Citations de Delphine de Vigan (4408)
Elle ne pouvait imaginer la souffrance qui l'attendrait quand il ne resterait rien d'autre à ronger que son âme
Sa vie est diffractée. De loin, elle semble posséder une unité, une direction, on peut la raconter, décrire ses journées, le découpage des heures et des semaines, suivre ses déplacements. On connaît son adresse, les habitudes qu'il combat, les jours où il va au supermarché, les soirs où il ne peut rien faire d'autre qu'écouter de la musique. Mais de près sa vie se brouille, se divise en fragments, il manque des pièces.
De près, il n'est qu'un Playmobil encastré dans sa voiture, les mains accrochées au volant, un petit être en plastique qui a perdu son rêve.
Pour l'instant , il s'agit de rester du bon côté du quai. Ne pas se laisser entraîner vers le fond, maintenir ses positions. Quand le métro arrivera, bondé, irascible, il faudra lutter. Selon une loi tacite, une forme de jurisprudence souterraine appliquée depuis des décennies, les premiers resteront les premiers. Quiconque tente de s'y soustraire se voit conspué.
Ainsi, à une époque où plus rien ne semblait fonctionner, où la société dans son ensemble semblait figée, en suspens, les gens répétaient "ça marche" à tout bout de champ. De même, les soirées, les films, les gens n'étaient plus "très" - très sympa, très chiants, très rapides, très lents -, ils étaient devenus "trop" - trop sympa, trop chiants, trop rapides, trop lents -, peut-être parce que ce genre de vie, en effet, nous submergeait.
Chaque fois que Lucile les recevait chez elle, elle les laissait concocter une ratatouille de leur invention, pour la fabrication de laquelle ils étaient autorisés à utiliser n’importe quel produit de sa cuisine, et qu’elle s’était engagée, quoi qu’il arrive, à goûter.
Mais Big Brother n'avait pas eu besoin de s'imposer. Big Brother avait été accueilli les bras ouverts et le cœur affamés de likes, et chacun avait accepté d'être son propre bourreau. Les frontières de l'intime s'étaient déplacées. Les réseaux censuraient les images de seins ou de fesses. Mais en échange d'un clic, d'un cœur, d'un pouce levé, on montrait ses enfants, sa famille, on racontait sa vie. Chacun était devenu l'administrateur de sa propre exhibition, et celle-ci était devenue un élément indispensable à la réalisation de soi.
Elle ne veut pas perdre le contrôle. La vie d'avant n'est qu'un souvenir anesthésié et la vie d'après se chuchote comme une promesse impossible. Elle ne veut pas guérir parce qu'elle ne sait pas comment exister autrement qu'à travers cette maladie qui l'a choisie, cette maladie dont on parle dans les journaux et les colloques, une quête aveugle et obscure qu'elle partage avec d'autres, complices anonymes et titubantes d'une crime silencieux perpétré contre soi.
Ça me fait de la peine mais je me souviens qu'un jour mon père m'a dit que c'est avec les gens qu'on aime le plus, en qui on a le plus confiance, qu'on peut se permettre d'être désagréable (parce qu'on sait que cela ne les empêchera pas de nous aimer).
Sans le langage, que reste-t-il ?
Je regarde mes vieux, ils ont soixante-dix, quatre-vingts, quatre-vingt-dix ans, ils me racontent des souvenirs lointains, ils me parlent d'époques anciennes, ancestrales, préhistoriques, leurs parents sont morts depuis quinze, vingt, trente ans, mais la douleur de l'enfant qu'ils ont été est toujours là. Intacte. Elle se lit sur leur visage et s'entend dans leur voix, à l'œil nu je la vois battre dans leur corps, dans leurs veines. En circuit fermé.
Même dans les drames les plus terribles, les apparences ont leur mot à dire.
Au fil des ans, les histoires qu'on se raconte se modifient. Forcément. Qui voudrait être un faire-valoir ou un personnage secondaire dans le récit de sa propre vie?
Cette mise en scène du soi, de sa famille, de son quotidien, la quête du liké, Mélanie ne les avait pas inventées. Elles étaient aujourd'hui une manière de vivre, d'être au monde.
Rare sont les gens qui posent les vraies questions, celles qui importent
Ce soir-là, une idée bleu marine lui était venue: l'absence de peur révélait l'absence d'amour.
Quand vous racontez votre journée du matin au soir, quand vous montrez votre belle maison, vos beaux enfants, et tous ces cadeaux que vous accumulez à ne plus savoir quoi en faire, vous avez beau appeler les gens mes chéris, leur faire des poutous-bisous ou des bisous d’étoiles, vous avez beau leur faire croire qu’en s’abonnant ils vont faire partie votre famille, il arrive un moment où quelque chose se met en travers de votre chemin.
Que peuvent désirer des enfants qui ont tout ?
Quel genre d'enfants vivent ainsi, ensevelis sous une avalanche de jouets, qu'ils n'ont même pas eu le temps de désirer ?
Même dans les drames les plus terribles, les apparences ont leur mot à dire.
Hier j'ai dessiné parce que les policiers ont pris ma tablette pour vérifier des choses alors je m'ennuyais. Après ils me l'ont rendue. Je sais pas tellement quoi faire sans Kimmy.
À propos du couple ayant caché Michka pendant la guerre : « Quand je lui ai demandé comment ils avaient tenu pendant ces trois années, elle m’a dit ces mots que je voulais vous rapporter : « On dit non au pire . Et puis après on a plus le choix ». Elle m’a dit aussi : « On ne doit pas être vaniteux de ces choses »