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Critiques de Grégoire Chamayou (31)
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La société ingouvernable

Si vous recherchez une analyse documentée et référencée (avec un impressionnant appareil de notes) sur les manœuvres et stratégies du capitalisme pour maintenir et renforcer sa prédominance idéologique, au niveau mondial, depuis les années 70, alors cet ouvrage est un indispensable.

Car en ces années 70, désormais devenues lointaines pour beaucoup, la classe du profit sans vergogne eut très peur, se voyant menacée par une généralisation des contestations et des dénonciations multiples des effets profondément nuisibles à l’intérêt commun de ses agissements. Nous trouverons donc ici un tableau assez complet de la façon dont la classe des prédateurs reprit la main en multipliant les interventions et manipulations diverses au mépris de l’intérêt général et des populations de la planète. Nulle vision complotiste ici mais un ensemble de faits dont nous mesurons de plus en plus, et sans doute avec quelque accablement, les conséquences mortifères sur notre monde. D'autant que ce sont les mêmes qui restent partout en place et prétendent même vouloir nous sauver. Mais de quoi au fait ?
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La société ingouvernable

Grégoire Chamayou jette des buches dans le feu allumé notamment par Karl Marx et Karl Polanyi, le ravive et lui donne la force d'éclairer comme il faut le monde, de dévoiler ce qui se tapit dans l'ombre de la jungle néolibérale : la violence consubstantielle au capitalisme libéral et la nécessité d'un arsenal militaro-policier pour imposer l'ordre du marché. Chacune de ses buches pourrait assommer un éléphant républicain aussi facilement qu'un âne démocrate, cette version anglo-saxonne des animaux politiques (ne faisons pas l'erreur de les prendre pour des clowns) du cirque politique qui se joue partout désormais : un spectacle d'illusion qui tend à faire passer la dictature du quotidien en structuration du dialogue social, la répression violente des contestataires pour de l'éducation et la volonté totalitaire de construction de l'homme nouveau adapté aux exigences du roi Marché pour la liberté d'homo œconomicus.

Il y a bien des livres sur le sujet qui nous ouvrent les yeux. certains éclairent véritablement. Celui-ci est éblouissant.
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La société ingouvernable

Sous-titre du livre : Une généalogie du libéralisme autoritaire. Tout est dit là : Á la fin des années 70 la réaction contre l'État-providence né après la seconde guerre mondiale, entama le combat. Dans les entreprises d'abord, jusqu'à soumettre le pouvoir managérial à la loi d'airain des actionnaires. Mais il fallait plus : écarter l'État de tout pouvoir économique tout en le renforçant pour que la puissance publique s'exerce au seul bénéfice des forces néo-libérales. C'est ce processus historique qui nous est explicité dans ce livre et qui aboutit en France à la situation que nous vivons aujourd'hui début 2020. L'analyse est d'une grande acuité.On peut juste regretter qu'elle soit fondée principalement sur des écrits et des exemples anglo-saxons. Mais il est vrai que bien de nos malheurs viennent de là-bas.

Je plaisante. Á peine...
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Théorie du drone

Comment le drone «chasseur-tueur» remet en cause la guerre en supprimant le combat.



Paru en 2013 aux éditions La Fabrique, cet essai du philosophe Grégoire Chamayou (également traducteur de l’excellent essai de Jonathan Crary «24/7, Le capitalisme à l’assaut du sommeil») a pour ambition de soumettre les drones armés volants, engins de surveillance volants transformés en «chasseurs-tueurs», à un travail d’investigation philosophique, car ces engins utilisés de plus en plus massivement par les États-Unis depuis la fin des années 2000, pour des chasses à l’homme militarisées essentiellement préventives, ont transformé la guerre, souvent asymétrique, en un combat absolument unilatéral, où l’ennemi, menace potentielle frappée en général sur la base d’agissements observés et apparaissant comme déviants et hostiles (pour des individus dont on ne connaît pas toujours l’identité), est réduit avec cette nouvelle arme au statut de simple cible.



Au-delà des arguments éthiques, Grégoire Chamayou explore les conséquences historiques, politiques, juridiques qu’impliquent l’utilisation de ces drones, les failles d’une arme qui peuvent se retourner contre ses concepteurs, et les effets contre-productifs de cette forme de combat qu’on ne peut plus appeler guerre, car elle rompt avec les modèles, catégories et notions connues de la guerre, et s’effectue hors de tout cadre du droit international.



Un des effets contre-productifs du combat « dronisé » (rendu, dans toute la complexité des conflits dans lesquels il s’inscrit, dans le «Pukhtu Primo» de DOA) est l’exaspération et la haine, qui peuvent conduire les populations menacées ou frappées par les drones vers des groupes extrémistes apparaissant comme «moins odieux qu’un ennemi sans visage qui fait la guerre à distance et tue souvent plus de civils que de militants». En négligeant sciemment l’opinion des populations locales, la lutte antiterroriste exclut tout traitement politique du conflit, et laisse entrevoir, avec cette forme de combat qui forme un surprenant miroir de l’horreur au terrorisme, la menace d’une violence sans fin, car sans résolution.



Peu évoqués en France, les drones font l’objet de débats intenses aux Etats-Unis, et les stratèges américains, avec les marchands d’armes, cherchent à justifier leur utilisation en les présentant (au-delà de leur faible coût, qui induit un risque de prolifération) comme une arme humanitaire, car ils sauvent des vies, et en particulier celles des militaires américains, qui de fait selon cet argument valent (beaucoup) plus que celles des civils d’un autre pays.



Un livre hautement stimulant, et même indispensable pour quiconque s’intéresse à l’art de la guerre, à l’actualité internationale et bien au-delà.



Retrouvez cette note de lecture sur mon blog ici :

https://charybde2.wordpress.com/2015/12/28/note-de-lecture-theorie-du-drone-gregoire-chamayou/



Pour commander et acheter ce livre à la librairie Charybde, sur place ou par correspondance, c'est par là :

http://www.charybde.fr/gregoire-chamayou/theorie-du-drone

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Théorie du drone

La guerre des drones a soulevé de profondes questions éthiques et constitutionnelles à la fois dans les couloirs du Congrès et dans le public américain. Depuis les débats sur la guerre nucléaire, la stratégie militaire américaine n'a jamais fait l'objet de discussions dans les salons, les salles de classe et les lieux de culte. Pourtant, comme le montre ce nouveau travail, toutes les implications des drones ont à peine été abordées dans la récente tempête médiatique.

