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Critiques de Edogawa Ranpo (131)
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Un amour inhumain

Ce recueil comporte 6 nouvelles. Les cinq premières datent des années 20 et 30 et sont des versions japonaises et prévisibles d'Edgar Allan Poe. La sixième, par contre, date de 1955. Rampo semble y avoir trouvé une voix plus singulière. Il laisse libre court à ses talents d'esthète, nous parle avec talent de la bombe, sans pour autant délaisser son style roman-noir.Je lirais sans problème d'autres écrits de vieillesse de Rampo.
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L'Île panorama

Je ne sais pas du tout quoi en penser de cette lecture ! J’ai découvert le nom de cet auteur dans un anime (Bungô stray dogs), le personnage m’ayant beaucoup plu j’ai décidé de lire un de ses écrits.



Si dans la vie Hitomi Hirosuke n’est qu’un bon à rien, qui vivote grâce à quelques publications dans des journaux peu reconnus, il est en réalité hanté par son imagination. Trouvant l’humanité médiocre, il désire créer un monde utopique proche de l’Eden où il en serait le bâtisseur et le maître. Alors, lorsque son sosie de l’université, un riche milliardaire, meurt, il décide de mettre en scène sa propre mort puis de ressusciter à la place de son sosie et ainsi récupérer sa fortune. Il l’utilisera pour réaliser son rêve de grandeur, sur une île. Mais tous les méfaits qu’il a dû commettre pour en arriver là ne vont-ils pas le rattraper un jour ?



Au début, et à la lecture de la quatrième de couv, je m’attendais à une enquête. Mais ce n’est pas le cas. C’est la première partie de l’histoire qui m’a le plus plu. On suit donc, avec le narrateur, le changement d’Hitomi et tout ce qu’il décide de faire pour finir par obtenir la fortune de son ami et sosie. Les stratagèmes qu’il utilise et sa façon de penser nous sont dévoilés sans fards, on peut alors constater à quel point cet homme est brillant, mais aussi fou.



Mais à partir du moment où l’île est construite, l’absurdité de la situation et le grotesque qui s’en dégage ne m’ont pas plu du tout. Au contraire, j’ai trouvé cette seconde partie lourde de descriptions de chaque panorama qui n’ont pas su ni me séduire ni m’horrifier. Même si on reste dans l’ingénieux, cela devient peu crédible et ça m’a sorti de l’histoire. J’ai également été gênée par l’utilisation des femmes sur l’île, qui ne sont pas vraiment humaines du point de vue d’Hitomi. Toutes ces descriptions de nudité et de corps entremêlés dans cette espèce de fantasme pervers de L’Âge d’or d’Ovide (dans Les Métamorphoses) m’ont mises mal à l’aise.



Je pense qu’il y a beaucoup à dire sur ce roman, et sur son importance dans la littérature, mais je suis passée totalement à côté. Heureusement, c’était court, d’ailleurs ça me faisait plus penser à une nouvelle qu’un roman. Il reste tout de même intéressant de découvrir un classique de la littérature japonaise et un illustre auteur !
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Le Lézard noir

Du roman d'Edogawa Ranpo, "Le Lézard noir", on pourrait dire que :

-les ficelles de l'intrigue sont quelque peu grossières...

-les personnages sont brossés de manière caricaturale...

-le style n'a rien de très original...



...et pourtant, il se dégage de ce récit un charme indéniable, qui tient en partie à ces caractéristiques, justement, dont on subodore rapidement qu'elles relèvent davantage d'une démarche volontaire de l'auteur que d'une manifestation de sa maladresse ou de son manque de talent.



Ses héros à la personnalité presque schématique, son histoire à rebondissements multiples et invraisemblables font de ce roman une sorte d’œuvre hybride, mélange de polar et de conte, dont la lecture s'avère fort ludique.



J'y ai également retrouvé le genre d'atmosphère qui baigne "La bête aveugle", du même auteur, mêlant la nature glauque de certains éléments du récit à l'aspect généralement cocasse de l'intrigue.



Edogawa Ranpo fait ici s'affronter Akechi, détective perspicace, obstiné, et Le Lézard noir, belle mais vénéneuse malfaitrice dont l'objectif est de kidnapper la jeune Sanaé afin d'obtenir comme rançon le célébrissime diamant dont le père de la victime est le riche propriétaire.

Les ruses utilisées par les deux adversaires sont parfois ingénieuses, souvent étonnantes... Travestissement, astuces d'illusionniste, et sollicitation de leur capacité de raisonnement m'ont régulièrement fait penser au personnage d'Arsène Lupin.



Certes, "Le Lézard noir" ne me laissera sans doute pas un souvenir impérissable, mais il m'a permis de passer un bon moment, et ce n'est déjà pas si mal !
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Le Lézard noir

Quel étrange petit polar. J'ai été surprise par les dialogues qui m'ont semblé très artificiels et les politesses - mais je me suis laissée prendre par cette femme fabuleuse, non pas dans le sens positif du terme mais au sens d'impossible, d'imaginaire. J'ai eu l'impression, de par le style autant que l'histoire, de lire un conte plutôt qu'un polar. Un nouveau genre en soi.
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L'Île panorama

Je me permets d'ajouter une critique que j'avais rédigée pour un cours universitaire.

Attention, contient des spoilers.



Qui n'a jamais adulé Edgar Allan Poe, tout ivrogne qu'il pouvait être ? Car pour se noyer dans la bile noire, il faut déjà que cette dernière soit bien profonde. Taro Hirai n'échappe pas à cette adoration obscure pour l'artiste. Son pseudonyme traduit cette obsession viscérale littéraire par la transcription phonétique du nom du poète en japonais. Ce qui me fascine c'est le fait que j'admire Edogawa Ranpo tout comme il admire Edgar Allan Poe. Un lecteur-fan se retrouve dans l'encre d'un auteur-fan. Les références intertextuelles, rédigées noir sur blanc ou plus diluées, sont de véritable témoins de la passion de la citation que l'auteur partage avec son lecteur. Il est lui-même invité à écumer attentivement l'œuvre afin d'en décanter les œillades. Ces petits regards en coin ostentatoires nous préviennent que nous entrons dans un établissement fantastique. Comme un critique culinaire, le lecteur doit avoir égard du mérite d'un chef ayant sélectionné ses fournisseurs de mots et d'images avec soin pour servir le plus sombre des bouillons. Le goût de cette entrée en matière réside en partie dans la mise en abyme de l'hommage infini d'écrivains à d'autres.



