
Ça rabote.
Ça mine, ça ronge, ça use.
Les mots rabotent, rongent. Ils ont ce pouvoir. Ils tarabustent sous la surface des choses, ils vous transforment en l’ombre de vous-même. Ou parfois en quelqu’un d’autre.
Caressants à l’inverse, ils font briller l’argenterie de votre ego. Ils endorment, rassurent, consolent. C’est selon. Le problème, c’est que l’on ne choisit pas. Les autres disent bien ce qu’ils veulent. Et après c’est trop tard : les mots sont prononcés. Tu connais ça par cœur, depuis le temps.
Tu l’as rencontré chez des amis musiciens. Des soirées où l’on buvait pas mal, quoique de manière élégante. C’est lui que tu as vu en premier, en pénétrant timidement dans le salon : tu ne sais jamais comment arriver, ni comment partir d’ailleurs. Il fumait, observant les autres avec une moue nonchalante. Il dominait le groupe par sa stature, Il intriguait par son silence, Il irradiait. Une prestance lumineuse, une classe folle, et toi, aveuglée dès la première seconde. Les autres femmes le regardaient de biais.
À un moment ou un autre de la soirée, la plupart d’entre elles étaient venues bourdonner autour de lui, un verre à la main. Il semblait trouver ça tout à fait naturel : Il régnait. Toi, tu l’observais depuis la cuisine, incapable de te joindre au groupe excité qui l’entourait. C’est pourtant vers toi qu’il s’était dirigé ensuite, te demandant pourquoi tu restais seule, debout devant l‘évier. Tu n’en revenais pas. Surtout ne pas lui déplaire, avais-tu pensé brièvement. À cet instant-là, tu ne savais même pas qui Il était, sinon tu aurais perdu tout courage. Vous avez quitté la soirée ensemble et Il t’a raccompagnée dans une invraisemblable voiture couleur sang qui vrombissait comme un avion. Fin de la scène 1 : les anges et le paradis, les trompettes, le nectar, les dorures.
Je vous suis dans chacune de vos promenades en forêt, et si je débusque un écureuil c'est que vous l'avez repéré avant moi. Car personne ne parle des animaux comme vous le faîtes. Je me délecte d'un bourdon "au col d'astrakan", du chat "dont le soupir défait tous les noeuds invisibles de l'air, ou du papillon dont les ailes palpitent lentement, "comme on feuillette un livre ancien menacé de tomber en poussière". Vous aimez particulièrement les rouge-gorges, dont l'observation vous ravit, et celui que vous retrouvez mort devant la porte du garage vous inspire le magnifique titre du livre : Dieu est un assassin blanc comme neige.
C'est difficile de cesser de vous écrire. C'est un peu comme en finir avec une addiction, on a décroché mais on pense tous les jours à reprendre. C'est une lutte de chaque instant. J'essaie de me mettre à distance raisonnable, j'essaie de prendre du recul, ou de la hauteur, enfin n'importe quel éloignement qui me soulagerait de la douleur de vous avoir perdu.
Lorsque le froid se fait mordant et raidit les draps, la grand-mère passe dans mon lit une bassinoire en cuivre remplie de braises. Se glisser dans des draps chaud avec un livre est un bonheur rare que j'anticipe toute la journée en regardant la neige tomber : ce soir, c'est bassinoire.
Je regrette le cérémonial des passages de douane de mon enfance. Il fallait montrer ses papiers, répondre à des tas de questions, parfois ouvrir le coffre, et, pendant qu'on redémarrait au ralenti, j'avais le sentiment de commencer une palpitante aventure.
Dans le sens inverse, le cérémonial indiquait qu'on était de retour chez nous, avec notre langue, notre monnaie et nos habitudes alimentaires, ce qui engendrait toujours chez moi un sentiment ambivalent, quelque chose comme un soulagement teinté de regret.
Aujourd'hui, pour peu qu'on bavarde à ce moment-là, on passe d'un pays à l'autre sans s'en apercevoir.
Le problème avec l'angoisse c'est qu'elle se nourrit toute seule, elle enfle de façon concentrique, comme l'escargot construit sa coquille : tout est bon pour faire de la matière.
J'apprends à regarder avec vos yeux, puis avec les miens. Je découvre -- enfin ! -- la beauté du monde. Ce n'est pas un mince cadeau que vos livres me font.
Il est probable que je n'aurai jamais l'occasion de lancer une amarre en me servant d'un noeud de pomme, mais je suis heureuse de posséder cet objet étrange qu'un marinier taciturne aura confectionné pour moi par une belle journée d'août.
On vous en veut pour la douleur, on vous est reconnaissant de la délivrance. C'est ainsi que pourrait se distribuer votre lectorat : vos détracteurs, qui nient la douleur que vous leur désignez, et vos admirateurs, qui apprécient le partage et le soulagement.
« Ça rabote.
Ça mine, ça ronge.
Ça use.
Les mots rabotent, rongent. Ils ont ce pouvoir .
Ils tarabustent sous la surface des choses .Ils vous transforment en l’ombre de vous - même .Ou parfois en quelqu’un d’autre » ….