Dans une vision unique d'un sujet qui fait la une des journaux et consomme des milliards de dollars des contribuables chaque année, le philosophe Grégoire Chamayou applique le prisme de la philosophie à notre compréhension de la façon dont les drones changent notre monde. Pour la première fois dans l'histoire, un État a revendiqué le droit de faire la guerre sur un champ de bataille mobile qui s'étend potentiellement sur le globe. Selon lui, les armes volantes télécommandées nous emmènent bien au-delà même de la justification de George W. Bush pour la guerre contre le terrorisme.

Nous assistons à une transformation fondamentale des lois de la guerre qui ont défini le conflit militaire comme entre combattants. Alors que de plus en plus de drones sont lancés au combat, la guerre a désormais le potentiel de se transformer en un royaume d'assassinats secrets et ciblés, au-delà de la vue et du contrôle non seulement des ennemis potentiels mais aussi des citoyens des démocraties eux-mêmes. Bien plus qu'une simple technologie, montre Chamayou, les drones influencent profondément ce que cela signifie pour une démocratie de faire la guerre. Une théorie du drone sera une lecture essentielle pour tous ceux qui se soucient de cette question importante.
Lien : http://holophernes.over-blog..
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La société ingouvernable

Grégoire Chamayou est un philosophe français et chercheur au CNRS que j’ai découvert par hasard à l’occasion d’une interview donnée à l’apparition de son livre « La société ingouvernable » en 2018.

Cet essai richement documenté est une mine d’or qui permet de comprendre comment le capitalisme néolibéral a réussi à gagner la bataille idéologique et à s’imposer comme le seul système viable dans nos sociétés contemporaines. « There is no alternative » disait la mère Thatcher.

L’auteur démarre son analyse au début des années 70 qui ont été marquées par le déferlement de revendications syndicales, sociales, écologistes et démocratiques et qui ont ébranlé les gouvernements occidentaux et le monde des affaires.

Se lance alors la riposte des tenants du capital et ce sur tous les niveaux : guerre aux syndicats dans les entreprises, mise au pas des cadres supérieurs des comités exécutifs des entreprises en faisant en sorte que leurs intérêts personnels soient alignés sur ceux de l’entreprise via la « valeur actionnariale », la récupération des enjeux écologiques ou ce que l’on qualifie aujourd’hui de « greenwashing », propagande médiatique et universitaire « pro business », responsabilisation de l’individu pour annihiler toute critique systémique des modes de production et l’éloge des petites actions individuelles qui garantissent la bonne conscience, délégitimation de toute alternative politique réelle…

« Il n’y a d’opposant légitime, aux yeux du pouvoir, que celui qui est inapte à le menacer. Voilà le secret de la « légitimité » vue par les maîtres : ne sont reconnus comme légitimes que ceux qui ont renoncé à leur force. La « légitimité » est la médaille de pacotille qu’on leur octroie en échange de leur désarmement. »

Par ailleurs, le livre décortique avec brio les rouages du néolibéralisme qui à l’encontre du fondement idéologique du libéralisme d’Adam Smith ne s’autorégule pas via une main invisible mais dépend entièrement de l’Etat. C’est ce même Etat via des dérégulations et des lois œuvre pour le plus grand bien d’une toute petite minorité.

Et l’analyse de s’achever tristement sur l’issue logique d’une telle idéologie qui n’est autre que ce libéralisme autoritaire auquel nous assistons actuellement.

« Un libéralisme autoritaire est un autoritarisme socialement asymétrique. Tout dépend à qui il a affaire : fort avec les faibles, faible avec les forts »

Néanmoins, l’auteur dresse pour conclure les prémices d’une alternative qui serait basée sur de l’autogestion, de la coopération et une autonomie collective fédérée.

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Les Chasses à l'homme

L’auteur, agrégé de philosophie et chercheur à l’Institut Marx Planck à Berlin, s’intéresse à ce phénomène particulier, dit cynégétique : l’homme qui chasse l’homme.



En commençant aux origines bibliques (avec Nemrod, roi de Babel et grand chasseur d’homme), il brosse un tableau des différentes chasses à l’homme, leurs réels mobiles (oui, mobile comme dans un crime), jusqu’au 21e siècle. Faisons simple, répertorions les différents type de chasse : chasses aux esclaves (dans l’Antiquité), chasse aux hommes-loups (quand un homme est banni de sa communauté), chasse d’acquisition (aller capturer des esclaves), chasse d’exclusion (chasser un homme de la communauté), chasse de domination (rappeler aux dominés qui est le dominant), chasse d’éradication (éliminer la proie). Tous ces éléments se recoupent, et selon lui ils ont tous joué dans les chasses aux Indiens en Amérique.

La chasse est une question de pouvoir, le dominant chasse le dominé, souvent en utilisant un intermédiaire, comme le chien, évidemment, ou des dominés élevés au grade de valet de chasse (métis chassant des Africains, des Indiens).



Historiquement, la Bible distingue la souveraineté cynégétique (Nemrod, roi chasseur capture des hommes dans un espace pour les enfermer dans Babel et les obliger à construire la cité, leur prison) de la souveraineté pastorale (Abraham le berger soigne les siens, protège son troupeau).

Du coup, le christianisme, pour se débarrasser de l’hérétique, de celui qui menace de contaminer le troupeau, pratique la chasse d’exclusion en excommuniant l’indésirable.

Or, cette chasse ne concerne pas seulement la proie, mais comme dans beaucoup de cas, interdit est fait à la communauté d’aider la proie. Notons que le bannissement, la condamnation par contumace, ce genre de choses, révèlent une faiblesse du pouvoir, incapable de capture le « criminel », et déléguant finalement à tout le monde le pouvoir de la violence légitime. L’auteur le précise, le développement de la police étatique au 19e siècle puis au 20e va rendre le bannissement de moins en moins courant, le supprimer : nul ne s’échappe d’un monde fini.



Il évoque très bien comment la chasse aux Africains, pour alimenter le commerce d’esclave, est d’abord une initiative européenne (Portugaise pour être précis), au service du commerce européen, et que très vite va s’instituer un système pervers où les Africains, pour le profit, vont entretenir eux-mêmes la chasse.