Sur son île perdue dans l'océan Pacifique, Edogawa lit et s'inspire également de Thomas More qu'il cite dans L'Île Panorama. Le roman va porter en lui une question métapoétique : une réflexion sur l'art et sa place dans la construction d'une utopie ou encore l'organisation d'une utopie motivée par l'art. Un sujet lourd et d'apparence rassasiante puisque c'est par une approche artistique et esthétique qu'Hitomi Hirosuke dessine mentalement son île parfaite. Ce plat de résistance nourrit la question de comment et pourquoi écrire et rêver quand ses contemporains peuvent à peine se vêtir et manger ? Le Japon des années 20 est détruit, il faut le rebâtir, ainsi, beaucoup veulent le faire selon leur propre personnalité. Cette entreprise relève de la création et comme le projet d'Hitomi, les hommes rivalisent avec leurs dieux. L'art et la technique éloigne l'homme de sa nature, ce n'est pas une idée nouvelle bien que l'art soit capable d'élever un individu, Edogawa montre que cela peut causer sa perte. L'idée que l'art nous rend meilleur est difficile à avaler car elle est tellement servie qu'elle devient fade et pâteuse. L'art doit aussi se révéler immangeable afin de montrer aux humains leurs propres failles mais aussi de s'insurger face à leur condition qui demeure un fait difficile à déglutir. Les matériaux essentiels à la construction de L'Île Panorama sont les miroirs, fabriqués par les hommes pour les hommes. Ce support n'a rien de naturel, tout comme le calculateur Hitomi Hirosuke et son projet artistique de créer un monde aux paysages variés à l'aide de toiles peintes puis de leurs réflexions sur les miroirs. Par ailleurs, c'est cette construction qui fait le lien avec l'inspiration d'Edgar Allan Poe et de son romantisme par l'exaltation du mystère, le désir d'évasion, le contraste du morbide et du sublime. La nature n'est alors qu'un prétexte à l'homme pour se développer, se fondre dans ses songes.



Ce goût pour l'onirisme répugnant se loge dans les papilles d'une langue qui retient toute les saveurs que l'auteur lui présente. Et ce sont des entremets vivement colorés qui sont apportés sur le bureau du lecteur qui peut se délecter d'une esthétique qui le marquera à vie. Les descriptions d'Edogawa donnent un avant-goût de paradis et laissent un arrière-goût maudit. Le contraste s'avère toujours subtile : si nous sommes fascinés, cette fascination reste malsaine. Nous voulons connaître les frontières du rêve d'Hitomi, les limites de sa folie. Nous nous empiffrons des détails qui laissent toujours planer un sentiment malsain sans prendre le temps de mastiquer l'invraisemblance ainsi que le bizarre de la chose. L'ambiance est sinistrement ténébreuse pourtant, ma mémoire s'est imprégnée d'images euphoriquement merveilleuses. L'écrivain japonaise graisse la patte de son lecteur avec la beauté d'un rêve pour mieux le faire sombrer dans une forme d'hypnose. Ce voile qu'il pose sur notre jugement, il nous le retire violemment à la fin du repas comme pour nous indiquer qu'il est temps de quitter l'établissement car l'heure de rejoindre le réel sonne. Les illusions volent en éclats et je ne peux que tomber des nues de mon envoûtement pervers. Edogawa exulte nos sens pour mieux les brouiller et c'est ce que je veux dans un livre : me perdre entre les mets et les mots, qu'ils me mentent ou non.



La longueur du roman est parfaite, un banquet de qualité qui ne s'éternise pas et laisse place à un débat entre les habitués de l'auteur japonais ou du genre policier. Pour beaucoup L'Île Panorama est loin d'être un de ses meilleurs plats. C'est armée du premier couvert qui me vient que je défends gosier et phalanges cette œuvre. Inscrit dans la mouvance de l'érotisme grotesque, l'Ero Guro, Taro Hirai nous offre un ouvrage qui sublime le macabre de la condition humaine sans pour autant la pervertir davantage. Lors de l'écriture de ce court roman, le territoire nippon subit un séisme ravageur qui tue plus de cent cinquante mille habitants. L'écrivain est ancré dans son époque, il ne va pas dresser des assiettes de corps beaux sublimés mais l'ensevelissement, la recherche des cadavres et la reconstruction des édifices. L'Île Panorama est déterminé par l'hédonisme qui suit cette période comme pour fuir l'horreur. Pourtant, l'auteur mélange la recherche des plaisirs de la vie avec tout ce qu'elle peut garder de plus pestilentiel en elle. Cette mixture a pour finalité de nous montrer les limites du rêve, ainsi, là où Edogawa récolte toute ma sympathie c'est qu'il ne fait directement la leçon ni à ses personnages ni à ses lecteurs. En effet, comme tout bon écrivain de romans policiers, il crée sa figure de détective : Kogoro Akechi. Il ne nous intoxique pas avec l'exposition du génie de sa réflexion comme peut le faire Hercule Poirot, présent du début à la fin, tout en cuisinant le coupable. Kogoro Akechi n'est pas le héros, il n'est mentionné que brièvement à plusieurs reprises, avant son apparition dans le roman, pour exprimer qu'une enquête est en cours, que l'humanité persiste. Lorsqu'il prend place vers la fin du roman, il ne fait pas de procès moral aux personnages, mais par sa seule présence, il incarne une forme d'autorité, de pouvoir redonné au réel. En découle la constatation de ses crimes par le coupable qui finit par se punir lui-même. Par effet de miroir et d'identification, le lecteur expulse les vices qu'il a en commun avec le fautif.



Si je décide de m'enliser dans la fange de mes songes chronophages qui ne s'abaisseront jamais à empuantir ma réalité, qui fera de mes songes un paradis tangible ? C'est au contact d'un personnage à peine neurasthénique que je prends conscience de mes propres failles, de mes vices cachés quelques peu lâches et égoïstes : rêver sans agir et se diriger vers la solution qui nécessite le moins d'efforts. Coule dans les veines d'Hitomi Hirosuke du sang de navet. Ce fainéant, qui survie de rêveries, ne cherche pas à les réaliser puisqu'il n'a pas l'intention de vivre ou du moins, de fournir de l'huile de coudes pour réussir. Il rêve et espère que tout lui tombera cru dans le bec. Si seulement l'invraisemblable se produisait... Et comme nous sommes dans une fiction : l'invraisemblable se produit, le non-sens de l'Ero Guro intervient. Son vieil ami et dopplegänger meurt en laissant derrière lui quelques milliards de yens. Hitomi va s'empresser de tirer les marrons du feu et va sortir le cadavre de la boue dans laquelle il est enterré pour prendre sa place. Si usurper et profiter l'identité d'un mort en putréfaction à des fins financières peut sembler pervers pour n'importe quel organisme vivant (qui a, malgré tout, hésité pendant une seconde inavouable), il s'en réjouit car il peut donner vie à ses noires rêveries sans s'épuiser. Pourtant, le Paradis est aux portes de l'Enfer pour celui qui n'en déterre pas ses habitants. Les mensonges s'acculent dans le conduit des méfaits et finiront pas faire imploser tout ce système de plomberie intra-spirituel comme intra-corporel. Hitomi Hirosuke se punit pour son appétit monstrueux ou peut-être pour ne pas voir la destruction de ses rêves devenus réalités de façon sordide. Finalement, c'est au dessus de la fosse réunissant ses restes déchiquetés que j'ajoute un corbeaux croassant que jamais plus il ne rêvera. Nervermore.
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La Chambre rouge

Le démon de la perversité...

