Je poursuis ma découverte des auteurs japonais personnifiés dans le manga Bungô Stray Dogs avec
Edogawa Ranpo. Dans la série, il s'agit du seul véritable détective de l'Agence des Détectives Armés, doué d'une capacité de déduction hors du commun. Dans la réalité, cet auteur est considéré comme l'un des fondateurs du roman policier japonais, notamment grâce aux enquêtes de Kogoro Akechi, jeune
Sherlock Holmes tokyoïte. Son nom de plume est d'ailleurs un habile jeu de mots constituant une transcription du nom d'
Edgar Allan Poe en japonais (si si, essayez donc) !
J'ai choisi de découvrir son oeuvre par l'Ile panorama, publié au Japon en 1926, attiré par son thème et sa mystérieuse couverture… Et quelle étrange lecture ce fut, en effet !
Hitomi Hirosuke, âgé de trente ans, est un écrivain sans succès, vivant reclus dans une petite pension pour étudiants. Depuis toujours, il est fasciné par les utopies et a développé un sens de l'esthétisme basé sur un désir de perfectionnement de la nature elle-même par des moyens artificiels. Lorsqu'un jour, il apprend par l'un de ses rares amis le décès suite à une crise d'épilepsie de Komoda Genzaburô, son sosie de l'époque de l'université et richissime héritier d'une grande famille, il voit là une opportunité sans précédent, et conçoit un plan véritablement diabolique.
Grâce à leur étonnante ressemblance physique, il va prendre la place de cet homme pour s'emparer de son identité et de sa fortune, après avoir mis en scène sa résurrection ! Son objectif : concevoir son monde de rêves sur une petite île inhabitée, au large du vaste domaine de la famille Komoda. Mais son comportement étrange et son obsession pour ce projet sèment le doute dans l'esprit de Chiyoko, la jeune épouse de l'homme dont Hitomi a pris la place : s'agit-il vraiment de son mari, revenu de l'au-delà ?
La première partie de ce très court roman est ainsi consacrée à l'élaboration du plan de Hitomi Hirosuke. On fait connaissance avec un homme totalement obsédé par son rêve d'esthète, quitte à abandonner son identité. En effet, avec une grande minutie, il va commencer par mettre en scène son suicide, avant de se rendre au cimetière où est inhumée la dépouille de Komoda Genzaburô pour profaner sa tombe, s'emparer des effets personnels vêtus par le cadavre de son sosie et cacher son corps dans une tombe voisine. Il va ensuite se présenter au domaine des Komoda, en feignant de manière troublante un état de semi-conscience, convaincant ainsi les proches de la défunte victime de cette usurpation d'identité.
Vous l'aurez compris : le protagoniste de cette histoire est sérieusement dérangé, et ses actions sont dépourvues du moindre sentiment humain. de plus, le style de l'auteur, riche en descriptions glauques et malsaines et collant au plus près de l'action à la manière d'un conteur, renforce l'aversion du lecteur pour cet être ignoble. En tout cas, ça a très bien marché pour moi, et j'ai adoré suivre les différentes étapes du plan dément de Hirosuke !
En revanche, j'ai été plutôt déçu de la tournure des événements dans la seconde partie, dans laquelle Hirosuke convainc Chiyoko de le suivre sur l'île qui lui a servi à édifier son paradis personnel, dans le but de l'assassiner de peur que sa supercherie soit révélée au grand jour. L'oeuvre du protagoniste consiste en une succession de paysages artificiels sortis tout droit de ses fantasmes les plus fous, peuplés de jeunes femmes dénudées interprétant des animaux, des objets inanimés ou encore des végétaux, dans des mises en scènes extravagantes exploitant nombre d'artifices visuels, le tout formant un ensemble uniquement visible du sommet d'une immense tour placée en son centre.
Si au début la jeune Chiyoko s'émerveille de ce qu'elle voit (notamment dans le tunnel sous-marin en verre transparent qu'elle et son époux imposteur empruntent à leur arrivée sur l'île), très vite l'angoisse monte devant l'étrangeté de ces mondes irréels, si beaux qu'ils en deviennent cauchemardesques. Encore une fois,
Edogawa Ranpo excelle dans ses descriptions pour donner une atmosphère vraiment malsaine à la découverte de ce panorama géant.
Mais le roman est vraiment très court, et bien que cela soit magnifiquement inquiétant, tout s'enchaîne très vite. Quelque part, le lecteur se sent oppressé comme Chiyoko face à ce rythme effréné, mais je m'attendais à davantage de folie dans le résultat de toute cette entreprise, surtout après avoir suivi de près son créateur dans ses délires.
Au final, j'ai apprécié ma lecture, mais pas autant que je l'aurais voulu. On assiste bien à une montée graduelle de l'angoisse devant l'oeuvre dérangeante de Hirosuke, mais cela bascule un peu trop dans de l'érotisme excessif et malsain… le grand final est un peu convenu à mon goût alors que je m'attendais à être surpris, mais n'oublions pas que cela a été écrit il y a près d'un siècle et à dû inspirer pas mal d'auteurs ou de scénaristes depuis !
Néanmoins, le style de l'auteur et sa manière de décrire les machinations d'un esprit tordu me plaisent assez, et j'aimerais bien lire d'autres de ses oeuvres, comme les fameuses enquêtes de Kogoro Akechi !