Le développement du capitalisme engendre ce type de comportement, et tout est fait pour dénier aux Nègres, puisque c’est le mot, toute humanité, ou d’une moins toute égalité avec les autres hommes, entretenant le paradoxe de préciser qu’ils ont mérité leur sort puisqu’ils s’exploitent eux-mêmes, mais en même temps on les déteste et les massacre quand ils se révoltent ou s’enfuient.

Paradoxe, relevé depuis le début de la chasse à l’homme et de la volonté de la justifier : la proie, que l’on méprise et rabaisse le plus possible, que l’on estime être proie par nature pour pouvoir la chasser en toute légitimité, cette proie se refuse souvent à être considérée comme tel, un comble n’est-ce pas ?

En plus, comme tout bon chasseur doit penser comme sa proie, on préfère recourir à des dominés pour chasser leurs frères, car c’est bien connu, un Nègre pense comme un Nègre, comme cela on ne s’abaisse pas au niveau de la proie.

Le problème, c’est qu’une proie résistant activement, si elle veut vivre, raisonne comme un chasseur et devient dangereuse. En somme, plus les esclavagistes clament qu’il faut avoir des esclaves car il est dans la nature des Indiens et des Nègres d’être esclaves, plus, inversement, ils s’arment pour prévenir la révolte d’être censés être incapables de vivre libre. D’ailleurs, toute révolte d’esclave, même d’ampleur, est symboliquement traitée comme une chasse, car l’envisager comme une guerre, serait reconnaître un statut d’ennemi, et non de proie, aux révoltés.



Quittant le cas spécifique de l’esclavage, l’auteur développe la chasse aux pauvres qui va naître au seizième siècle puis s’intensifier, au fur et à mesure que le statut du pauvre, figure du Christ, régresse, et que l’on préfère les enfermer pour leur donner du travail obligatoire. C’est bien connu, le riche à l’oisiveté productive, le pauvre à l’oisiveté malsaine.

Pour l’auteur, l’enfermement dans les Hôpitaux, c’est le terme, va permettre la naissance du salariat : une masse de travailleurs, corvéables, vulnérables.



Cette chasse, plus institutionnelle, est différente de la meute et du lynchage : si le lynchage semble spontané, l’analyse des émeutes et des lynchages montre toujours un fort contexte social (sudiste américains élevés dans la haine et la peur des anciens esclaves, ouvrier nationaux méfiants face aux ouvriers étrangers, peuple contre les Juifs).

Généralement, le pouvoir en place laisse faire, car c’est un dérivatif à la contestation sociale : le Juif prélève l’argent au profit de l’état, l’ouvrier étranger fait baisser le coût du travail, il est plus facile de faire un pogrom en Russie tsariste que d’attaquer l’état, le Noir doit être « remis à sa place », etc.



Nos sociétés modernes développent avec entrain la chasse à l’homme illégal : sans papier, sans patrie, cet homme a beau se tenir devant vous, il n’existe pas. La proie est déshumanisée, c’est un animal, et déclassé sur « la chaîne alimentaire », vit dans la peur d’être « dévorée » par un autre homme : dénoncée, traquée, arrêtée.

Avec la fiction administrative, dans une même ville cohabite des hommes légaux et des hommes illégaux, comme du temps des chasses d’exclusion, tout leur devient impossible (compte en banque, location, etc.). Étant illégaux, c’est la caution morale de la société, ils ont pourtant un intérêt économique dont les dominants légaux tirent profit : on les exploite. Comme du temps de l’excommunication, il est interdit à la communauté d’aider ces hommes là.

Et là où les anciennes sociétés apposaient des marques sur le corps pour distinguer la proie, avec les nouvelles technologies, tout notre corps est notre marque (empreinte digitale, ADN).



Les chasses à l’homme, c’est d’abord l’histoire du pouvoir, des dominants et des dominés, et au lieu de retourner le rapport de prédation entre les hommes (où le chassé devient le chasseur), il faudrait l’abolir. Tout comme on a aboli l’esclavage, avec tout le mal que l’on sait et sa perpétuation sous d’autres formes. C’est d’abord une lutte politique, que des intérêts économiques s’efforcent d’empêcher au nom de leurs profits.
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Théorie du drone

Un régime de violence militaire à prétention humanitaire



Ceci n’est pas un livre de science-fiction mais une réflexion philosophique, « Le propos de ce livre est de soumettre le drone à un travail d’investigation philosophique », une réflexion sur la guerre, le combat, le tuer, l’humain. Grégoire Chamayou développe ses analyses autour des questions de géographie, d’éthique, de stratégie, de droit, de politique… « C’est d’abord de ces crises d’intelligibilité que je voudrais essayer de rendre compte en mettant au jour les contradictions qu’elles expriment. À la racine de toutes, il y a l’élimination, déjà rampante, mais ici absolument radicalisée, de tout rapport de réciprocité ».



Si « Le peuple des drones ne se compose pas seulement d’objets volants », « Ce livre se focalise sur le cas des drones armés volants, ceux qui servent actuellement à mener les frappes dont la presse se fait régulièrement l’écho, ceux que l’on appelle les drones "chasseurs-tueurs" ». A partir des fonctionnalités de surveillance, d’un profil d’œil, l’objet s’est métamorphosé en arme, d’où une définition proposée : « des caméscopes volants, de haute résolution, armés de missiles ».



Il s’agit comme le dit un militaire américain de « projeter du pouvoir sans projeter de vulnérabilité ». Cette façon de s’exprimer n’est qu’un euphémisme « qui recouvre le fait de blesser, de tuer, de détruire ». Le drone n’est donc pas une arme comme une autre, des milliers de kilomètres peuvent s’intercaler entre le « tueur » et la victime, cet ennemi « réduit au statut de simple cible ». Les soldats commandant aux drones sont donc préservés, le drone permet le retrait « du corps vulnérable »,sa mise « hors de portée ».



Avec le drone armé, il y a un changement qualitatif, un passage à la limite : « pour qui fait usage d’une telle arme, il devient a priori impossible de mourir en tuant. La guerre, d’asymétrique qu’elle pouvait être, se fait absolument unilatérale. Ce qui pouvait encore se présenter comme un combat se convertit en simple campagne d’abattage. »



La croissance rapide des équipements en drone illustre un projet stratégique : « la dronisation à moyen terme d’une part grandissante des forces armées américaines » et ce projet pourrait se construire comme seule option praticable.