Je viens de relire avec plaisir les cinq textes de ce recueil. Exception faite du dernier, La pièce de deux sens, la monstruosité est au coeur de ces histoires : personnages au physique repoussant (blessés de guerre ou homme laid), monstre au sens moral. Edogawa va toujours droit au but, le récit se met vite en place jusqu'à la chute finale, véritable exercice en soi pour surprendre le lecteur.
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La Chambre rouge

Critique conjointe avec *La Chenille* de Maruo Suehiro et Edogawa Ranpo.



Je poursuis ma découverte des œuvres d’Edogawa Ranpo, cette fois avec un bref recueil de nouvelles – même si ce que j’en avais lu jusqu’alors n’était clairement pas du genre à s’étendre inconsidérément. Toutefois, au-delà de cette question de format, je relève aussi que La Chambre rouge est également une bonne occasion de se pencher sur le versant eroguro de l’auteur, registre dont on en a fait le maître voire l’initiateur, mais c’était une dimension relativement discrète de mes lectures antérieures, privilégiant le policier bizarre, éventuellement épicé certes d’une pincée de perversion ; mais, ici, tout spécialement avec la nouvelle « La Chenille », qui ouvre le bal, c’est du frontal – comme en témoigne l’adaptation BD de ladite nouvelle par Maruo Suehiro, fan d’Edogawa Ranpo devant l’éternel, et qui y revient ici après notamment L’Île panorama… pour un résultat bluffant : j’avais jusqu’à présent bien aimé ce que j’avais lu de Maruo, mais sans jamais être véritablement enthousiaste – or, cette fois, si !







« La Chenille », la nouvelle d’Edogawa Ranpo, a tout d’une étape séminale du registre eroguro. N’en déplaise à l’habillage du recueil La Chambre rouge, et plus largement de cette série des œuvres du premier grand maître du récit policier japonais, « La Chenille » n’a absolument rien d’un policier – il n’y a pas même à cet égard la vague ambiguïté (un peu artificielle par ailleurs) de courts romans tels que L’Île panorama ou La Bête aveugle. La nouvelle met en scène un couple bien singulier : le prometteur lieutenant Sunaga est revenu estropié de la guerre russo-japonaise – il est maintenant un homme-tronc, et défiguré, incapable d’entendre comme de parler, incapable de faire quoi que ce soit sans l’assistance de sa femme Tokiko. C’est elle qui constitue notre point de vue – l’épouse dévouée, hypocritement célébrée pour sa vaillance par un entourage réduit à peau de chagrin. Mais la souffrance de Tokiko se mue petit à petit en une forme de délectation au spectacle de la souffrance de son époux – sa position de supériorité lui autorise tous les sadismes. En même temps, les époux, au-delà de l’artifice du crayon en bouche pour dessiner quelques lettres mal assurées sur un bout de papier, ne peuvent plus guère communiquer qu’au travers d’une sexualité bestiale. La folie guette, et Tokiko a les pleins-pouvoirs…







C’est une nouvelle brillante – très noire, très dérangeante ; le malaise suinte littéralement de ces quelques pages, qui ont choqué en leur temps (les militaires, tout spécialement, n’appréciaient pas, on s’en doute), et conservent de quoi choquer aujourd’hui encore. La situation grotesque décrite par Edogawa Ranpo est compensée par la subtilité du portrait psychologique de Tokiko – qu’elle permet et justifie, en même temps. Difficile de rester indifférent face à cette scène outrancière et répugnante, qui noue le ventre… et ceci alors même que, sous la souffrance et la perversion, il demeure peut-être quelque chose de l’amour ?







L’adaptation en BD par Maruo, disponible dans une très belle édition au Lézard Noir, est brillante à son tour – voire plus que cela. Donnant davantage d’ampleur au court récit d’Edogawa Ranpo, le dessinateur, de son trait sûr et fin, et au fil de compositions parfaites, dresse, au-delà de la scène réitérée fondant le récit, abordée de manière frontale, aussi bien un tableau réaliste et fouillé du Japon de la fin de Meiji (puis peut-être de Taishô), qu’un portrait psychologique approfondi et subtil de Tokiko. La BD est beaucoup plus explicite que la nouvelle, aussi – mais le médium y est sans doute pour quelque chose ; encore que, pour le coup, le caractère ouvertement pornographique de la BD tranche sur la relative « propreté » des œuvres finalement sages de Maruo que j’avais pu lire jusqu’alors, tout particulièrement L’Île panorama et L’Enfer en bouteille. Là aussi, le dessinateur en rajoute sur le texte initial, mais avec pertinence – notamment en inscrivant ses fantasmes dans le contexte culturel de l’époque, ainsi de la dégustation de bananes… À vrai dire, ces déviances participent de l’arrière-plan fouillé de l’adaptation, au même titre que les nombreuses allusions à la poésie ou aux spectacles populaires de ce temps, voire, pourquoi pas, aux publicités « modernes » qui parasitent les pages au même degré que la vaine et et d’autant plus répugnante propagande militaire, dont le terrible aboutissement perce à l’horizon – ce ne sont pas là des choses si différentes (Edogawa Ranpo se défendait, plus ou moins sincèrement, d’avoir écrit une nouvelle politique, mais je tends à croire que la BD l’est bien davantage). Et, bien sûr, l’ensemble est visuellement splendide : Maruo y retrouve la maestria de sa précédente adaptation d’Edogawa Ranpo, L’Île panorama (je ne parle que de ce que j’ai lu...), et va peut-être même au-delà – aussi parce que l’érotisme fondamentalement pervers et le tableau méticuleusement gore du récit lui permettent d’aller au bout de ses délires, le meilleur hommage que l’on puisse rendre à ce texte séminal du registre eroguro. C’est pour ainsi dire parfait : cette fois, oui, j’ai été plus que convaincu par le travail de Maruo.







