On est loin, avec Edogawa Ranpo, de l’image d’Epinal d’un Japon où pudeur et bienséance gouvernent les comportements en toutes circonstances. Et c’est peu dire que l’auteur creuse sous la façade. Il y va au burin, puis triture, jusqu’à la nausée.
Des cinq textes qui le composent, le premier –"La chenille"- est sans doute le plus représentatif de sa fascination pour la déviance et la perversion.
Le lieutenant Sunaga, ancien soldat brutal et courageux, est revenu de la guerre sous une forme à peine humaine, excessivement défiguré par une explosion ayant par ailleurs réduit ses quatre membres à de courts moignons et diminué ses facultés mentales. Il n’est plus qu’une sorte d’énorme chenille jaune et muette, rampant sur ses ailerons de chair, dont l’existence est vouée à la satisfaction bestiale d’un insatiable appétit sexuel. Son épouse Tokiko, initialement innocente et timide, dévouée à son mari, s’est elle aussi métamorphosée peu à peu face au spectacle de l’estropié qui a fait naître en elle d’inavouables passions. A la fois prise d’exaltation et d’un désir irrépressible de le faire souffrir, elle l’étouffe, l’effraie, tire plaisir du spectacle de sa souffrance, se livre à des jeux sexuels de plus en plus pervers, le considérant comme un jouet grandeur nature à son entière disposition. Condamnée à vivre en recluse avec son monstrueux époux dans une maison isolée à la campagne, seule une passion démoniaque lui a permis de surmonter le dégoût qu’il lui inspire.
Bon sang, quel texte ! Régulièrement plongé dans une pénombre exhaussant la dimension ténébreuse du propos, le lecteur est saisi par le spectacle de la laideur qu’elle met en relief -sur laquelle l’auteur porte un regard d’esthète-, assistant avec autant de répulsion que de fascination à cette bascule dans une folie aux relents glauques et malsains.
La suite est, heureusement, moins intense, même si on y retrouve diverses manifestations de dérèglements, sexuels ou moraux. Des dérèglements dont les individus qui en sont atteints ne souffrent pas, les transformant au contraire en états enviables, voire en trajectoires de vie.
Dans "La chaise humaine", une célèbre romancière reçoit le manuscrit d’un inconnu, dont le contenu, une histoire vraie, précise-t-il, suscite chez elle un étrange malaise en même temps qu’une immense curiosité. Son auteur, affublé d’un physique repoussant, d’une apparence difforme dissimulant "un cœur brûlant et passionné", y relate avoir un jour trouvé le moyen d’assouvir sa recherche de volupté, de connaître enfin l’amour… un moyen que je ne vous dévoile pas, aussi ingénieux et incroyable que repoussant…
"Deux vies cachées" se déroule dans une petite station thermale où deux hommes font connaissance, spontanément liés par un sentiment de sympathie qui bientôt les poussent à la confidence. Après que l’un a évoqué ses souvenirs d’anciens combattants, l’autre revient sur une période de sa vie profondément traumatisante. Alors étudiant, des crises de somnambulisme transformèrent ses nuits en cauchemars, et mirent un coup d’arrêt à ses projets de jeune homme ambitieux.
"La chambre rouge", empreint d’un extrême cynisme, met en scène un héros machiavélique. Sept hommes réunis par leur passion pour les sensations fortes se réunissent régulièrement dans une chambre rouge apprêtée à leur intention. Ce jour-là, ils sont suspendus aux lèvres d’un orateur qui explique avoir toujours voulu, comme eux, dépasser les bornes étroites limitant la vie, combattre l’insondable ennui de l’existence. Mais pour lui, les dérivatifs que représentaient les enquêtes policières, le spiritisme, les expériences métaphysiques ou autres séances porno, se sont révélés insuffisants.
Il a fini par trouver le moyen d’assouvir son besoin d’expériences extrêmes, en se livrant à un jeu, celui du crime parfait, consistant à tuer sans intervenir directement, mais en exploitant des occasions de mises en danger d’autrui, tantôt provoquant une chute, tantôt orientant dans la mauvaise direction un mourant cherchant les urgences hospitalières… Mais après avoir ainsi perpétré quatre-vingt-dix-neuf meurtres, pour lesquels il ne sera jamais inquiété, il est pris de lassitude… il a décidé d’être la victime de son centième et ultime crime. Avant, il veut leur livrer le récit de ses actes, exprimer l’excitation et le sentiment de puissance éprouvés en explorant un espace inviolé où le crime pouvait s’épanouir.
Le dernier texte est un peu différent de ceux qui le précèdent. Un préambule nous apprend que "La pièce de deux sen" est considérée comme la première œuvre de littérature policière authentiquement japonaise. Il est cette fois question d’un cambriolage : un homme ayant volé la paie du personnel d’une usine est arrêté, sans que son butin, qu’il prétend avoir dépensé -forcément un mensonge compte tenu de l’importance de la somme- soit retrouvé. Le narrateur, étudiant au moment des faits, se livrait alors
avec son ami et colocataire à une sorte de compétition intellectuelle visant à déterminer lequel des deux était le plus malin. Or, son redoutable esprit logique lui avait permis, affirmait-il, de retrouver le fameux butin…
Ce dernier texte, fondé sur des déductions tirées par les cheveux, ne m’a pas convaincue.
Mais j’ai beaucoup apprécié de retrouver, avec les autres nouvelles, le talent d’Edogawa Ranpo pour susciter chez son lecteur un curieux mélange de fascination (malsaine ?) et de dégoût que vient parfois atténuer une chute assez surprenante pour faire (sou)rire, qui renverse la perspective.
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