Grégoire Chamayou cite la philosophe Simone Weil et son incitation à « commencer par démonter le mécanisme de la violence » et interroge « ce que le choix de ces moyens, par lui-même, tend à imposer ».



Quelles mutations de définition des conflits et des conditions d’exercice du pouvoir de guerre leur utilisation entraîne-t-elle ? Quelles modifications sur les rapports à l’ennemi, sur les rapports entre l’État et les citoyen-ne-s ?



« Mon propos est ouvertement polémique : au-delà de ses éventuels apports analytiques, l’objectif de ce livre est de fournir, à celles et ceux qui voudront s’opposer à la politique dont le drone est l’instrument, des outils discursifs pour le faire ».



I. Techniques et tactiques



1. Méthodologies de l’environnement hostile



2. Généalogie du Predator



3. Principes théoriques de la chasse à l’homme



4. Surveiller et anéantir



5. Analyse des formes de vie



6. Kill box



7. Contre-insurrection par les airs



8. Vulnérabilités



II.Ethos et psychè



1. Drones et kamikazes



2. « Que les autres meurent »



3. Crise dans l’ethos militaire



4. Psychopathologies du drone



5. Tuer à distance



III. Nécroéthique



1. L’immunité du combattant



2. L’arme humanitaire



3. Précisions



IV. Principes de la philosophie du droit de tuer



1. Les meurtriers indélicats



2. La guerre hors de combat



3. Licence to kill



V. Corps politiques



1. À la guerre comme à la paix



2. Militarisme démocratique



3. L’essence des combattants



4. La fabrique des automates politiques



Épilogue. De la guerre, à distance



Je ne présente que quelques éléments de cette riche argumentation.



Surveiller et anéantir. Les innovations introduites par les drones peuvent s’énoncer en termes de « principe de regard persistant ou de veille permanente », « principe de totalisation des perspectives ou de vue synoptique », de voir tout, tout le temps, « principe d’archivage total ou du films de toutes les vies », permettant une traçabilité rétrospective des itinéraires et l’invention de genèses, de fil de causalité à travers les années, « principe de fusion de données », « principe de schématisation des formes de vie » rendant possible la qualification, la classification de types de comportement en liaison avec la fabrication de profils déterminés, « principe de détection des anomalies et d’anticipation préventive » et donc possibles interventions avant que des actions soient réellement effectuées, soit une sorte de police du possible délit à venir, de prédiction et de répression de possibles, en non forcément plausibles, développements. Comme le note l’auteur l’effet de surveillance létale en permanence entraîne « un enfermement psychique, dont le périmètre n’est plus défini par des grilles, des barrières ou des murs, mais par des cercles invisibles que tracent au-dessus des têtes les tournoiements sans fin de miradors volants ».



Image et réalité. « L’image du molosse ressemble à celle du molosse, mais comment savoir avec certitude quel objet l’engendre, si l’on n’a accès qu’à son ombre portée ? ».



Kill box. La violence armée est aujourd’hui « indéfinie dans le temps, elle l’est aussi dans l’espace ». Le drone permet une « continuité surplombante de l’air ». La zone de violence possible pour l’État-chasseur-tueur n’est plus une zone délimitée mais l’ensemble des territoires possibles de « l’ennemi-proie ». « Ce qui se dessine, c’est un pouvoir invasif se fondant moins sur une notion de droit de conquête que de droit de poursuite », un contrôle de l’espace par le haut, et la violation des espaces aériens d’États dont la souveraineté est ainsi limitée par l’impérialisme dominant. Kill box ou « zone autonome de tuerie temporaire ». Les drones vantés par leur précision servent à l’extension du champ de tir au monde entier. Le pouvoir de police létale n’a plus de frontière. « En redéfinissant la notion de zone de conflit armé comme un lieu mobile rattaché à la personne de l’ennemi, on en arrive à revendiquer, sous couvert de droit des conflits armés, l’équivalent à l’exécution extrajudiciaire étendu au monde entier, même en zone de paix, contre tout suspect, hors procédure, y compris contre ses propres citoyens ». Cela est pour le moins une violation du droit de la guerre, qui délimite, circonscrit l’exercice licite de la violence.



Persistance du regard et précision dans le ciblage. Et pourtant les faits sont têtus et les « dégâts collatéraux » importants. Sans oublier que les stratégies de « contre-insurrection par les airs », cette redéfinition du « priver l’ennemi d’ennemi », cette idée de « combattre par la terreur » (les drones comme armes de terrorisme d’État) relèvent de la « dissolution de l’analyse politique dans les catégories de l’entendement policier », de la réduction des complexités à la binarité de bien et du mal. L’auteur souligne la pente de ce scénario, celle « d’une violence infinie, à l’issue impossible… ».



Envers du mirage, envers du mythe, le point de vulnérabilité, à commencer par ce « laps de temps incompressible» nécessaire entre le pressage du bouton et l’exécution, ou « l’irréductible porosité des frontières », sans oublier, si le personnel militaire devient hyper-protégé, c’est la division entre soldats exposés et civil-e-s préservé-e-s qui pourrait être compromise.



Immunité du combattant et suppression d’une distinction. La distance induite par le drone soustrait le combattant à la confrontation avec l’autre, construit une « immunité du combattant impérial », c’est une révision des principes « de l’éthique et du droits des conflits armés ». C’est aussi l’implacable violence froide et « une éviscération des principes du droit international par un nationalisme de l’autopréservation vitale ». La distinction entre civil-e-s et combattants se dissout et émerge une stricte hiérarchisation entre la/le national-e et l’étranger-e, la vie des premier-e-s restant seule à prendre en compte. Dans le même temps est aussi aboli « la différence entre combattants et non combattants ». Grégoire Chamayou souligne le passage insidieux de « combattants » à celle de « militants présumés » : « On assiste alors à une militantisation et à une probalisation technico-juridique du statut du combattant ». Je complète par un plus long extrait : « J’ai essayé de montrer en quoi la thèse de la précision-distinction repose sur des confusions et des sophismes en cascade, qui peuvent et qui doivent être d’abord contestés sur le principe. Contrairement à la légende si répandue, le drone s’apparente en réalité à une arme non discriminante d’un nouveau genre : en supprimant la possibilité même d’une différenciation manifeste entre combattants et non-combattants ».