Le recueil La Chambre rouge comprend toutefois quatre autres nouvelles, que l’on aurait bien tort de remiser de côté. Deux sont très bonnes, et valent bien « La Chenille », chacune dans son registre : « La Chaise humaine », et « La Chambre rouge ». « La Chaise humaine » est une nouvelle totalement surréaliste, absurde, absolument incroyable – et pourtant très bonne. Si elle revêt davantage des atours policiers, c’est sur un mode essentiellement pervers, où la délectation pour les crimes incongrus et les fantasmes les plus sordides l’emporte largement sur la mécanique bien huilée des enquêtes à résoudre, hors de propos ; on peut penser à La Bête aveugle. Ici, un homme a conçu un fauteuil dans lequel il peut se dissimuler au nez de tous ; l’artifice est d’abord supposé lui permettre de commettre des vols, mais le hideux ouvrier découvre bientôt que sa machine lui permet aussi de se repaître du contact charnel avec de jolies femmes, qui ne s’en rendent absolument pas compte ! Une expérience qu’il lui faut communiquer... à une femme. La folie absolue de ce récit participe bizarrement de sa réussite – mais aussi ses ultimes twists, qui parviennent à être inventifs dans le fond alors même qu’ils ont quelque chose de très mécanique dans le principe, pour le coup un trait commun à toutes ces nouvelles ; chose appréciable, ces ultimes astuces participent souvent, comme ici, d’une forme savoureuse de mise en abyme pouvant évoquer le très chouette court roman La Proie et l’ombre.







Ce qui se vérifie en tous points avec l’autre grande réussite du recueil : « La Chambre rouge ». Même si ce n’est pas sans poser problème : le lecteur un peu formaté, si les récits ne le sont pas nécessairement, voit arriver la chute (ou presque, car Edogawa Ranpo a littéralement plus d’un tour dans son sac) ; mais qu’importe, au fond – l’art du récit est là, et cet orateur tout juste introduit dans un cercle d’esthètes de la décadence, et qui révèle à ses confrères comment il a accompli quatre-vingt-dix-neuf meurtres parfaits, mais d’un genre bien singulier, fascine, répugne, réjouit et ravit. C’est très habile, bourré d’idées – presque trop ? Je ne le pense pas pour ma part, mais, dans la brève présentation du texte, l’auteur explique qu’on avait parfois trouvé dommage qu’il mette autant de bonnes idées dans un seul récit…







Les deux nouvelles restantes sont un bon cran en dessous, si elles demeurent d’une lecture agréable ; c’est surtout qu’il s’agit de récits moins matures, parmi les premiers publiés par l’auteur, et cela se sent. « Deux Vies cachées » (sans doute une erreur dans le titre français dans cette édition, il faudrait lire « Deux Vies gâchées »…) est une variation sur le crime commis en état de somnambulisme ; nous savons d’emblée que l’auteur entend retourner les clichés liés à ce thème, aussi voyons-nous très vite où il veut en venir, même s'il complique utilement son propos avec un second twist, lui aussi éminemment prévisible, mais qui convainc bien davantage, en rendant plus subtile la psychologie des protagonistes, jusqu’à une conclusion où, de manière finalement assez étrange, une forme de perversion resurgit à bon droit – noter au passage que cette nouvelle également, antérieure de cinq ans à « La Chenille », figure un « héros » rentré estropié de la guerre, même si pas dans les mêmes proportions que le lieutenant Sunaga.







Reste enfin « La Pièce de deux sens », qui fut en 1923 la première nouvelle publiée par Edogawa Ranpo, et dans laquelle il ne fait certes pas mentir son pseudonyme, empruntant ouvertement aux œuvres d’Edgar Allan Poe, notamment « Le Scarabée d’or » et « La Lettre volée ». C’est un récit très tortueux, passablement puéril sans doute (car débordant d’idées très juvéniles), d’autant qu’il s’avère en définitive parfaitement futile – pourtant, ce dernier caractère contribue en fait à rendre la nouvelle plus sympathique ; c’est, littéralement, une blague… mais les blagues peuvent être douloureuses : à la fin du divertissement pointe quelque chose de plus subtil au plan psychologique, peut-être annonciateur de l’oeuvre à venir ?







Un bon recueil, donc – voire très bon, peut-être même plus encore. Mes premières lectures d’Edogawa Ranpo m’avaient régulièrement laissé un peu sceptique, mais j’ai l’impression que, plus je le lis, et plus je suis charmé. Je ne sais pas s’il en va de même pour les BD de Maruo Suehiro, mais La Chenille en tout cas est une splendide réussite, qui vaut largement le détour. Autant dire que je n’en ai pas fini, ni avec l’un, ni avec l’autre.
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La Proie et l'ombre

RETOUR AU POLAR PERVERS







Après L’Île panorama, La Bête aveugle et Le Lézard Noir, quatrième lecture d’Edogawa Ranpo, l’auteur considéré comme ayant été l’introducteur et le maître du récit policier au Japon dans les années 1920, et figure littéraire majeure du courant ero guro, avec cette fois ce très court roman qu’est La Proie et l’ombre – vraiment très court : une centaine de pages. Le « roman », datant de 1928, est en fait complété ici par une nouvelle, « Le Test psychologique », qui lui est antérieure de trois ans, et qui fait figurer le plus célèbre personnage récurrent de l’auteur, le détective Akechi Kogorô ; bizarrement, dans cette édition, cela n’apparaît ni sur la couverture, ni sur la page de garde, encore moins sur une table des matières de toute façon absente...







Mais, pour l’heure, La Proie et l’ombre (Injû, en version originale). Il s’agit d’un récit sans l’ombre d’un doute policier, et plus exactement, en apparence du moins, de policier très classique, « à énigme ». Au regard de mes lectures antérieures, il faudrait donc en priorité rapprocher ce roman du Lézard Noir. Pourtant, les liens ne manquent pas avec L’Île panorama et La Bête aveugle, mais à un niveau plus souterrain (si j’ose dire…), peut-être cependant plus essentiel.







Il est par ailleurs un point qui associe peut-être tout particulièrement La Proie et l’ombre et La Bête aveugle : le rôle non négligeable qu’y joue la perversion sexuelle (thème certes pas absent des deux autres romans cités). Ce n’est peut-être pas sur un mode aussi radical que dans le très sordide thriller que j’avais lu il y a quelque temps de cela, mais c’est sans doute une dimension importante du présent roman, en fait peut-être même plus explicite, à sa manière.







L’essentiel est peut-être ailleurs, pourtant – dans un jeu de miroir savamment conçu, où l’auteur questionne lui-même son art, à un niveau très intime aussi bien qu’au niveau plus général du genre policier en tant que tel…







L’AUTEUR ENQUÊTEUR







Je vais faire en sorte de limiter les SPOILERS autant que possible – en notant toutefois que, côté whodunit, le mystère n’en est probablement guère un : on devine très vite ce qu’il en est, sans que cela coûte le moindre effort, mais sans que cela nuise non plus au plaisir de lecture ; les dimensions howdunit et whydunit sont sans doute plus importantes.







