Daniel Cario nous propose un nouveau thriller qui peut résonner avec l'actualité récente. Il nous dit quelques mots de son propos et de ce nouveau roman au suspense absolument terrible.
" Ah ! il est plaisant de vous entendre vous plaindre maintenant. avant, vous pouviez faire le travail à votre rythme. Vous pouviez discuter, prendre des pauses plus longues, et vous étiez moins fatiguées à la fin de la journée. Croyez-moi, c'était une autre façon de travailler, et dans une autre ambiance, car alors on n'avait pas besoin d'être sur votre dos."
Qu'en savait-elle ? se disait Dolorès qui se souvenait des propos de Clopine. La Murène n'était pas encore à l'usine en 1905 ! De quel droit idéalisait-elle cette époque où douze cents sardines n'étaient comptées que mille par les commises ? Elle n'était pas la seule à s'indigner d'une telle mauvaise foi, mais on attendait, on consignait les griefs dans un coin de la mémoire, puisque se profilait l'occasion de s'en servir. (P 81-82)
(dans une usine de traitement des sardines)
Certaines levaient la tête afin de souffler.Aussitôt dans leur dos retentissait la voix de la Murène :
"Vous n'allez quand même pas me dire que vous êtes déjà fatiguées !"
Les petites charroyeuses peinaient dans le froid, et elles avaient oublié combien étaient incertains les appuis dans la boue d'immondices.
"Allons ! Du nerf, mesdemoiselles ! On finirait par croire que vous êtes en train de jouer à la marelle."

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- Avant d’entamer aucune négociation, il faut que les ouvrières achèvent le travail. Qu’est-ce qu’on va faire du poisson qu’elles ont laissé sur les tables ?
- Ces sardines-là sont déjà perdues, on ne pourra plus rien en tirer.
- Sans doute, mais si on commence à lâcher du lest, on est sûrs de se faire rouler.
Dolorès entendit ronchonner, ils n’étaient pas tous d’accord avec une position aussi catégorique.
- Pour vous, c’est facile de ne céder sur rien, vous avez onze usines. Quand celle de Douarnenez est en grève, vous continuez à travailler avec les autres. Nous, on n’en a qu’une.
- C’est vrai, mais ce n’est pas une raison pour se laisser marcher sur les pieds. Croyez-moi, il faut refuser la convocation du juge. De toute façon, j’ai l’intention de porter plainte contre Le Flanchec pour atteinte à la liberté du travail, violation de domicile et débauchage par la violence et la menace. Il est inadmissible que le maire d’une ville se serve de la misère des ouvriers pour mettre en avant ses convictions politiques.
Dolorès avait l’impression d’être au spectacle, mais dans ce théâtre-ci se jouait un mélodrame bien pitoyable ; elle vint desservir les huitres et apporta la langouste.
- Vous allez vous régaler ! s’exclama Guéret, soucieux de détendre l’atmosphère. Ce sont les toutes premières de la nouvelle compagnie en Mauritanie, un bateau qui a dû rentrer plus tôt que prévu, trois marins de l’équipage étaient malades. On m’a certifié qu’elles seraient succulentes. Firmin, nous allons nous dessécher à tant parler. Servez-nous donc à boire.

Mais les femmes...L'usine était un univers qu'elles exécraient, et rares étaient celles qui éprouvaient un vrai plaisir à s'y rendre. Les ouvrières n'avaient aucun moyen légal de se défendre, puisque la législation du travail accordait aux patrons des conserveries alimentaires la dérogation de faire travailler jusqu'à quarante-huit heures d'affilée. Deux jours sans dormir: on n'imposait pas labeur plus inhumain aux "forçats" de Zola. Tout au plus les ouvrières ne devaient-elles pas oeuvrer plus de soixante-douze heures par semaine...Un principe souvent battu en brèche, certaines en effet effectuaient jusqu'à quatre-vingts heures hebdomadaires. Un calvaire pour un salaire de misère: entre soixante-quatre et soixante-douze francs. On croit rêver encore quand on sait que le travail de nuit était rémunéré au même tarif que celui de la journée, que le temps d'attente entre deux livraisons était décompté du salaire. Avec l'épuisement, ces infamies lancinaient les malheureuses comme les plus noirs cauchemars: elles savaient que leur seule défense serait la grève, mais c'était beaucoup de douleur prévisible sans l'assurance d'une réelle amélioration.
Dans le ciel d'un bleu sombre se dessinaient les étoiles, en constellations auxquelles elle n'avait jamais rien compris.
Je sais aujourd'hui qu'il vaut mieux se taire en attendant le moment opportun d'asséner un argument déterminant. C'est parait-il, l'art des taiseux de naissance ou de ceux qui le sont devenus d'avoir trop souffert.
ça n'a duré que quelques secondes, le temps de comprendre que c'était lui ou moi. Tu réfléchis pas, tu baisses ton arme, la lame en avant, tu l'enfonces au jugé, en fermant les yeux. J'avais été plus rapide que lui, il s'est effonfré en poussant un cri affreux. C'était un boche, il avait pourtant crié de la même façon que les copains tombés autour de moi.
- Un jour, bientôt, reprit Clopine, vous allez être obligées de vous battre à nouveau [...]. Il faudra aller jusqu'au bout. Tu verras alors la noblesse que nous autres, petites gens, nous pouvons retirer à faire respecter nos droits, tout simplement pour ne plus crever de faim.
Les jours où la vie me semble belle, je regarde la pendule qui retarde le plus, ainsi j,ai le sentiment qu'il me reste davantage de temps à vivre. Par contre, quand il m'arrive d'en avoir assez de traîner le boulet de mon destin, mes yeux s'arrêtent sur les aiguilles en avance, et le terme de mon calvaire me paraît alors plus proche.
Belle philosophie, et vous comprendrez qu'un tel personnage séduisait et inquiétait ceux qui se plaisaient à l'écouter.
Allez garçon... on ne refait pas la vie, on a déjà assez de mal à la vivre une fois !