Comme nous le rappelle l’auteur, « La guerre est l’une de ces rares activités où l’on peut tuer sans crime ». Les drones renforcent l’asymétrie dans la guerre, qui « dégénère en mise à mort » d’êtres humains privés du « droit de combattre tout court » et pour le dire autrement « La verticalisation de la violence armée implique tendanciellement l’hostilisation politico-jurique absolue de l’ennemi. Comme celui-ci n’est plus situé, à aucun sens du terme, sur le même plan que soi ».



Des êtres humains et des machines, travail vivant et capital. « Ce qui se joue dans la tendance à la substitution du capital au travail militaire, ce n’est pas seulement une perturbation des conditions du calcul politique du souverain démocratique, mais aussi, et plus fondamentalement, une autonomisation sociale accrue de l’appareil d’État ».



J’ai particulièrement apprécié les chapitres sur « L’essence des combattants », dont les formes de remise en cause des nous natio-institutionnalisé ; « La fabrique des automates politiques » dont la fabrique de l’irresponsabilité et cette terrible phrase « le crime le plus substantiel ne réside pas dans une transgression ouverte de la loi, mais dans les replis de son application souveraine ».



Une remarquable étude, un prolongement de certaines analyses sur les corps vils et les chasses à l’homme. Les drones ne sont pas qu’une question d’armement, qu’une question technique mais bien une question politique qui pourrait avoir des prolongements hors du périmètre de la « guerre » du nouvel État-drone.
Lien : http://entreleslignesentrele..
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Kubark

Torturer, c’est imposer à un-e sujet-e captif/captive ce qui lui est intolérable



La lecture de ce « manuel » est plus qu’édifiante sur la conception du droit, de son respect à géométrie/idéologie variable dans la « démocratie » de l’impérialisme dominant.



A l’heure ou certains dressent une statue au défenseur de l’utilisation de la torture physique (le général Massu) contre les algérien-ne-s qui se battaient pour leur émancipation, il est important de connaître la version étasunienne des moyens extra-légaux, ici la torture psychologique, pour défendre une certaine conception de « l’ordre démocratique ».



Mais c’est aussi un « devoir » de mémoire envers les victimes, les torturé-e-s.



Comme le souligne Grégoire Chamayou, en absence de traces compromettantes sur les corps, les procédés utilisés « ôtent aussi à leurs victimes la possibilité de témoigner de l’intensité de leur calvaire ». Et cela fait aussi partie du procédé « prolonger la violence de la torture par son indicibilité, c’est à dire par la négation publique du vécu des victimes ».



La brochure, manuel d’interrogatoire destiné au contre-espionnage, écrite dans la « paranoïa de la guerre froide », n’appelle pas vraiment de commentaires. Je ne présente donc que la pertinente introduction de Grégoire Chamayou : « Introduction de la torture en Amérique ».



Des interrogations autour des « aveux » des procès de Moscou, de « ces pouvoirs manifestement ventriloques », de l’utilisation éventuelle de procédés chimiques… En pleine guerre froide la CIA s’interroge.



Et expérimente la psychopharmacologie. Avec humour Grégoire Chamayou indique que « faute d’avoir découvert la poudre à laver les cerveaux », ils ont cependant réussi à « transformer quelques sujets en légumes, et à en tuer d’autres », et « à faire émerger des recherches d’un tout autre genre, qui se concrétisèrent par les expériences poético-chimiques de la beat generation ».



Donc des recherches : « Ce furent les noces secrètes du contre-espionnage et des sciences du comportement, des barbouzes et des docteurs en psychologie ». En premier lieu des expériences sur l’isolement radical, puis la naissance de la torture « psy » et la « création intentionnelle de patient ». L’auteur souligne « Il faut prendre toute la mesure de l’événement que cela représente dans l’histoire du XXe siècle : la mobilisation consciente des savoirs ”psy” au service d’un programme de dislocation méthodique de la personnalité, dans un mouvement visant à exploiter une détresse psychique sciemment provoquée à des fins d’emprise et de destruction ».



Il indique aussi dans un chapitre nommé « La torture sans peine ? », que la lecture de KUBARK (KUBARK était le nom de code dont s’affublait la CIA pendant le guerre froide) montre la discrétion « quant aux procédés de violence physique directe », mais que « L’extrême violence se devine de façon inquiétante sous les blocs d’encre noire. Elle rôde à la lisière du texte et montre parfois ses babines, mais elle n’est pas centrale ni dans le corps de l’ouvrage ni dans la théorie qu’elle expose ».



Il analyse aussi « le paradoxe de l’inquisiteur », les conditions de véridicité, ce qui pousse le sujet à dire « ce qu’il pense que l’interrogateur veut entendre de lui », pour indiquer que la torture est à la fois juridiquement irrecevable et étymologiquement viciée, sans oublier que « Les mêmes raisons qui ont fait de la torture classique un pauvre moyen de preuve en font un piètre moyen de renseignement ».



En fait la torture psychologique vise à « détériorer en amont, par un assaut sévère, systématique et persistant, les capacités de résistance du sujet », d’autant que que la crainte de la douleur, par le silence assumé, entraîné un déplacement de causalité et un positionnement du sujet comme responsable de ses douleurs.



En absence de traces, « ni bleus ni cicatrices », il est important de redéfinir ce qu’est la torture. Le titre de la note est issu de cette partie de l’introduction. Et les États tortionnaires n’ont pas manqué de réserver le mot « torture » pour les cas « de douleur physique extrême, et directement infligé par un tiers », ou en instant seulement sur « la durabilité de ses effets » niant ainsi la réalité des tortures et de leurs propres agissements illégaux.



La torture est à la fois « L’art de l’intolérable » et cet intolérable ne peut être défini que par la victime captive, un moyen « de vous faire taire », une question de pouvoir « Une question non pas de connaissance vraie, mais de pouvoir efficace », un « principe de rétrécissement du monde », un retournement du sujet contre lui-même….



