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Citations de Estelle Faye (383)


Le projecteur m’aveugle, la salle est plongée dans le noir plus qu’aucune que j’aie connue. Avec ma nouvelle maigreur, je flotte presque dans la chemise de Damien. Je le sais dans mon dos, mon fidèle pianiste, les doigts effleurant déjà son clavier. Ce soir nous interprétons un extrait de la Frost Scene, un air baroque tiré d’un semi-opéra de Purcell, une œuvre intrigante où ne peuvent chanter que des êtres surnaturels. Ce soir, j’incarne l’Esprit de l’Hiver. Réveillé malgré moi par les hommes, j’implore qu’on me rende au gel et à la mort. Le trac me noue la gorge. Damien, derrière moi, attend un geste, un signe convenu entre nous, pour lancer les premières notes. J’essaye de déglutir. La salle est plongée dans un tel silence, que j’en viens à me demander si nous avons du public. La chaleur et l’humidité rendent l’air de la cave tellement moite, qu’on croirait se détremper rien qu’en restant debout, là, sans bouger. Je ferme les yeux. Et j’invoque l’hiver.
Je sens la lumière pulser sous mes paupières closes. Peu à peu, ce n’est plus le spot du bar qui m’éblouit, c’est le soleil sur la neige. Avant même de lâcher une note, je convoque les songes glacés de mon enfance, je suis Kay et j’erre dans les salles immenses du palais de glace, je suis une infime silhouette humaine perdue sur le fleuve gelé de Saint-Pétersbourg… Soudain je pense à Tess, presque malgré moi. Un éclat de givre me poignarde le cœur. Dans un état second, je lance Damien d’un signe. Et je me mets à chanter.
L’air de la Frost Scene est un chant de renoncement, une respiration qui s’épuise, un gel qui gagne les membres. Et tandis qu’il s’avance, je songe à Tess. Le jour où elle m’a dit qu’elle ne serait jamais amoureuse. Le jour où elle m’a annoncé qu’elle aimait quelqu’un. Celui où elle m’a parlé de son départ. La nuit d’avril sur le toit de mon immeuble. Le matin où elle est partie. Je suis le génie de l’hiver et le froid me tétanise, cristallise le long de mes veines. Je remonte le temps, toujours plus loin, jusqu’à notre enfance, le cœur brillant, translucide, de mes premiers souvenirs avec Tess. À l’époque où nous étions heureux, sans arrière-pensée. Les longs hivers d’alors, les batailles de boules de neige sur la butte Montmartre, parmi les sarments de vignes bruns, dépouillés de leur robe de feuilles et de vrilles. Le rire de Tess quand son projectile s’écrasait sur mon visage rougi. Son rire cristallin qui me fait mal et que j’ai tellement regretté. Le froid se propage dans tout mon corps, mon sang se glace comme un fleuve en janvier, mes doigts se figent. Seule ma voix résiste encore, les notes vibrent, chacune plus claire, plus pure que la précédente. Plus épuisante aussi. Je n’ai jamais dit adieu à Tess. Jamais avant ce soir. Dans ce bar, cette nuit. Le projecteur grésille, la lumière faiblit, à peine. Une femme me fixe dans le public, immenses yeux sombres, mon cœur s’arrête, repart à contretemps. La mélodie monte dans le suraigu, je ne suis pas un haute-contre, ma voix s’éraille et peine à monter aussi haut. Alors je charge en émotion, j’assume ma faiblesse, la mêle à mon chant. Le gel me saisit la gorge. La femme dans le public a les yeux de Tess. C’est impossible, mais jusqu’à ce que finisse l’aria, je me convaincs qu’elle est Tess, qu’elle est revenue m’écouter. Le projecteur regagne en intensité. La salle s’évanouit à nouveau dans l’ombre. Tess n’est pas là, je l’ai rêvée. Ma voix meurt et je lâche la dernière note. L’air est achevé, ma tête retombe. Des applaudissements crépitent, je crois, je ne sais pas vraiment. Damien me passe un bras sur l’épaule.
— Bravo, me glisse-t-il à l’oreille.
