Au moment de commencer ce deuxième roman de Hoai Huong Nguyen (qui avait remporté le Prix Première en 2013 pour L’ombre douce, l’année où je faisais partie de ce jury de lecteurs), je ne vous cache pas que j’avais un peu d’appréhension : allais-je l’aimer autant que le premier ? D’autant que l’auteure a eu la grande gentillesse de me l’envoyer… la pression était forte. Et la magie a opéré dès les premières pages, grâce à la puissance évocatrice de l’écriture d’Hoai Huong…
Si le héros de Sous le ciel qui tombe se laisse approcher moins facilement au début du roman (normal, il est enfermé dans sa douleur d’exilé), on s’attache à lui quand on retourne avec lui dans son village natal, au sein de sa famille qui vit unie, sous la protection des dieux et l’autorité bienveillante du grand-père. Le plaqueminier au centre du jardin (un arbre à kaki) est le symbole de cette présence positive des esprits familiers. Mais un jour, les parents du jeune Tuân sont assassinés par des voleurs ; le grand-père prend le relais de l’éducation du garçon mais meurt quelques années plus tard, le laissant aux soins de sa tante Anh. L’adolescent poursuit ses études, axées sur le français, une langue (celle des colonisateurs) découverte grâce à son instituteur et dont il est tombé amoureux au travers de la poésie de Gérard de Nerval notamment. Les années d’insouciance sont cependant envolées, l’ombre de ses proches défunts poursuit Tuân et le pays est peu à peu miné par la révolte violente menée par le Viêt-minh contre les colons français. Le mari d’Anh, recruté par les communistes, emmène toute sa famille dans le Nord, vers un avenir incertain bien que proclamé glorieux. Une perte de plus pour Tuân.
Si la bataille de Dien Bien Phu était au centre du premier livre de la romancière, ici c’est à ses prémices et surtout aux années suivantes qu’Hoai Huong Nguyen s’intéresse : tandis que le Viêt-minh établit une collectivisation brutale et exécute tous les opposants possibles au Nord, le Sud reste instable malgré le soutien des Français puis des Américains. Le Nord du pays cherche à tout prix à conquérir le Sud : il y réussit presque en 1968, en attaquant la ville de Huê en pleine nuit du Têt (Nouvel an). C’est là que Tuân est pris au piège d’une bataille atroce, il est le témoin d’horribles massacres qui le touchent de très près. De retour à Saïgon, il obtient l’asile en France et s’exile pour toujours.
Le roman alterne entre la forêt de Chantilly, lieu prisé de Gérard de Nerval et donc de Tuân, qui s’y promène régulièrement, et le Vietnam de son enfance, de sa jeunesse. En ce jour de mars 1975 où Tuân cherche les premières jonquilles, les fantômes du passé se révèlent particulièrement douloureux. Mais les mots des poètes l’accompagnent aussi, des mots qui, tout au long de son existence, l’ont aidé à traverser le deuil, la séparation, la violence et dont il recherche toujours les meilleurs accords rimés, en quête d’une improbable résilience.
Ici encore, Hoai Huong Nguyen a l’art d’évoquer des événements déchirants avec une infinie délicatesse. Comme son héros, elle n’est jamais dans la haine, elle observe et convoque la nature, les arbres, les fleurs, l’eau, pour adoucir la peine et maintenir vivant le souvenir du pays natal. Son écriture est parfumée de réglisse, d’encens et d’épices, elle est même multi-sensorielle, nous invitant à nous laisser réconforter par le toucher de l’écorce d’un arbre, à deviner les lignes apaisantes des rizières et des collines, à suivre les silhouettes qui se dessinent dans la brume. Un aller-retour entre France et Vietnam dont je me plais à penser qu’il reflète le propre parcours et le même amour des mots de la romancière et poétesse, même si elle est née en France un an après le moment où commence le roman.
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