Citations de Fabienne Jacob (102)
On en fait toute une histoire du corps, mais je ne sais pas si c’est aussi important qu’on le dit. Vers l’âge de treize ans, j’étais terrorisée par ses changements soudains, je ne savais pas ce qui m’arrivait. On n’avait aucune connaissance de rien à l’époque. À qui pouvais-je demander ? Ma mère était catholique fervente et mon père, mort. Je n’avais que Dieu.
Le corps a toujours représenté un danger pour moi.
Je savais bien qu’il y avait une vie là-dessous, sous ma longue robe noire, mais j’étais plutôt occupée par la tête, par les questions qui s’y bousculaient. Bien sûr mon corps se rappelait à moi dans les cas extrêmes, forte fièvre, rage de dents, peur de l’orage, mains moites. Sinon il n’avait pas beaucoup d’existence. Parfois avec les sœurs on se mettait un petit moment dehors aux beaux jours dans le jardin du couvent. Jamais en été et jamais aux heures chaudes, seulement le matin ou le soir. Alors là, oui, je le sentais bien un peu.
Après tout ce n’est pas si fréquent dans nos sociétés de côtoyer des gens heureux, les seuls qu’on puisse à la rigueur croiser se trouvent sur des bateaux à voile dans des ports d’été, ils marchent pieds nus et semblent toujours en partance, vers quoi ? vers où seuls leurs bateaux savent. La partance leur met du bonheur de la tête aux pieds.
Il faut le reconnaître, pour aborder des inconnues dans la rue, les hommes font preuve d’imagination. Ils vont rarement droit au but, préférant le plus souvent les chemins de traverse, empruntant les mots des autres, ceux qui relèvent de l’imaginaire collectif, bouts de poèmes célèbres, extraits de dialogues de films, bouts de chansons pour les plus téméraires. Certains arrivent droit vers vous et vous demandent le plus courtoisement du monde Je peux vous poser une question ? et, sans même attendre votre réponse
Les mots d’une langue étrangère sont des cailloux. Ils émettent un bruit qu’on ne comprend pas et roulent entre eux dans un ordre qui nous paraît arbitraire.
Quand on grandit dans un village, où que l’on se trouve, il n’est jamais bien loin. D’une certaine manière on l’incorpore aux jeux et aux activités les plus quotidiens. Où que l’on soit, on sait le situer, on sait que de là où il est, lui, il veille, on sait ce qu’on peut attendre de lui ou pas.
La vie sera toujours comme ça, il fera exactement cette température et on aura dans le corps la dilatation d’un long plaisir, la cuisse est un détonateur de miracle en boucle, l’équilibre, je le tiens au bout de mes mains et de mes jambes et mon cul alors ? Lui aussi il joue sa part, il se frotte, s’use, soudain une envie de rire quand je pense aux histoires qui se racontent sous le préau, le cul et la selle, les deux ce qu’ils font ensemble, la tête à Toto.
Les abattoirs sont des places de beuglement, de feulement dernier, pas des temples de silence, et quoi encore ? Bientôt on les vantera comme des lieux de recueillement, des couvents pour volailles. Je repose vivement la barquette, mon choix se reporte sur une autre qui ne dit mot sur les voyages nocturnes au calme.
Les mots que me dit le Professeur pendant l’amour ne sont pas si différents de ceux des hommes de la rue. Quand c’est sa bouche qui les prononce, ils ne me choquent pas. Parfois même ils me plaisent.
On ne cherchait pas à être heureux on l'était. (p.76)
Ce que je suis devenue, c'est la forêt qui l'a fait. Mes choix ma vie mon âge. (p.46)
Peut-être aussi était-ce l'ennui qui avait développé le don. les enfants qui ne se sont jamais ennuyés de leur vie n'ont nulle matrice, nul périmètre d'où puisse jaillir un don. (p.21-22)
Kidnappée, le mot en caractères gras dans le journal, ne faisait pas sérieux. On comprenait pas pourquoi ils avaient choisi un mot qui sonnait comique pour parler d'un truc grave. Un mot de dessin animé "kid-nappée". (p.20)
J'ai senti une présence dans mon dos. Les yeux ne sont pas les seuls à voir dans un corps. (p.15)
Peut-être pour eux, appeler quelqu'un de son nom, c'est déjà l'occuper comme on dit que l'Allemagne a occupé la France. (p.9)
L'enfant était l'objet de tous les désirs, de toutes les nostalgies.On voulait non seulement avoir , mais être un enfant. Être immature, irresponsable à vie.
Mais ce qu'on convoitait par-dessus tout dans l'enfance, c'était l'immortalité qui lui était inhérente.
Sur la place publique elle se sent nue. Nue face au monde entier. Elle est à tout le monde elle est une femme publique. Une femme décapitée car ce ne sont pas les cheveux qu'on lui coupe mais la tête. Avec sa nouvelle tête, son crâne, sa nuque dégagée, elle sent l'air du matin, la netteté et en même temps le tremblement du monde en ce matin d'octobre. Et aussi les regards avides des autres, ceux qui sont venus, ceux qui la mangent des yeux. Sur la place le monde entier peut la voir, tête nue, autant dire nue, la bouffer des yeux. Elle est à tout le monde.
Au début la guerre était partout, on ne la voyait nulle part. Au début, elle ne faisait aucun bruit, on n'entendait aucun cri, partout que des chuchotements. Personne en ces temps-là ne l'appelait guerre. C'est seulement plus tard.