Le roman est narré à la première personne, par un auteur de romans policiers – la quatrième de couverture avance un peu brutalement qu’il s’agit d’Edogawa Ranpo lui-même, et il est vrai que nous sommes instinctivement portés à le croire ; pourtant, dans les faits, c’est bien plus compliqué que cela, au point où cette assimilation dans le paratexte pourrait même (brièvement…) induire le lecteur en erreur… Sauf erreur, le narrateur n’est jamais appelé Edogawa Ranpo, ou même Hirai Tarô (son vrai nom ; rappelons qu’Edogawa Ranpo est un pseudonyme, une retranscription phonétique d’ « Edgar Allan Poe », la grande admiration littéraire de notre auteur ; mais la quatrième de couverture mentionne aussi à juste titre que ce pseudonyme peut se lire « flânerie au bord du fleuve Edo »). Mais je reviendrai juste après sur cette question de l’identification du narrateur, et éventuellement… de sa proie.







Car le narrateur/auteur est très vite amené à se faire également enquêteur : en effet, une jolie jeune femme du nom d’Oyamada Shizuko, croisée au hasard de pérégrinations dans le musée de Ueno, et avec qui il a entretenu depuis un semblant de relation, formellement innocente mais non moins lourde de sous-entendus et de désirs plus ou moins bien admis, cette jeune femme donc l’appelle un jour à l’aide : son ancien amant, du nom de Hirata Ichirô, a retrouvé sa trace et lui envoie des lettres très menaçantes – pour elle, et pour son mari, Oyamada Rokurô. Or Shizuko prend ce danger au sérieux : elle a d’autant plus besoin des services du narrateur, qu’elle a identifié en la personne de son persécuteur… le romancier Ôe Shundei ! Lequel, comme le narrateur, brille dans le registre policier – mais d’une manière on ne peut plus différente…







DEUX SORTES D’AUTEURS DE POLICIER







En effet, pour notre narrateur, il ne fait aucun doute qu’Ôe, le mystérieux Ôe, qui ne fait plus parler de lui depuis quelque temps mais a connu auparavant un succès remarquable, est avant tout un pervers iconoclaste – et, pour le lecteur, il ne fait aucun doute (bis) que ce jugement dévalorisant doit beaucoup à l’incompréhension teintée de jalousie qu’éprouve le narrateur/auteur, « ancienne mode », à l’encontre d’un rival plus jeune, plus brillant, plus audacieux… et dont le succès autant critique que commercial résonne comme un affront à ses oreilles.







Le roman s’ouvre ainsi (p. 7) :







Je m’interroge assez souvent sur la nature de mon métier.



Je crois qu’au fond il existe deux types d’auteurs de romans policiers : ceux qui sont du côté du « criminel » et ceux qui sont du côté de « l’enquêteur ». Les premiers, même s’ils sont capables de mener une intrigue serrée, ne trouvent leur bonheur que dans la description de la cruauté pathologique du criminel, tandis que les seconds, au contraire, n’y attachent aucune importance ; seule compte à leurs yeux la finesse de la démarche intellectuelle de l’enquêteur.



Shundei Oe, l’homme qui va être au centre de mon récit, est un auteur qui appartient à la première école ; quant à moi, je me considère plutôt comme un représentant de la seconde.



Certes, j’ai fait du récit du crime mon métier, mais cela n’implique pas que j’éprouve une attirance particulière pour le mal. Ce sont les déductions quasi scientifiques de l’enquêteur qui m’intéressent, et d’une certaine manière, il n’y a pas plus moraliste que moi. C’est d’ailleurs sans doute, ce trait de mon caractère qui m’a valu au départ d’être entraîné malgré moi dans cette affaire. Si j’avais eu un peu moins de respect aveugle pour les valeurs de la morale et si j’avais montré quelque disposition pour le crime, je ne serais pas comme aujourd’hui plongé dans ce gouffre affreux d’incertitude et de regrets.







Tout ceci est d’une perversement ludique faux-dercherie dont je ne connais guère d’équivalent, au rayon des incipits, si ce n’est peut-être chez Sade, mettons dans les versions « propres » de Justine. Et de Sade à Edogawa, à l’occasion… Tout particulièrement ici, en fait...







Mais remisons le fouet de côté pour l’heure : ce qui nous intéresse d’abord, c’est l’identification du narrateur. Après ce discours introductif, il serait donc Edogawa Ranpo lui-même ? J’en doute un peu. Oh, notre auteur aimait sans doute le policier en forme de gymnastique intellectuelle, empruntant notamment à Poe et son chevalier Dupin (aucun doute à cet égard), probablement aussi à Conan Doyle et Sherlock Holmes, qui sait, également à Leroux/Rouletabille (c’est un peu trop tôt pour Agatha Christie, côté Hercule Poirot ou Miss Marple ou autre). Le présent roman en témoigne, à sa manière (non sans quelques sous-entendus cruciaux), mais aussi Le Lézard Noir, et, supposé-je, d’autres récits, notamment donc ceux mettant en scène Akechi Kogorô (ce qui inclut la nouvelle « Le Test psychologique », qui conclut ce petit volume).







Mais, si l’auteur de policier est, soit du côté du criminel, soit du côté de l’enquêteur, toute position intermédiaire étant a priori exclue, il ne fait guère de doute à mes yeux, du moins en me fondant sur mes trois seules lectures précédentes, qu’Edogawa Ranpo était bien davantage du côté du criminel… Pour ce que j'en ai lu, certes, mais c’est à vrai dire essentiel à son intérêt. Dans L’Île panorama, le criminel est tout ; si le châtiment policier semble enfin intervenir dans les toutes dernières pages du roman, c’est sur un mode drastiquement expédié, et demeure en fait, bien autrement important, le sentiment que le criminel, même alors, triomphe – littéralement dans un feu d’artifice à la gloire de sa démesure perverse. Dans La Bête aveugle, là encore, le criminel est tout : il est le point de vue, dans ses méfaits comme dans ses mauvaises blagues – l’enquête n’est pas de mise (ce qui s’en rapproche le plus est le fait d’une victime – à vrai dire d’une énième victime), seul compte le récit des crimes, ce qui tire le court roman vers le thriller ; en outre, là encore, le criminel, à sa manière sardonique, triomphe dans les dernières pages du roman. Et même dans Le Lézard Noir, où brille Akechi Kogorô, la criminelle bénéficie du titre, et, aux yeux du lecteur, elle s’avère autrement intéressante, fascinante même, que le finalement falot détective, même s’il a la morale pour lui… ou peut-être justement pour cette raison. Il l’emporte ? Techniquement, disons... Mais probablement pas aux yeux des lecteurs.