Grégoire Chamayou conclut sur le retournement des moyens, les modalités possibles de résistance, dont « Les rituels de cette petite discipline personnelle jouaient un rôle de contre-stimulation interne ».
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Principes fondamentaux de stratégie militaire

Clausewitz est moins abstrait, dans ces concepts, que Sun Tzu, mais n'a pas les mêmes objectifs. Sun Tzu nous livrait un ouvrage sur l'art de la guerre, de façon générale ; Clausewitz nous livre un livre sur la guerre en son temps. Cela reste intéressant, mais à prendre avec réserve.
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Kubark

Datant de l’époque de la guerre froide, Kubark est le nom de code d’un manuel d’interrogatoire destiné aux agents de la CIA. Très inquiets des résultats obtenus par les communistes russes et chinois, les Américains ne voulaient pas être à la traine dans les techniques de lavage de cerveau et d’extorsion de renseignements. Ils découvrent que l’on peut pratiquer une violence aseptisée et manipuler de toutes sortes de manières le psychisme d’un individu pour arriver à le faire craquer et à obtenir aveux ou informations. Ainsi commencent-ils à mettre en place, à une échelle individuelle, tous les éléments de ce qu’on a appelé ensuite « la stratégie du choc » pratiquée plus tard par le néo-libéralisme mondialiste à l’échelle de sociétés entières et tout récemment à celle de l’ensemble de la planète lors de la crise du Covid. Il s’agit de provoquer brutalement un état de régression psychique en agitant des peurs pour mettre le sujet sous emprise. Tous les moyens sont bons. L’isolement sensoriel est sans doute le plus important. La CIA expérimentera même un caisson d’isolement dans lequel un humain est attaché dans une sorte de cercueil rempli d’ouate où il ne peut rien voir, ni entendre, ni sentir. Il peut en résulter des perturbations graves du psychisme (amnésies, hallucinations ou désintégration totale de l’identité). Elle pratiqua également les électrochocs, l’hypnose, le détecteur de mensonges et l’administration de drogues. (dont le LSD distribué à grande échelle qui ne donna pas grand-chose si ce n’est le psychédélisme du mouvement hippie avec des gens comme Leary, Ginsberg ou Kesey…)

« Kubark » est un document récemment déclassifié, brut de décoffrage et relativement peu agréable à lire. De nombreux passages sont encore caviardés, rendant parfois la compréhension difficile. Le texte est précédé d’une très longue introduction qui représente un bon tiers de l’ouvrage et qui résume toute la suite. Le style est administratif, lourd, redondant. On sent que l’auteur patauge un peu. Ça bidouille de tous les côtés et, avec honnêteté, la plupart du temps ça reconnaît que toutes ces méthodes de manipulation du psychisme ne marchent pas vraiment bien. Que des aveux ou des révélations obtenus d’une façon aussi cruelle (même si la torture physique ne devient que secondaire) ne valent pas grand-chose. La CIA voulait pouvoir interroger des agents secrets étrangers ou vérifier la sincérité de transfuges. Elle se situait donc dans le simple contre-espionnage qu’elle appelle d’ailleurs « contre-renseignement » et n’avait pas tout à fait le même objectif que ses adversaires communistes qui se plaçaient sur le terrain politique et visaient la soumission, voire la désintégration psychique des opposants. Le lecteur pourra constater que ces méthodes ont bien empiré depuis ces années 50 et 60 en comparant ce qu’il lira dans cet ouvrage avec ce qu’il sait des horreurs pratiquées à Guantanamo et à Abou Grahib entre autres…
Lien : http://www.bernardviallet.fr
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La société ingouvernable

Aimer lire... Aimer lire des essais pour se poser des questions, comprendre des processus,... Aimer lire des romans pour, entre autres ressentis- affects, se laisser émouvoir... Et là, bien qu'il s'agisse d'un essai, la lecture de l'ouvrage de Grégoire Chamayou a généré en moi l'ensemble de ces sentiments, de ces effets,... Oui, on se découvre plus intelligent, mieux outillé,... à la fin de la lecture. On regrette d'avoir à reposer le livre alors que la dernière époque politique n'a pas été analysée politiquement "déconstruite" économiquement, historisée selon la méthode historique et sourcée de l'auteur... Un besoin de reformuler pour soi. D'écrire une synthèse pour soi. de bâtir un savoir comme une couche sédimentaire qui va s'ajouter aux précédentes, se tissant, se fécondant... Merci... Choqué profondément, et bien au delà de l'indignation, est ré engrammé le Désir de lutter, de résister, de combattre le Capitalocène qui parasite la Planète... le productivisme qui tue la planète...
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Les corps vils

« Les corps vils, ce sont les condamnés à mort, les bagnards, les détenus, les orphelins, les prostituées, les internés, les patients de l’hôpital, les esclaves, les colonisés, les moribonds qui ont historiquement servi de matériel expérimental pour la constitution de la science médicale moderne. … il s’agit d’interroger le lien étroit qui s’est établi, dans une logique de sacrifice des sujets de moindre valeur, entre la pratique scientifique moderne et l’avilissement de certaines vies. »



Si les évolutions des pratiques médicales donnent lieu à des analyses passionnantes, le livre est avant tout une réflexion philosophique et politique sur le pouvoir d’expérimenter et sur les sujets de ces expériences.



L’ouvrage est divisé en 11 chapitres : « Les cadavres des suppliciés », « Les corps des condamnés », « L’inoculation, expérience de masse », « L’auto-expérimentation », « L’expérience clinique et le contrat d’assistance », « Le droit à l’essai », « Crises et mutations de l’essai thérapeutique », « L’expérimentation pathologique », « Le consentement du cobaye », « L’expérimentation du monde » et « L’expérimentation coloniale ».



Des multiples analyses, je ne présente qu’une partie des développements sur Claude Bernard, sur le consentement du cobaye, sur l’expérimentation et en particulier l’expérimentation coloniale.



A propos de Claude Bernard, l’auteur montre que « Son geste décisif consiste à ne plus opposer physiologie et expérimentation mais, au contraire, à constituer une physiologie expérimentale sur laquelle pourront se fonder des essais thérapeutiques. » Pour traiter la maladie, il convient donc d’établir expérimentalement son étiologie (science des causes) « Dans cette nouvelle perspective, on tachera, avant de constater empiriquement des effets, d’établir expérimentalement des causalités ». Cette manière de procéder semble, par ses exigences propres, « porteuse de garanties éthiques immanentes ». La responsabilité médicale en est modifiée, de même que les méthodes de recherches et les nouvelles techniques d’expérience. Il s’agit d’une inflexion majeure dans le rapport aux corps.



Concernant le consentement, Grégoire Chamayou souligne la véritable absence dans les discours sur l’expérimentation humaine au XIXe siècle. L’auteur par ailleurs nous rappelle que « Le choix des sujets de l’expérience est intimement lié aux formes de domination existant dans la société ». Il développe sur la relation médecin patient « Dans une relation médecin-patient traditionnellement pensée sur le mode de la tutelle, il n’y a pas d’obligation de vérité pour le médecin, ni devoir d’information, pas plus que d’obligation de recueillir un quelconque consentement » et pour le dire autrement « Le seul principe est de respecter l’intérêt objectif du patient, qui prime sur son autonomie ».



