Citations de J.M.G. Le Clézio (1811)
Je parlais au début de l’océan de la littérature, dont chaque partie est importante
parce qu’elle est indispensable au tout, comme chacune des pierres qui construit la voûte du ciel selon la légende rapportée par Cao Xueqin. En France, la jeune littérature qui m’intéresse, ce n’est pas celle qui continue l’expérience déjà acquise par les grands maîtres du passé, car à quoi servirait-il de redire en moins bien ce qu’ils ont créé ? Celle qui retient mon regard, c’est celle qui est faite dans l’urgence, pour exprimer nos réalités modernes, les craintes que nous partageons, l’espoir que nous nourrissons : elle parle de notre monde actuel, dans lequel la guerre, l’intolérance, le racisme et l’obscurantisme renaissent sur les ruines de l’humanisme déçu. Elle a cessé de s’écrire dans le seul périmètre du Quartier latin à Paris. Elle apparaît sur des terreaux nouveaux, en Afrique, au Maghreb, en Europe de l’Est, ou bien dans les zones oubliées de la république, banlieues désertées, laissées incultes, aussi loin de la culture que si elles se trouvaient à l’autre bout du monde, dans un archipel de l’Océanie, ou dans les montagnes de la Transylvanie. Je ne parle pas de ces lieux au hasard : en Nouvelle-Calédonie, le romancier Melthérorong écrit sur les prisons où sont enfermés ses frères kanaks, et la Roumaine Liliana Lazar raconte la vie des paysans méprisés par l’ère du tyran Ceauşescu dans son beau roman Terre des affranchis.
Alors la ville peut enfin se reposer, respirer, les grandes rues vides aux voitures immobiles, les magasins fermés, les réverbères et les feux rouges éteints ; alors l'herbe va pouvoir pousser tranquillement dans les fissures de la chaussée, les jardins vont redevenir comme des forêts, et les rats et les oiseaux vont pouvoir aller partout sans crainte, comme avant qu'il n'y eût des hommes.
Que peut-il encore, le vieil homme de Smara, seul contre cette vague d'argent et de balles ? Que peut son regard farouche d'animal traqué contre ceux qui spéculent, qui convoitent les terres, les villes, contre ceux qui veulent la richesse que promet la misère de ce peuple ?
Tandis qu'il chevauche avec les officiers, l'observateur civil pense à tous ceux qui attendent la chute du vieux cheikh. Les Européens d'Afrique du nord, les "Chrétiens", comme les appellent les gens du désert - mais leur vraie religion n'est-elle pas celle de l'argent ?
Alors, dans tous ces ventres de femmes naît le vide, le vide intense et glacé qui s'échappe d'elles et qui souffle comme un vent le long des rues et des ruelles, en lançant ses tourbillons sans fin.
elle a peur aussi de cette ivresse tranquille et désespérée
Les noms allaient et venaient sur toutes les lèvres, noms d'hommes, noms d'étoiles, noms des grains de sable dans le vent du désert, noms des jours et des nuits sans fin, au-delà de la mort.
Les noms étaient l'ivresse même du souvenir, comme s'ils étaient pareils aux yeux des constellations, et que de leur regard perdu venait la force, ici, sur la place glacée où les hommes étaient rassemblés.
C'était comme s'ils cheminaient sur des traces invisibles qui les conduisaient vers l'autre bout de la solitude, vers la nuit.
Ils étaient devenus, depuis si longtemps, muets comme le désert, pleins de lumière quand le soleil brûle au centre du ciel vide, et glacés de la nuit aux étoiles figées.
Ils sont apparus, comme dans un rêve, au sommet de la dune, à demi cachés par la brume de sable que leurs pieds soulevaient. Lentement ils sont descendus dans la vallée, en suivant la piste presque invisible.
Tournés vers le désert, ils faisaient leur prière sans paroles. Ils s'en allaient, comme dans un rêve, ils disparaissaient.
Amanirenas écoute son cœur ralentir, elle voit la tache de lumière s’affaiblir au fond de ses yeux, comme un feu qui s’éteint. Déjà le vent recouvre son visage de poussière. Le vieux prêtre lui ferme les yeux, il place dans ses mains les insignes du pouvoir, et entre ses chevilles la boîte du livre des morts. Amanirenas n’est plus qu’une trace, un monticule perdu sur l’étendue vide.
D’avoir eu faim, d’avoir ressenti la peur et le vide durant les premières années de ma vie ne m’a pas endurci. Mais cela m’a rendu violent. Sans doute est ce le sort de tous les enfants nés au milieu d’une guerre.
Est ce que c’est cela la guerre ? quelqu’un qui est là, qu’on aime bien, et qui disparaît tout d’un coup ?
Ils peuvent dire : « Quand tout ça finira... » ils imaginent que ça finira bien un jour, comme ça a fini Déjà, en 18, ou même avant, en 1870, lorsqu’il y a eu le siège de Paris par l’armée prussienne, et que les braves gens bouffaient tous les animaux du jardin dAcclimatation.
Dans le gris de la guerre, l’ombre froide de la cave de l’immeuble bombarde, il y a tout à coup cette brèche, pour l’anniversaire de les trois ans. La lumière, la liberté, la chaleur, l’eau de la rivière, l’odeur de l’herbe. S’il n’y avait eu la guerre, si je n’avais pas ressenti la faim (de nourriture, d’amour, de chaleur), cet été n’aurait pas existé.
Dans un pays en guerre, les enfants ne sortent pas. Ce sont de longues journées à l’intérieur dans l’unique salle qui sert de réunion à la famille, mon grand-père assis près de la fenêtre pour lire, ma mère, ma grand-mère occupées à cuisiner, à ravauder, et les deux enfants jouant comme ils peuvent, avec tout ce qu’ils trouvent, comme tous les enfants du monde.
Tout cela me donne le sentiment d’avoir prolongé au delà de la naissance le séjour dans l’utérus maternel, un monde clos, étroit, chaud, où je sens la pulsion du sang et les remous du liquide amniotique, un monde d’où je n’ai pas encore envie de m’échapper, ou je goute aux derniers moments de paix, de sécurité.
Les enfants devinent l’imaginaire. Ils l’aiment parce qu’il est parfois délicieux d’avoir peur. Pour l’enfant que j’étais dans la guerre, ce n’était pas une histoire de loups ou de sorcières. C’était une peur sans visage, sans nom, sans histoire. Ce n’était pas délicieux. Cela ne l’a jamais été.
Aujourd’hui encore la Bretagne est célébrée pour son culte de la mer, et pour ses navigateurs solitaires comme Isabelle Autissier et Eric Tabarly. Mon frère et moi avons été déçus d’apprendre que nos ancêtres n’étaient ni Marins ni pêcheurs, mais de simples paysans du Morbihan, attachés à cette terre aride où ils cultivaient les céréales et élevaient le bétail.