Edogawa Ranpo ne serait-il pas alors Ôe Shundei ? Eh bien, il ne peut pas l’être totalement, pour des raisons assez évidentes. Mais quand il examine la bibliographie de son auteur/criminel, citant des titres aussi explicites que Le Pays panoramique, on perçoit bien combien il s’amuse à subvertir cette dichotomie mal assise de l’incipit… de même qu’il subvertit son narrateur, si propre sur lui à l’en croire, mais non sans failles – qui à vrai dire en font tout l’intérêt.







La Proie et l’ombre a sans doute quelque chose d’une mise en abyme du genre policier, mais sur un mode joueur et délicieusement pervers. Non sans fond au-delà, ceci dit.



CHAT ET SOURIS (BIS) – UNE HISTOIRE DE PIÈGES







Le piège de l’incertitude







Sur cette base, Edogawa Ranpo conçoit un jeu du chat et de la souris, opposant le narrateur/auteur/enquêteur et son rival auteur/criminel Ôe Shundei. Et ce dans des termes finalement assez proches du Lézard Noir, d’un an postérieur, où l’ensemble du récit constituait une joute de ruse opposant Akechi Kogorô et la criminelle du titre.







Dès lors, l’approche initiale du récit, sinon sa globalité (c’est à débattre), confirme bel et bien la déclaration d’intention du narrateur/auteur/enquêteur : son approche est essentiellement intellectuelle, un pur jeu logique, où l’attention aux détails porte nécessairement en elle la résolution heureuse de l’énigme.







Sauf que c’est un leurre : deux auteurs de romans policiers s’affrontent, et, si notre narrateur/auteur/enquêteur prétend cerner d’emblée la personnalité et le modus operandi du détestable Ôe Shundei, peut-être fait-il preuve d’un peu trop de confiance en ses capacités ? Car il en vient à oublier quelque chose de fondamental : son rival, auteur de romans policiers également, même d’un autre ordre, a pu l’étudier lui aussi – et il est diablement malin, ses livres en témoignent, qu'importe si le narrateur les exècre.







Car il est bien plus malin que le « héros », si ça se trouve : il anticipe le moindre de ses gestes, la moindre de ses déductions ; aussi a-t-il pu semer d’innombrables pièges, des fausses pistes dont il savait très bien que notre narrateur se précipiterait dessus, et les interpréterait de telle manière précisément, même très fantasque en apparence. Ceci, bien sûr, dans le cadre d’un piège global – car l’affaire des lettres de menace à l’encontre d’Oyamada Shizuko et indirectement de son époux Rokurô a en fait, nous le comprenons très vite, été expressément conçue à l’encontre du narrateur : le maléfique Ôe Shundei, là aussi, anticipe le Lézard Noir du roman éponyme, qui jouera de la sorte avec Akechi Kogorô – et ce à plus d’un titre…







Mais, dans La Proie et l’ombre, Edogawa Ranpo se montre à cet égard bien plus subtil et profond que dans Le Lézard Noir, à mon sens – encore que là aussi les liens ne manquent pas. Dans ce dernier roman, Akechi Kogorô, qui a tout d’un héros au sens le plus classique du terme, l’emporte à la fin – avec lui le bon droit et la morale. Mais dans La Proie et l’ombre ? C’est bien davantage ambigu. Dans les deux romans, nous voyons les enquêteurs errer – notamment en livrant de brillantes déductions qui s’avèrent en fait infondées. Akechi Kogorô rebondit sans peine ; admettant ses erreurs, il sait en tirer partie pour avancer malgré tout vers l’unique objectif : mettre fin aux méfaits du Lézard Noir. Le narrateur de La Proie et l’ombre, quant à lui, se retrouve dans une situation bien plus inconfortable – car, prenant conscience de la manipulation qui a opéré à son encontre, il se retrouve en fin de compte désarmé, ceci même en ayant identifié après coup le coupable et sa méthode. Sa brillante déduction initiale, qui avait été livrée en détail au lecteur comme à Shizuko, et non sans une certaine morgue, s’est effondrée sous ses yeux ; comprendre ce qui s’est vraiment passé, dès lors, n’est certes pas hors de portée du narrateur, qui n’a rien d’un imbécile – mais, au-delà, cela produit sur lui un effet bien plus douloureux, car débouchant sur une incertitude totale, d’ordre philosophique.







En effet, le narrateur jouait à Sherlock Holmes – le type supra intelligent (dans tous les sens du terme) au point d’en être agaçant ; mais son rival l’a ramené aux réalités plus ambiguës de ce monde (forcément flottant), où le crime, même conçu à dessein, n’obéit probablement jamais totalement aux schémas intellectuels parfaits des auteurs de romans policiers « du second type », là où l’ « expérience » des autres, en remuant la vase de l’humanité, les sentiments, les pulsions, peut leur conférer une longueur d’avance, au travers de l’intuition empathique.







Et cette incertitude dépasse le seul cadre de l’enquête présente. Le narrateur désemparé se retrouve confronté à un monde où le doute s’insinue partout, et où, malgré toute la joliesse intellectuelle de ses romans riches de déductions proprement épiques dans leur subtilité de façade, la réalité est qu’on ne peut jamais véritablement savoir avec une parfaite certitude, qui est le coupable, qui est l’innocent – voire qui est la victime, en fait ! Et ce désarroi total me paraît très bien vu.







Notons au passage que la nouvelle qui complète ce petit volume, « Le Test psychologique », a été bien choisie pour le coup, car elle joue également de cette thématique, même si de manière plus concrète – en fait, c’est là l’essentiel de son intérêt (j’y reviens très vite).







Le piège de la perversion







Avant cela, il est une dernière dimension de La Proie et l’ombre à évoquer, qui est l’importance qu’y occupe la perversion sexuelle. Ce qui, en soi, ne nous étonnera guère de la part de cet Edogawa Ranpo dont on a fait, en même temps que du policier, le maître en son temps de l’ero guro. Des trois autres romans que j’avais lus, La Bête aveugle est celui où cet aspect ressort le plus, car le roman entier baigne dans la perversion, avec une atmosphère d’érotisme noir et sadique qui constitue son atout essentiel. Cependant, L’Île panorama n’était certes pas exempt, plus subtilement, d’un sous-texte érotico-pervers – que Maruo Suehiro a bien sûr exprimé dans son adaptation en manga. Et, même dans Le Lézard Noir, plus « classiquement » policier, la relation ambiguë entre la criminelle et le détective, qui se rencontrent en personne à plusieurs reprises, et en ayant pleinement conscience de qui est qui et qui fait quoi, détourne plus qu’à son tour la joute intellectuelle en joute de séduction – en fait un « jeu de rôle » au sens cul, où les gestes, les dires et les idées excitent, ce qui s’avère bien leur fonction essentielle (l’ultime utopie souterraine, où hommes et femmes sont, comme dans les deux autres romans cités, réduits au rang d’objets, poursuivant en outre une thématique de fond récurrente, qui est également associée à ce discours érotico-pervers).