Sur les problèmes d’autonomie, dans un autre contexte, je renvoie au bel article de Juana Maria Gonzales Moreno sur « Les lois intégrales contre les violence à l’égard des Femmes en Espagne. Une analyse à partir de la théorie juridique féministe » dans Nouvelles Questions Féministes Vol 28, N°2 / 2009 (Editions Antipodes, Lausanne).



La force des propos de Grégoire Chamayou « Dans les phases de déni de la contrainte sociale et des rapports de domination, ériger le libre arbitre du sujet comme foyer central et quasi exclusif d’autorisation, au détriment des limitations collectives et des cadres légaux, revient à l’exposer de façon accrue à ces mêmes rapports » et « Il faut envisager une délimitation collective – politique – de ce à quoi il est possible ou non de consentir, de ce qu’il est ou non socialement légitime de soumettre au consentement individuel – faute de quoi l’invocation de la liberté de choix pourrait bien se retourner à terme contre les conditions d’existence même de cette liberté » ne suffit pas, à mes yeux, à ”régler” les questions autour de l’autonomie, la règle collective, protection immédiate, pouvant être aussi un frein à la capacité d’agir des individu-e-s.



Le titre de la note est extrait du sous chapitre « Le paradoxe de l’expérimentalisation ». Les problèmes soulevés sont toujours d’actualité. L’auteur nous indique : « En même temps que s’étend le domaine de l’expérience scientifique, s’opère une limitation du champ de vision du savant » et ajoute « Au point que cette posture d’aveuglement sur les conditions sociales de sa propre pratique scientifique finit par être posée comme critère même de sa scientificité. » Ce qui est pour le moins ”délicat” en médecine devient, par ailleurs, absurde lorsque nous avons à faire à des sociologues ou des économistes !



Grégoire Chamayou nous rappelle aussi que les corps vils au XIXe siècle, ce sont les prolétaires. En citant les travaux de Marx, l’auteur trace une perspective : « Un regard réflexif de la science expérimentale sur elle même qui, loin de faire abstraction de son dehors, prend pour objet sa propre relation avec ses externalités et ses applications. Seule cette position réflexive est à même de restituer à la science expérimentale sa conscience politique. »



J’ai particulièrement apprécié le chapitre sur l’expérimentation coloniale. Plutôt que d’en faire une présentation, je choisis de reproduire le dernier paragraphe. « L’association historique du dispositif du camp et de l’expérimentation médicale sur des sujets indigènes, dans un territoire échappant aux normes éthiques de la métropole, sur une population sous contrainte, parquée, enfermée, dont la mort importait peu, naît ici. C’est la naissance d’un dispositif reproductible, transférable et modifiable. Le dispositif du camp d’expérimentation est apparu, sous une forme spécifique, comme un instrument aux mains de la médecine coloniale. Cet objet techno-politique sera réutilisé dans d’autres contextes, sous des formes modifiées, avec une signification, une fonction et une histoire propre. Le propos n’est pas ici d’assimiler des situations historiques dissemblables, ni de les mettre en balance dans l’horreur, mais de pointer émergence de technologies politiques recyclables dans des chaînes d’usages historiques. Certaines élaborations de l’impérialisme et du racisme colonial seront réimportées, exploitées par le racisme antisémite et exterminationniste nazi.



En ce début du XXe siècle, les corps vils ont pris un nouveau visage. Ils ont la peau sombre et ils se définissent désormais par leur race. Au terme de notre histoire, les corps vils ont été racisés. » Cette analyse recoupe celle d’Olivier Le Cour Grandmaison, par exemple dans Coloniser Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial (Fayard 2005)



En conclusion, l’auteur revient sur son projet : « J’ai essayé d’écrire l’histoire d’un pouvoir – le pouvoir d’expérimenter – en prenant comme fils conducteur les formes que prennent les dispositifs d’acquisition des sujets de expérience. ». Il fait ressortir quelques éléments qui sont toujours à rediscuter :



■« L’invocation répétée du ”progrès”, ou de la ”science”, aboutit à produire des entités réifiées, des notions censées représenter la société comme un tout, mais qui sont en réalité toujours implicitement définies par l’exclusion des groupes sociaux dont elles justifient le sacrifice. »



■« Ma thèse est que, en philosophie éthique, l’abstraction et l’indétermination du sujet sont mises au service d’une invisibilisation des rapports sociaux. »



■« L’éthique de la recherche scientifique reste myope tant qu’elle ne dispose pas de concepts lui permettant de rendre compte des rapports de pouvoir et d’avilissement qui structurent le champ concret de la production du savoir. »



Le on soit disant neutre, ne l’est jamais. Derrière l’homme, il y a des femmes et des hommes qui ne peuvent jamais être réduit-e-s à une essence introuvable.



L’auteur a retenu une autre thèse : « La science relève des arts d’acquisition. Si la science est comme la chasse, l’expérimentation humaine suppose une sorte de chasse à l’homme ». Je renvoie donc au livre plus récent de Grégoire Chamayou : Les chasses à l’homme ( Editions La fabrique, Paris 2010 )



Un regret cependant. Même s’il est abordé dans le cas des prostituées, le caractère nécessairement genré des corps vils n’est malheureusement pas approfondi. Quoi qu’il en soit, il me semble utile de s’aventurer dans l’analyse de l’utilisation de ces « corps vils ». Les questions abordées n’en finissent pas de s’actualiser.



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La société ingouvernable

J'avais ce livre dans ma pile à lire numérique depuis plusieurs mois et je suis content de l'avoir gardé pour une période de congés où j'ai eu le temps de le lire tranquillement, à tête reposée.



Le propos est dense, parfois ardu, toujours très riche. Le sous-titre, plus que le titre, décrit parfaitement l'ambition de l'auteur : décrire, en s'appuyant sur des sources, la naissance et l'avènement du libéralisme autoritaire.



Je ne vais pas raconter ici tout le livre, mais je vais essayer d'en résumer les grandes lignes en décrivant les thèmes abordés.