Est-ce que lui au moins a compris ce que je suis allé chercher ce soir ? Mon corps aminci tremble en pleine canicule. Mon pianiste me serre contre lui, pour me communiquer sa chaleur. Les lumières se rallument dans la salle. Les spectateurs applaudissent encore. Certains se sont carrément levés de leur siège. C’est un triomphe. Damien me frictionne jusqu’à ce que je cesse de trembler.
— Viens, décide-t-il, tu as besoin d’un verre.
Ensemble nous fendons les rangs de mes nouveaux admirateurs. Je m’appuie sur mon pianiste, trop paumé pour savoir si je suis content, si je suis soulagé.
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C'est au vingtième ou au vingt-et-unième siècle que tout a commencer, je crois. la course à l'énergie, les hommes cherchant par tous les moyens à épuiser les ressources de sous-sol, comme s'ils voulaient qu'aucune génération ne puisse survivre après eux.
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Le Temps est un fil infini, lui dirent-ils, constitué de milliards d’autres, une tresse d’une myriade de fils de vie qui se déroule dans un océan de ténèbres. Par endroits l’un de ses fils infimes pointe hors de la tresse, et son extrémité se balance, livrée aux vents de la grande nuit. Chacun de ses accidents est un oracle. Une vie un peu plus libre, un moins liée au Temps que les autres. Et si ce fil est assez fort, assez solide pour qu’on le tire en arrière, alors grâce à lui on peut défaire une part de la tresse, défaire le présent, le passé. Revenir en arrière. Remonter le temps."
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Joad et son sauveur s'arrêtèrent en vue d'une cabane. De la lumière filtrait sous la porte et les volets. C'était l'une de ces huttes de bergers, en planches brutes, qui servaient autrefois de halte dans les alpages. La Crue l'avait rattrapée, et à présent elle se tenait tout au bord de l'océan. La lune drapait de lueurs nacrées l'eau étale. Des huîtres s'accrochaient aux montants de la cabane, bavaient sur ses bardeaux. Un calme irréel imprégnait le paysage.
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La chaleur et l'humidité rendent l'air de la cave tellement moite, qu'on croirait se détremper rien qu'en restant debout, là, sans bouger.

Je ferme les yeux. Et j'invoque l'hiver.
Je sens la lumière pulser sous mes paupières closes. Peu à peu, ce n'est plus le spot du bar qui m'éblouit, c'est le soleil sur la neige.
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Ma ville est lardée de cicatrices, construite, détruite et reconstruite cent fois, mille fois au même lieu. Ma ville est percée de partout, déchirée et trouée jusque dans ses entrailles, et elle ne s'est jamais laissée mourir, elle s'est toujours arrangée pour renaître.
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Puis l'Apocalypse est venue. Les réfugiés, les maginaux, les pauvres se sont massés aux portes de la ville, ont envahi ses trottoirs, ses souterrains. La ville les a repoussés de son mieux, sans trop de violence au début, cantonnant la misère dans les banlieues. Et les freaks, les satanistes, les hors-zones, les déviants de tout poil se sont repliés d'eux-mêmes vers l'En-Dessous, ont façonné leur propre ville, cité miroir à leur image, reflet étrange de la grande ville, dans les carrières et les catacombes, dans les sous-sols de Paris.
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Les quatre tours de verre de Stonehenge, au sommet rongé de fongus brun, sont en fait l'une des dernières grandes bibliothèques qu'aient bâties les hommes de l'Ancien Monde. Pleine de manuscrits, de documents, de fichiers et de livres, plus encore que l'Université et les archives des Sorbons. Une réserve de savoir extraordinaire, un trésor que les Enfants Psys se sont chargés de défendre, contre les pilleurs, les profanateurs, et les fanatiques qui en sous-main cherchent toujours à éradiquer la Vieille Culture.
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Léna lève un sourcil perplexe. D'habitude, dans leur duo, c'est elle qui suit son instinct, et Alduin qui réfléchit et doute. La fille rousse hésite, jette un regard alentour. Les maisons ferment l'une après l'autre leurs volets et le froid descend. Alduin et elle ne peuvent pas se permettre de dormir à la belle étoile, ils finiraient gelés.
