque destiné à tromper l’ennemi.
Quel ennemi ? La guerre est finie.
La sienne, pas encore. Et d’ailleurs, avec le temps, cette carapace est devenue sa vraie peau : elle ne peut plus s’en défaire.
Il n'a eu aucune difficulté à découvrir l'emplacement de la tombe. Il lui a suffit d'indiquer le patronyme de la défunte et la date de l'inhumation. La gardienne lui a remis un plan sur lequel elle a indiqué les allées à suivre.
[...]
Carré 30, case 12. Une case, comme aux dames ou aux échecs. Un casier, pour y remiser définitivement ce qui reste d'une existence.
Certaines stèles portaient parfois, dans des médaillons, des photos dont les traits s’étaient brouillés sous l’effet des intempéries. Celle qui le fascinait le plus représentait Sylvie Sarment, morte à quinze ans. Elle avait des yeux sombres et un sourire mélancolique, comme si elle pressentait sa fin prématurée. Une plaque lui promettait un souvenir éternel, tristement démenti par l’état d’abandon de la sépulture.
Le temps est une illusion, tout dépend de l’intensité avec laquelle tu le vis : quelques minutes peuvent être beaucoup plus riches que des années d’indolence.
Demain, c'est pour Antoine, l'avant-dernier jour de son séjour en Beaujolais. Il est content de s'en aller, il a la tête malade. On dirait qu'ici le moindre événement, le moindre sentiment, prennent une importance extraordinaire. Peut-être parce qu'à Paris, chez Didier, il y a sans cesse du mouvement. Ici, au contraire, c'est un étang immobile, semblable à celui devant lequel il s'est promené, hier. Un étang plein de vase et de bulles lourdes qui remontent des profondeurs. Et dans ces profondeurs glauques, il y a quelque chose qui pourrit, depuis très longtemps.