L'auteur part du constat fait par les penseurs libéraux dans les années 1970 : après les Trente Glorieuses et le triomphe de l'Etat-providence, les mouvements civiques, écologiques et sociaux montrent que la démocratie devient un danger pour le capitalisme. Grégoire Chamayou va alors décrire dans six chapitres thématiques la riposte idéologique et pratique opérée par les néolibéraux :



1. Les travailleurs indociles : indisciplines ouvrières, ressources humaines, insécurité sociale, guerre aux syndicats



2. Révolution managériale : une crise théologique, managérialisme éthique, discipliner les managers, catallarchie



3. Attaque sur la libre entreprise : le siège du gouvernement privé, la bataille des idées, comment réagir, l’entreprise n’existe pas, théories policières de la firme



4. Un monde de contestataires : contre-activisme d’entreprise, production de l’idéologie dominante, management des problèmes, parties prenantes



5. Nouvelles régulations : soft law, coûts/bénéfices, critique de l’écologie politique, responsabiliser



6. L’Etat ingouvernable : crise de gouvernabilité des démocraties, Hayek au Chili, aux sources du libéralisme autoritaire, détrôner la politique, micropolitique de la privatisation



Dans la conclusion, l’auteur achève sa démonstration en montrant comment l'expression libéralisme autoritaire n'est pas un oxymore mais au contraire un pléonasme : pour s’imposer à la société, la libéralisme économique doit s’appuyer sur un Etat autoritaire dont le rôle dans l’économie doit se limiter à donner au marché les moyens de fonctionner, un Etat qui doit ainsi être fort avec les faibles mais rester faible avec les forts.



Je l’ai dit, c’est un livre très dense, les citations sont nombreuses, mais le propos de Grégoire Chamayou reste toujours limpide. La démonstration est terriblement efficace, même si, c’est l’écueil de ce genre d’essai, je me doute qu’il ne convaincra que des convaincus. J’en sors à la fois conforté dans mes idées, enrichi par une réflexion parfaitement ciselée, et je l’avoue, un peu déprimé par la situation décrite. Même si la conclusion essaye d’ouvrir des perspectives de contre-lutte, autour de l’autogestion.
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Théorie du drone

Un essai très complet et instructif sur les aspects technologiques, juridiques, psychologiques et éthiques que soulève la "guerre à distance" que permet l'usage des drones. Écrit dans un langage tout à fait accessible aux profanes (avec parfois quelques digressions), ce livre fait l'état des lieux de ces questions hautement complexes.
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Principes fondamentaux de stratégie militaire

Stratégie, et anticipation d'un autre temps à aborder en tant que tel, sans en retirer sa valeur initiale.

Intéressant à connaître pour culture générale et sujet de comparaison avec l'actualité de l'instant.
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Les Chasses à l'homme

L’histoire des chasses à l’homme comme fragment de la longue histoire de la violence des dominants.



Sur mon blog : https://charybde2.wordpress.com/2017/06/20/note-de-lecture-les-chasses-a-lhomme-gregoire-chamayou/
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Théorie du drone

S'emparant du bijou technologique de l'armée américaine, Grégoire Chamayou met au jour ses entrailles métaphysiques.
Lien : http://rss.nouvelobs.com/c/3..
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Kubark

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Les Chasses à l'homme

Grégoire Chamayou met en perspective différentes périodes, de chasse à l’homme, dans la longue histoire de la violence des dominants.



L’auteur nous rappelle, dans un premier chapitre « La chasse aux bœufs bipèdes » que la chasse à l’homme « ne fabrique pas son objet mais l’obtient par prélèvement sur une extériorité. » Technique de pouvoir, la chasse ne figure cependant pas parmi les arts politiques à part entière dans la cité grecque.



L’auteur aborde son sujet par son véritable cœur « L’histoire des chasses à l’homme se fera donc par celles des techniques de traque et de capture mais aussi par celle des procédés d’exclusion, des lignes de démarcation tracée au sein de la communauté humaine afin d’y définir les hommes chassables »



Une rupture est introduite avec le christianisme. La « chasse pastorale » se déploie au nom de la protection du troupeau. C’est l’objet d’un chapitre « Brebis galeuses et hommes loups. »



Puis l’auteur analysera successivement « La chasse aux indiens », « La chasse aux peaux noires », « La chasse aux pauvres », « Les chasses policières », « La chasses aux étrangers » (en fait, chasse aux travailleurs étrangers), « La chasse aux Juifs » et « La chasse aux hommes illégaux ».



Dans ce dernier chapitre l’auteur rejoint les analyses des auteurs de Douce France. Rafles Rétentions Expulsion (Sous la direction d’Olivier Le Cour Grandmaison, Editions Seuil-RESF, Paris 2009). « Si l’apatride est exclu du régime de la protection légale, ce n’est pas pour avoir commis une infraction : au contraire, il est lui-même cette infraction, du seul fait de son existence, par sa seule présence sur le territoire de l’État-nation. » L’exclusion légale des travailleurs sans papiers permet leur inclusion dans des conditions salariales d’extrême vulnérabilité et concoure à la dérégulation de l’ensemble du rapport salarial.



Dans le chapitre sur « La dialectique du chasseur et du chassé », Grégoire Chamayou souligne « la chasse suppose une forme d’empathie avec la proie : pour traquer efficacement, il faut se mettre à sa place. Or cette opération mentale impliquait de nier la distance sociale absolue que le rapport de chasse visait précisément à réinstaurer entre les maîtres et leurs esclaves »



L’auteur pense les contradictions de la civilisation, du contemporain « En posant l’extériorité de la barbarie à la civilisation sur le mode d’un évolutionnisme horloger, on s’empêche en fait de saisir ce que la barbarie peut avoir de contemporain, la façon dont elle peut continuer d’habiter la »civilisation » même comme sa condition cachée. » Et en tire des conclusions en terme d’émancipation « Sortir de l’ornière passe par réactivation de catégories non-judiciaires de l’identification politique, par la reconnaissance d’une subjectivité active parce que déjà engagée dans un processus d’auto-émancipation. »



Il conviendrait aussi de prendre en compte les rapports sociaux de sexe (de genre) pour mieux comprendre ces politiques de chasses qui ne se limitent pas aux hommes.



Lectures complémentaires possibles : Nathan Wachtel : La logique des bûchers (Éditions du Seuil, Paris 2009) ; Olivier Le Cour Grandmaison : Coloniser Exterminer. Sur la guerre et l’Etat colonial.( Fayard, Paris 2005)
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