Citations de Henri Alleg (31)
(p. 56)
Tout cela, je devais le dire pour les Français qui voudront bien me lire. Il faut qu’ils sachent que les Algériens ne confondent pas leurs tortionnaires avec le grand peuple de France, auprès duquel ils ont tant appris et dont l’amitié leur est si chère.
Il faut qu’ils sachent pourtant ce qui se fait ici EN LEUR NOM.
(p. 23)
Brusquement, Érulin me releva. Il était hors de lui. Cela durait trop.
«Écoute, salaud ! Tu es foutu ! Tu vas parler ! Tu entends, tu vas parler !» Il
tenait son visage tout près du mien, il me touchait presque et hurlait : «Tu
vas parler ! Tout le monde doit parler ici ! On a fait la guerre en Indochine,
ça nous a servi pour vous connaître. Ici, c’est la Gestapo ! Tu connais la
Gestapo ?» Puis, ironique : «Tu as fait des articles sur les tortures, hein,
salaud ! Eh bien ! maintenant, c’est la 10e D. P. qui les fait sur toi.»
J’entendis derrière moi rire l’équipe des tortionnaires. Érulin me martelait le
visage de gifles et le ventre de coups de genou. «Ce qu’on fait ici, on le fera
en France. Ton Duclos et ton Mitterrand, on leur fera ce qu’on te fait, et ta
putain de République, on la foutra en l’air aussi ! Tu vas parler, je te dis.»
Sur la table, il y avait un morceau de carton dur. Il le prit et s’en servit pour
me battre. Chaque coup m’abrutissait davantage mais en même temps me
raffermissait dans ma décision : ne pas céder à ces brutes qui se flattaient
être les émules de la Gestapo.
Je sentais, à l’attitude différente des paras à mon égard qu’ils avaient dû apprécier en « sportifs » mon refus de parler. Le grand para de l’équipe Lorca avait lui-même changé de ton. Il entra un matin dans ma cellule et me dit :
« Vous avez déjà été torturé dans la Résistance ?
– Non, c’est la première fois, lui dis-je.
– C’est bien, dit-il en connaisseur, vous êtes dur. »
Tout cela, je devais le dire pour tous les Français qui voudront bien me lire. Il faut qu'ils sachent que les Algériens ne confondent pas leurs tortinaires avec le grand peuple de France, au-près duquel ils ont tant appris et dont l'amitié leur est si chère.
Il faut qu'ils sachent pourtant ce qui se fait ici EN LEUR NOM.
Tout cela, je devais le dire pour les Français qui voudront bien me lire : il faut qu'ils sachent que les Algériens ne confondent pas leurs tortionnaires avec le grand peuple de France, au-delà duquel ils ont tant appris et dont l'amitié leur est si chère.
Il faut qu'ils sachent pourtant ce qui se fait ici EN LEUR NOM.
Ce « centre de tri » n’était pas seulement un lieu de tortures pour les Algériens, mais une école de perversion pour les jeunes Français.
Une nuit, à l’étage au-dessus, ils torturèrent un homme : un Musulman, assez âgé, semblait-il au son de sa voix. Entre les cris terribles que la torture lui arrachait, il disait épuisé : « Vive la France ! Vive la France ! » Sans doute croyait-il calmer ainsi ses bourreaux. Mais les autres continuèrent à le torturer et leurs rires résonnaient dans toute la maison.
Aujourd’hui, je me suis réveillé en me rappelant que mon rêve de la nuit se situait dans le décor et avec les personnages de la prison. C’est la première fois. Je me suis demandé si cela ne signifiait pas que Barberousse m’a entièrement pénétré, jusqu’au subconscient.
Le courant avait desséché ma langue, mes lèvres, ma gorges, rêches et dures somme le bois. Erulin devait savoir que le supplice électrique crée une soif insupportable. ça fait deux jours que tu n'a pas bu. Encore quatre avant de crever. C'est long quatre jours. Tu lècheras ta pisse.
On a fait la guerre en Indochine, ça nous a servi pour vous connaître. Ici c'est la gestapo, tu connais la gestapo ?
De l'autre côté du mur, dans l'aile réservée aux femmes, il y a des jeunes filles dont nul n'a parlé, déshabillées, frappées, insultées par des tortionnaires sadiques, elles ont subi elles aussi l'eau et l'électricité. Chacun connaît ici le martyre d'Annick Castel, violée par un parachutiste et qui, croyant être enceinte, ne songeait plus qu'à mourir.
Ne pas céder à ces brutes qui se flattaient d’être des émules de la Gestapo.
En appeler au respect de la légalité devant ces brutes était ridicule, mais je voulais leur montrer qu’ils ne m’avaient pas impressionné.
À mesure que les jours passaient, l'espoir que l'opinion publique alertée réussirait à m'arracher à leurs griffes grandissait en moi, mais en même temps j'étais convaincu qu'ils préféreraient affronter le scandale de ma mort plutôt que celui des révélations que je ferais, vivant. Ils avaient dû peser cela, puisque l'un des paras m'avaient dit ironiquement, alors que j'étais encore incapable de me lever : « C'est dommage, tu aurais pu en raconter des choses, de quoi faire un gros bouquin ! »
Dans l'abrutissement où les coups et les tortures m'avaient plongé, une seule idée restait claire en moi: ne rien leur dire, ne les aider en rien. Je n'ouvris plus la bouche.
Mes lunettes avaient depuis longtemps voltigé. Ma myopie renforçait encore l'impression d'irréel, de cauchemar que je ressentais et contre laquelle je m'efforçais de lutter, dans la crainte de voir se briser ma volonté.
Mon affaire est exceptionnelle par le retentissement qu'elle a eu. Elle n'est en rien unique. Ce que j'ai dit dans ma plainte, ce que je dirai ici illustre d'un seul exemple ce qui est la pratique courante dans cette guerre atroce et sanglante.
tout cela, je devais le dire pour les Français qui voudront bien me lire. Il faut qu'ils sachent que les Algériens ne confondent pas leurs tortionnaires avec le grand peuple de France, auprès duquel ils ont tant appris et dont l'amitié leur est si chère. Il faut qu'ils sachent pourtant ce qui se fait ici EN LEUR NOM.
Dès le moment où le lieutenant entra dans la pièce, je sus ce qui m'attendait. coupé par un immense béret, son petit visage bien rasé, triangulaire et anguleux comme celui d'un fennec, souriait, les lèvres pincées. "Excellente prise, dit-il en détachant les syllabes; c'est Henri Alleg, l'ancien directeur d'Alger Républicain".
Dans cette immense prison surpeuplée, dont chaque cellule abrite une souffrance, parler de soi est comme une indécence.