Hédi Kaddour

Un empereur soudain joyeux, trottant devant un canard en verre bleu, escorté d’une enfant qui battait des mains en riant devant le plus beau spectacle du monde, un empereur dont la joie répandait la joie, la cour aimait ça.

SONNET

— Sur les bois oubliés quand passe l'hiver sombre,
Tu te plains, ô captif solitaire du seuil,
Que ce sépulcre à deux qui fera notre orgueil
Hélas ! du manque seul des lourds bouquets s'encombre.

Sans écouter Minuit qui jeta son vain nombre,
Une veille t'exalte à ne pas fermer l'œil
Avant que dans les bras de l'ancien fauteuil
Le suprême tison n'ait éclairé mon Ombre.

Qui veut souvent avoir la Visite ne doit
Par trop de fleurs charger la pierre que mon doigt
Soulève avec l'ennui d'une force défunte.

Âme au si clair foyer tremblante de m'asseoir,
Pour revivre il suffit qu'à tes lèvres j'emprunte
Le souffle de mon nom murmuré tout un soir.

S. Mallarmé

Petite fête de fin d'année à la NYU in France, dans le jardin de 19 à 22 heures. Un peu avant 21 heures, une femme surgit, exige qu'on arrête tout, elle en a assez, elle va appeler la police. Il y a un malade chez elle ? un enfant en bas âge ? Non, mais elle en a assez, il faut qu'on arrête tout de suite, c'est insupportable. J. D., un des profs, essaie de la calmer, ce ne sont que des rires, des bruits de conversation et de temps en temps un moreau de saxophone, mais vraiment en arrière-plan, et les voisins étaient prévenus, dans une heure on arrête. Il ne réussit pas à la tranquilliser, elle s'énerve. il reprend d'une voix très amicale : "D'accord, madame, on arrête tout. Et qu'est-ce qui vous reste ? Le silence de la mort ?" La femme a disparu.

Soir. Alignement de 4x4 devant la Closerie des Lilas : les dentistes de Seine-et-Marne viennent montrer Sollers à leurs copines. Les 4x4 sont rangés par des voituriers, mais ils restent souvent en stationnement interdit devant le restaurant. Jamais un PV. Le panneau des voituriers sur le bord du trottoir porte l'inscription : "Jet set drivers service". En face, le Bullier, café restaurant régulièrement en crise. Il y a quelques années, il a failli être remplacé par un McDo. Insurrection des consciences, des propriétaires et des rentiers du coin, lutte contre l'"américanisation", pétitions. Victoire de la francité, maintien du Bullier. Il fallait surtout éviter la venue des blacks, des beurs, des filles à tatouages, des jeunes, des salauds de pauvres.

« Nous deux, personne d'autre, quand nous sommes réunis et que nous décidons de faire quelque chose rien ne peut nous contrecarrer, et personne ne peut nous identifier, aucun gadget entre nous, pas de téléphone, pas de radio, pas de codes, pas de cache, pas de boîte à lettres, dormante ou pas, pas d'intermédiaire, pas d'encre sympathique, pas de grille, pas de micro-points, par de micmac, si un jour j'arrête de venir ici, et sans avoir averti, cessez tout, immédiatement, cela voudra sans doute dire que les idées que nous défendons traversent une mauvaise passe, et moi avec, ne laissez jamais rien qui ressemble à une preuve, tout dans la tête, des indices, c'est inévitable, mais jamais de preuves, ils ont la maladie de la preuve, et jamais d'aveu, si je disparais de me chercher pas de successeur, no longer mourn for me, aucune régularité, aucun gadget, vous achetez des disques anciens, et vous en revendez, de temps en temps vous mettez une annonce dans Le Figaro, attention, vendez et achetez pour de bon, cinq, six fois par an, ce n'est pas beaucoup.
« Moi j'ai seulement besoin de l'annonce, trois jours avant le rendez-vous, vous parlez anglais, allemand, espagnol, voyagez souvent, vous en aurez le prétexte, vous aimez l'opéra, ça coûte cher ? C’est excellent l’opéra, au prix où sont les vraies places on peut y développer sa culture en même temps que la haine des riches, ayez la réputation du type qui peut faire mille kilomètres pour aller écouter un chanteur ou un violoniste, et vous passez souvent par la Suisse, à Zurich il y a des disquaires fameux, d'excellents bouquinistes, et un train direct pour Waltenberg, si vous n'aimez plus les voyages dites-vous que vous pouvez arrêter quand vous voulez, vous avez une doublure, dont vous n'êtes peut-être que la doublure, on soupçonne, parmi d'autres, et on ne pourra jamais rien prouver contre vous, ce qui me permet d'abriter votre doublure, plus vulnérables, derrière votre voyante personne, je plaisante. »

C’était un beau jeune homme, il me disait "Lena je vous aime", il mettait beaucoup de profondeur dans son regard, nous étions en montagne, il ne savait pas s’y prendre, sa nuque était douce, ça m’a donné envie de le pousser dans ma chambre, je l’ai fait, c’était très bon, j’ai pu dire "Liebchen" et "Hansele", mais ce n’était pas de l’amour, c’était la montagne, j’aurais pu commencer à l’aimer un peu plus tard, quand Marie-Thérese... Il ne s’est pas abstenu de la regarder, j’ai été furieuse, je n’ai pas voulu qu’il soit à une autre mais cela ne suffit pas à faire aimer. On peut écrire des livres là-dessus mais ça ne suffit pas. Je l’ai trouvé très bête de la regarder comme il le faisait, elle prenait des allures de jument en saison, insupportable, lui il avait l’air niais, une femelle et un pataud, dans une cour de ferme, je ne lui ai même pas dit, d’ailleurs je ne l’aimais pas vraiment.

" Je n'ai pas succombé au mensonge, je me suis saoulé de vérité. "

"[...] parce que la difficulté avec la vérité, c'est qu'elle est vraie pour tout le monde. "