Mais, bizarrement (ou pas), c’est bien, de ces quatre textes, La Proie et l’ombre qui s’avère le plus démonstratif à cet égard – le plus explicite (même par rapport à La Bête aveugle, j’ai l’impression, car sur un ton moins grotesque, mais ça se discute). En effet, notre narrateur/auteur, qui, on l’a vu, proteste dès la première page du roman, et dans les termes les plus forts, de sa haute moralité, en contraste avec l’ignominie affichée du rival criminel Ôe Shundei (on imagine bien Edogawa Ranpo écrire ces phrases avec un rictus carnassier aux lèvres), succombe très vite à des pulsions charnelles, qu’il admet plus ou moins – ou disons qu’il les admet tout en les blâmant, très hypocritement. Oyamada Shizuko le séduit par sa beauté, sa finesse, son goût très sûr… mais aussi en raison des marques de coups de fouet que l’on devine sur sa nuque dégagée, laissant supposer que son dos en est intégralement couvert – une passion morbide qui ne laisse pas indifférent notre vertueux « héros »...







Et, à peine l’enquête commence-t-elle, qu’un autre thème fort pervers s’impose à lui : le voyeurisme. Les jeux érotiques tordus de Oyamada Rokurô ne s’arrêtaient certes pas à la flagellation (à laquelle Shizuko laisse entendre, d’un ton très faussement pudique, qu’elle y a en fait pris goût) ; le riche bonhomme avait trafiqué son grenier pour épier sa femme dans les circonstances les plus intimes… Les lettres de Ôe Shundei s’en font l’écho – et la terreur de Shizuko à l’encontre de son persécuteur doit beaucoup à cette conviction sans cesse rappelée que son ancien amant la voit, peut-être même qu’il se trouve dans la maison. Mais, pour mettre fin à la menace, le narrateur à son tour se fait voyeur – peut-être prétend-il tout d’abord y être contraint, mais, au fond, nous devinons qu’il en retire une excitation particulière qui n’est pas pour rien dans son investissement dans cette enquête...







Or la brillante déduction du narrateur révélant tout le fond de l’affaire suscite, comme en forme de récompense, une relation passionnelle avec Shizuko – et de nature essentiellement sexuelle, Edogawa Ranpo comme son narrateur, pour le coup, ne prétendent pas le contraire.







Ce dernier, qui s’est fait voyeur, et qui maintenant manie à son tour le fouet, avec une ardeur consommée, est bel et bien tombé dans un piège de Ôe Shundei : il est devenu, d’une certaine manière, un de ses personnages. À moins bien sûr qu’il ne l’ait toujours été...







Nouvelle révélation, au plan éthique peut-être, produite par une sexualité s’affichant haut et fort comme déviante. Nouvelle révélation qui s’avère à son tour le produit d’un piège, dans lequel le narrateur/auteur, manipulé par un autre auteur (qu’il s’agisse de Ôe Shundei ou d’Edogwa Ranpo) a sauté à pieds joints – et qui participe là encore de l’anéantissement de toutes les illusions « positives » dans lesquelles il s’était si longtemps complu.



BONUS TRACK (OU GHOST TRACK)







Roman brillant et habile, troublant et jouissif, profond autant que divertissant, La Proie et l’ombre est donc complété dans cette édition par une nouvelle titrée « Le Test psychologique » (Shinri shiken), qui lui est un peu antérieure, et fait une trentaine de pages. C’est par ailleurs une nouvelle où intervient le fameux détective Akechi Kogorô. Pourtant, c’est à nouveau une histoire où le criminel semble bien plus important que l’enquêteur… Même si pas au point, cette fois, d’en triompher : en dernière mesure, le détective Akechi l’emporte, et avec lui la morale et le bon droit. Nous le savons d'emblée.







Tout commence avec un meurtre très crapuleux, l’assassinat, pour lui voler son pécule, d’une vieille dame notoirement avare, par un jeune étudiant brillant du nom de Fukiya. Un monstre froid, à vrai dire – dans sa justification « rationnelle » de son crime, et peut-être aussi dans ses procédés, il n’a pas été sans me rappeler, petit anachronisme (de vingt ans tout de même), le personnage de Brandon dans le film La Corde, d’Alfred Hitchcock (adapté d’une pièce de théâtre, elle-même inspirée par un fait-divers ; un film suffisamment pervers à mon sens pour être évoqué dans une chronique portant sur une œuvre même antérieure d’Edogawa Ranpo – tiens, je relève que j’avais fait un peu la même chose avec Psychose en causant de La Bête aveugle…
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L'Île panorama

Un roman tout simplement fascinant, tant au niveau du plan que concocte le personnage principal pour atteindre son objectif que pour la réalisation concrète de son île parfaite. Du grand génie et les pages se tournent toutes seules !
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Le démon de l'île solitaire

Extrêmement déçue par cette histoire.. ce livre ne m'a pas du tout captivée.

Autant j'ai dévoré la totalité de ses oeuvres dans les années 90 et celui-la tombe du ciel en 2016, des fois je me demande si c'est bien des oeuvres authentiques.
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La bête aveugle

Ce petit roman d'environ 150 pages porte bien son titre : "La bête aveugle". L'action se déroule à Tokyo. La bête est un homme laid et aveugle et exerçant le métier de masseur. Sa première victime est une danseuse de music-hall qu'il séquestre dans une pièce souterraine qu'il a aménagé de formes humaines (seins, fesses, cuisses, langues...) C'est un environnement plutôt sordide qui ressemble à l'esprit dérangé de son tortionnaire. Le jeu entre les victimes et leur bourreau est entre le rejet et la fascination.

J'aurais aimé un peu plus de psychologie. Mais en si peu de pages, ce n'est pas possible. Et je pense que ce n'était pas l'objectif initial du romancier.
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La Proie et l'ombre

Inju, la bête dans l'ombre est un court roman policier qui réussit, en à peine 100 pages, à installer une atmosphère oppressante et délétère. Ranpo Edogawa se retrouve au centre d'une machination complexe qu'il nous présente comme ayant réellement existée et dont il nous livre le récit à la manière d'un témoignage, et non d'un roman.

