Les hommes se choisissent un avenir et mettent ensuite une femme dedans; les femmes se choisissent un homme et elles arrangent l'avenir autour, comme elles peuvent.

Toute sa prime jeunesse, j'ai abreuvé ma fille de conseils dont elle aurait préféré se passer et je lui ai donné la nausée avec des livres et des tableaux qu'elle ne voulait pas. Jusqu'à ce jour à Venise, en vaporetto sur le Grand Canal, où, émue par la splendeur, je lui ai dit :
- Regarde ce que cela peut être beau !
Valentine m'a répondu, l'oeil tourné à l'intérieur sans me voir ni le paysage :
- Si tu me laissais découvrir moi-même ce qui est beau.
C'était l'heure froide où je venais de te quitter, je me réjouissais beaucoup de notre première intimité à deux. Elle non. Notre fille n'avait pas quinze ans, elle se foutait de la lagune argentée et de San Marco et des musées Correr, Accademia and co, dont, elle le savait, j'allais tenter de la gaver. Elle attendait les lettres d'un petit jeune homme. Celui-ci n'a plus de visage ni peut-être de nom pour elle aujourd'hui, mais à l'époque il trouvait le moyen d'effacer le palais des Doges et le Condottiere et jusqu'au pont des Soupirs, le petit jeune homme oublié, et moi, en revanche, je n'ai jamais effacé la leçon de ce matin-là. On ne badine pas avec ce que vos enfants vous apprennent. Jusqu'à la fin du voyage, je n'ai plus attiré le regard de Valentine sur un seul Carpaccio. Et il en sera ainsi jusqu'à la fin de mon voyage, je crois. Je n'oserai plus jamais lui vendre, lui solder, lui fourguer de force la beauté des choses.

Tout ce qui est beau me fait presque un peu mal. En particulier c'est tellement émouvant de constater la beauté de ses enfants, les regarder de loin et se dire : "C'est pas possible ; c'est moi qui ai fait cela ? Ah, ce que c'est beau !" Cela me donne envie de pleurer. C'est bête, alors je me cache. Mais je m'inquiète pour Délia. Cette arrogance à la Fitzgerald qu'ils ont devant la vie et devant eux-mêmes, Marc et elle. Ce besoin du tout ou rien en amour ! Où va-t-il les mener, ce besoin d'absolu ? Je suis triste de ne pas pouvoir leur dire ce que je sais, ce que le temps m'a fait découvrir au sujet de l'absolu. On ne peut pas toujours offrir à ses enfants ce que l'on sait et dont ils ne veulent point et, parallèlement, on leur refuse parfois ce qu'ils veulent, même s'il vous était possible de le leur donner. Je suis consciente par exemple que Délia me trouve une grand-mère indigne, et je ne fais rien pour changer son opinion. Pourquoi ? Par égoïsme je dirais. L'égoïsme justement des gens qui n'ont plus tellement de temps devant eux.
Vos enfants pensent souvent que l'on continue à désirer les posséder comme on le faisait par la force des choses, lorsqu'ils étaient petits, alors qu'on contraire, beaucoup moins drôle, on continue à leur appartenir et c'est leur bonheur ou leur malheur qui fait le vôtre.
Quand Valentine est née, elle a changé à jamais la direction de mon regard. J'ai été atteinte une fois pour toutes de strabisme maternel. Quoi que je fasse, je regarde aussi dans sa direction. Jamais je ne pense pas à elle.
Oui, je suis heureuse d'être seule ici, pour rêver encore une dernière fois au temps et aux gens perdus et pour clore ce périple avec toi, Thomas. Il me semble que je nous ai à peu près tout dit et je me sens apaisée comme lorsque l'on vient de fermer un livre aimé. On en caresse la couverture du plat de la main. C'est bien dommage d'avoir tout lu. Mais certaines histoires sont interminables, on peut les recommencer sans fin, car l'amour, même au passé, c'est ce qui ne meurt pas, c'est ce qui ne s'oublie pas.
Rassure-toi, jeune homme, tu es parti et tu es là. Tu peux me faire pleurer comme au premier jour. Une larme dans la mer des chagrins humains, je sais, mais elle est intarissable. Et, en échange de cette larme, il faut que tu acceptes de l'estomper, Thom. Ne m'empêche pas d'être, veux-tu ? Tu me rendrais service, monsieur de mon passé infini et présent à jamais.
17 octobre 1940
Vichy vient de décider que les femmes ne seraient plus des individus complets et doués de libre arbitre : il les renvoie au grand anonymat des besognes ménagères. Il sera désormais interdit d'embaucher une femme mariée dans les administrations publiques ! Elle sera interdite aux femmes et aux chiens. Nous sommes les juifs des sexes.
On ne saisit jamais l'instant où les choses finissent, pas plus qu'on ne voit le bourgeon devenir feuille.
Il se fait tard, tôt dans une vie !
on croit parfois que l'on est arrivé à quelque chose, que notre sexe est libéré, mais les femmes ne seront jamais libres, non pas ,comme elles le croient, à cause de la mauvaise volonté des hommes, mais à cause de leurs enfants.