Le titre du roman d'Emmanuel Bove est trompeur, car ce n'est pas tant des amis de son héros qu'il est ici question, que de ses tentatives désespérées -et il faut bien le dire, souvent pitoyables- pour s'en faire...
Cette lecture m'a rappelé celle de "La faim" de Knut Hamsun... bien que Victor Baton, le personnage de "Mes amis", ne soit pas en manque de nourriture comme le malheureux héros de l'auteur norvégien, mais de relations humaines, le parcours des deux hommes est plombé du même écrasant sentiment de misère médiocre. De même, il y a dans les deux œuvres une sorte de répétition cyclique, et systématiquement vouée à l'échec, des situations dans lesquelles leur quête place les deux narrateurs.
Victor Baton nous cueille au réveil -le sien, s'entend-, déjà prolixe en détails d'un prosaïsme crasse quant à son apparence physique -ses dents grasses, ses paupières au coin desquelles ont séché des larmes...- et la triste décrépitude de sa chambre grise. En poursuivant par l'évocation de son voisinage, au gré de phrases brèves et percutantes alliant considérations à la spontanéité désarmante, drôle, et descriptions d'une froideur clinique, il nous donne le ton de ce qui va suivre...
"Chaque matin, ma voisine chante sans paroles en déplaçant les meubles. Sa voix est amortie par le mur. J'ai l'impression de me trouver derrière un phonographe.
Souvent, je la croise dans l'escalier. Elle est crémière. A neuf heures, elle vient faire son ménage. Des gouttes de lait tachent le feutre de ses pantoufles.
J'aime les femmes en pantoufles : les jambes n'ont pas l'air défendues.
En été, on distingue ses tétons et les épaulettes de sa chemise, sous le corsage. Je lui ai dit que je l'aimais. Elle a ri, sans doute parce que j'ai mauvaise mine et que je suis pauvre. Elle préfère les hommes qui portent un uniforme."
Le narrateur, lui, ne porte pas d'uniforme. Réformé, il vivote sur sa maigre pension d'invalide de guerre, et suscite le mépris de ses voisins qui le considère comme un fainéant. C'est que l'invalidité de Victor, partielle, ne l'empêche pas vraiment de travailler. Seulement, l'ennui et le sentiment aigu de sa pauvreté l'engluent dans une volonté d'inertie que viennent conforter les déboires qu'il subit à chaque tentative pour s'intégrer dans la société des hommes.
"Mes amis" relate la succession des mésaventures que provoque ses emballements pour des inconnus dont il espère devenir proche. Il s'applique à le leur faire comprendre avec une promptitude qui révèle son désespoir. Obnubilé par ses efforts pour se montrer sous son meilleur jour, en vu d'un résultat qui l'obsède tout autant, il fait preuve de maladresse, manque de naturel, et finit par susciter le mépris ou la pitié. Ce désir éperdu de séduire l'autre, mêlé à sa gêne permanente quant à l'image qu'il renvoie, altèrent par ailleurs sa lucidité, et le fourvoie quant aux intentions d'autrui. Il n'attire ainsi que des profiteurs, qui le fréquentent le temps d'avoir obtenu quelque gain souvent dérisoire, ou des philanthropes qui l'apprécient non pour sa personne, mais pour sa pauvreté, et la possibilité qui leur est ainsi offerte de s'auto glorifier en se montrant charitable...
Victor oscille ainsi entre espoirs et désillusions, alternant les périodes où, fantasmant sa vie, il s'imagine riche et bien vêtu, vivant avec une actrice célèbre, et celles où, submergé par la solitude et le désespoir, il est de nouveau écrasé par les sentiment d'infériorité et de découragement suscitée par son apparence miteuse et ses expériences malheureuses.
Le vide de sa vie s'exprime alors par son attachement à d'insignifiants détails, qu'il évoque comme s'il s'agissait d'événements importants, et sa souffrance par l'amertume avec laquelle il considère le monde qui l'entoure, donnant l'impression de voir la laideur, la misère, la détresse avec une acuité accrue.
Emmanuel Bove décrit avec ce roman la chute inaudible, invisible (parce qu'on ne veut pas la voir) de ceux que leur condition sociale rejette aux limites de la communauté. C'est une chute sans flamboyance, et, à l'image d'un système fondé sur les valeurs de l'argent et de la notabilité, mesquine.
Mais ne vous y trompez pas : en dépit de son propos pessimiste, "Mes amis" offre l'occasion d'une lecture que son rythme enlevé et son ironie mordante rendent très plaisante !
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