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Il n'aime pas vraiment grimper aux grands arbres, surtout en cette saison, quand les branches alourdies de neige peuvent se rompre à chaque instant. Cependant, il rassemble son courage et se hisse sur les premiers mètres. Il finit toujours pas suivre Léna, où qu'elle l'entraîne. Leur amitié étonne les gens du village. Comment s'entendent-ils aussi bien, ces deux-là que tout sépare? Lui, Alduin, le fils du chef, blond et calme, presque timide. Et elle, Léna, la fille de la guérisseuse, débrouillarde et risquetout... Elle a grandi avec sa mère à l'écart du village. Quant à son père, elle ne l'a jamais connu. Au fil des épreuves, elle s'est forgé une farouche volonté de survivre.
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J’en avais eu peur, au début, puis j’avais compris : la vie était faite pour être vue et non vécue.
Sans nos masques pour nous préserver des ravages du temps, qu’étions-nous, sinon des ruines en devenir?

(Têtes de Tigre - Cécile Duquenne)
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Assise sur son trône barbare dans le castel près de la boucle du fleuve, dans le demi-jour obscurci par l'averse, la princesse Yule, abbesse de Serna Chernik, contemplait le pendentif qu'elle portait depuis plus de vingt ans, l'étoile en lirium de l'Eglise, comme si elle le voyait pour la première fois. L'éclat du métal précieux était à peine terni par la pénombre, par l'atmosphère cafardeuse entre les vieux murs. Des hommes mouraient pour ce métal, par milliers, par millions sans doute au fil des âges. Tant de morts que c'en était vertigineux, même pour un cœur bien trempé que celui de Yule. On tuait pour lui, aussi. Ce métal coulait jusque dans les fondations de l'Empire. La princesse inclina le bijou, et un instant celui-ci accrocha le faible soleil qui filtrait par la fenêtre. Un rai de lumière semblable à un sanglot céleste glissa à sa surface. Un spectacle splendide, certes, mais l'on pouvait percevoir autant de grâce sans doute dans un bourgeon de fleur fraîche, un crépuscule sur la lande, un reflet turquoise dans l'océan...
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Des volutes de sel comme de la vigne vierge se déployèrent depuis ses mains et enlacèrent le métal humide des barreaux. Sigalit en perdait le fil de la discussion. Qu'aurait-elle pu répondre ? Pour te rencontrer ? Une phrase beaucoup trop banale, mais rien d'autre ne lui venait à l'esprit. Alors, au lieu de parler, Sigalit effleura les courbes des fleurs de sel, légèrement rugueuses au toucher.
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Le faune se souvenait avec nostalgie des temps anciens, où des prêtres-loups les priaient en grande pompe, lui et ses semblables, à chaque fin d'hiver. Depuis, il avait vu les sylvains, les naïades, les centaures... tout son peuple surnaturel reculer au fond des forets, dans les recoins obscurs des cavernes et des combes. Ils avaient laissé les chrétiens prendre le pas sur eux, pénétrer dans les clairières interdites, piétiner les cercles de fées, arracher les arbres et briser les branches des buissons...
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Elle l'avait compris, à la longue, le Destin se servait des oracles pour jouer avec les mortels. Les visions étaient des masques retors. Des ombres déformées de l'avenir, qu'il projetait dans l'esprit des devins, comme les torches projetaient des serpents d'or liquide sur les parois de la caverne. Vraies et fausses à la fois.
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Mais elle comprenait enfin la vraie nature de l’avenir. Ce n’était pas le terrain de jeu des dieux, ou du hasard, ce n’était pas un labyrinthe d’énigmes. C’était ce que les hommes en feraient. Ce qu’elle et tous les autres en feraient.
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Aujourd'hui, tu n'as pas envie de rejoindre la réalité ? De laisser une empreinte dans l'Histoire ?
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Joey se tut. Je demandais : "Qu'est-ce que tu penses de tout ça ?
- Je crois que les pires ténèbres se terrent dans le cœur et l'âme des hommes." Pour la première fois, je vis une ombre passer devant son regard, pour s'effacer aussitôt. Il me sourit et conclut : "Je crois que c'est aussi là que naissent les plus grands espoirs."
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