Le rythme du texte est plutôt lent, mais l'enquête est prenante et les retournements de situation maintiennent le suspense jusqu'aux dernières lignes. Très bien écrit, ce récit permet une immersion parfaitement réussie dans la vie quotidienne du Japon au tout début de l'ère Shōwa (1926-1989), et donne un petit aperçu du métier d'écrivain. Quant aux "perversions sexuelles" annoncées dans la quatrième de couverture, il ne s'agit en fait que de quelques coups de cravache entre adultes consentants ; rien à voir avec ce qui a pu se faire dans l'adaptation cinématographique de 2008...
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L'Île panorama

C'est l'histoire d'un rêve...

A la suite du décès d'un ancien camarade de classe auquel il ressemblait comme deux gouttes d'eau , un japonais imagine de prendre son identité afin de profiter de son immense fortune qui lui permettra de créer l'univers fantastique qu'il a imaginé.



Ce conte est distrayant et d'autant plus agréable à lire qu'il n'est pas trop long.
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Le Lézard noir

Cette aventure du détective Kogorô Akechi m'a laissé sur ma faim.L"intrigue et le "duel" est intéressant mais je trouve dommage de retrouver dans ce roman "la chaise humaine" déjà utilisée dans une nouvelle de l'auteur...
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Le Lézard noir

C'est avec ce court roman que je découvre monsieur Edogawa et je sais que je suis déjà fan ! :)

Dès les premières pages, je suis tombée sous le charme [...]
Lien : http://les-lectures-de-mina...
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La bête aveugle

Un livre atypique, en forme de fable morbide...

Un livre qui fait frissonner d'effroi.

L'écriture est élégante, le tout est prenant, mais peut-être pas à mettre entre toutes les mains car si l'auteur épargne le véritable gore, le livre donne tout de même au lecteur des images gravées assez glauques.

J’étais pour ma part assez fasciné par cette histoire perverse, cruelle et glauque.
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Le Lézard noir



🦎Avec Le Lézard Noir, je termine tous les livres de Ranpo Edogawa que j’avais dans ma pile et bibliothèque.

Je pense qu’instinctivement j’ai choisi de lire celui-ci en dernier en sachant que c’était celui qui m’intéressait le moins et je n’ai pas eu tord, c’est bien celui qui m’a le moins convaincu de tous les textes que j’ai lu d’Edogawa .



🦎Ici on va suivre une voleuse qui se dissimule derrière le surnom du « Lézard noir » qui va tenter de voler un diamant très précieux en voulant l’échanger contre la fille du propriétaire du bijoux. Elle va devoir se confronter à Kogoro célèbre détective engagé pour protéger la jeune fille. Plein d’actions farfelues vont être mise en place par les deux camps pour arriver à leur but…c’était hyper bizarre ! Alors il y a de belles scènes, qui font même référence à « La chaise humaine », mais dans l’ensemble c’était TROP farfelue à mon goût.



🦎Voici les recueils que j’ai lu :

- La chambre rouge

- L’ile Panorama

- Mirage

- La bête aveugle



🦎Ceux que j’ai pas encore lu :



- Le démon de l’Ile solitaire

- Un amour inhumain & autres histoires étranges 10/18

- Le vampire une enquête de Kogoro Akechi (les éditions Chapitre.col)

- La nouvelle : L’enfer des Miroirs (Les noix la mouche et le citron -recueil de nouvelles )



👁✨En bref :



Écrivain Japonais des années 20/30

Fondateur de la littérature policière japonaise

L’un des fondateurs Ero guro (mouvement littéraire et artistique mélangeant le Grotesque le Macabre et Érotisme)
Lien : https://www.instagram.com/kh..
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L'Île panorama

Cher Vous,

Un jeune étudiant à des idées bien à lui sur l’architecture, la beauté de la nature, la façon dont doit être le Paradis. Par un tour de passe-passe macabre, il va prendre la place d’un milliardaire pour créer ce monde auquel il rêve.

Mais sa vision du paradis, de son utopie, pourrait bien être un enfer pour les autres.

L’univers d’Edogowa est particulier.

Il tente d’emmener le lecteur dans de drôles de cauchemars, pas de l’horreur avec des créatures cruelles, ou des meurtres abjects, non, il se base sur des images qui pourrait venir de nos rêves d’enfants et leur offre une distorsion malsaine.

Prendre vos plus beaux souvenirs et en faire vos craintes, voilà ce qu’aimait faire cet auteur japonais... créer une utopie pervertie.

Quand on lit cet ouvrage, il faut garder à l’esprit qu’il a été écrit en 1926. Les bases du roman policier n’étaient pas les mêmes, on se permettait parfois des fins un peu expéditives...



Stanislas Petrosky




Lien : http://cecibondelire.canalbl..
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Les Premières Enquêtes de Kogorô Akechi, tome 1 : ..

Ce recueil de Edogawa Ranpo (à savoir Edogā Aran Pō une transposition d'Edgar Allan Poe) m'a passablement déçu. J'avais lu il y a douze la conte "L'enfer des miroirs", un contre très bien réussi dans la tradition du grand écrivain américain qui m'avait donné l'envie de mieux connaitre Ranpo. Ce livre contient trois contes du détective de Kogoro Akeshi qui ressemble énormément Joseph Rouletabille de Gaston Leroux. On n'y trouve rien qui explique la grande réputation de Ranpo.

Le premier conte, "L'assassinat de la rue D", malgré son titre qui rappelle "Double Assassinat dans la rue Morgue" de Poe nous présente un jeune enquêteur qui possède la personnalité de Joseph Rouletabille. Le problème est qu'il faut aimer le style de Leroux. L'intrigue tourne autour d'une histoire de deux couples qui se livrent à des pratiques sexuelles sadiques. D'après l'introduction de l'éditeur, on trouve l'amour vicieux dans bien des contes de Ranpo. On s'ennuie mais au moins on fait la connaissance de l'auteur.

"Le fantôme", le deuxième conte est très court. Le fantôme ne fait pas peur et la manière dont Kogoro Akeshi résout l'énigme est tout à fait improbable.

"Qui" le troisième conte est un mystère ou une énigme en chambre close qui suit très fidèlement la recette du "Mystère de la chambre jaune" de Gaston Leroux. Même le dessin du lieu du crime est similaire à celui de Leroux. Heureusement, "Qui" est le dernier conte du recueil parce que je n'aurai pas eu la patience de continuer.

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Ranpo Gekiga, tome 1

Bien que les deux dessinateurs de ce premier volume de Ranpo Gekiga aient des styles différents, les deux histoires se ressemblent plus qu’elles en ont l’air, jusque dans leur conclusion. Rendez-vous désormais pour la sortie du deuxième tome afin de découvrir de nouvelles visions d’Edogawa Ranpo par de talentueux auteurs de mangas.
Lien : https://www.manga-news.com/i..
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