Citations de J.M.G. Le Clézio (1812)
Peut-être qu’il rêvait à d’autres soirs, d’autres routes, comme si la brûlure du soleil sur sa peau et la douleur de la soif dans sa gorge n’étaient que le commencement d’un autre désir.
Il repoussait la lumière, il chassait l’eau, la vie, loin d’un centre que nul ne pouvait reconnaître. Les hommes savaient bien que le désert ne voulait pas d’eux : alors ils marchaient sans s’arrêter.
C’était comme s’il n’y avait pas de noms, ici, comme s’il n’y avait pas de paroles. Le désert lavait tout dans son vent, effaçait tout.
Que reste-t-il aux hommes quand les guerres sont finies ? Le silence, comme aujourd'hui, sur le grand désert au sud de Bagdad, le silence qui serre le coeur des vivantset qui ouvre une fissure au coeur des pierres.
Quelquefois, Lalla croit qu'elle attend seulement que les jours arrivent, mais quand ils sont là, elle s'aperçoit que ce n'étaient pas eux.
C'est comme si toutes les choses étaient ternies, usées à force d'être vues.
[...]tout cela est remis en question à Ogoja, à cause de la désespérance usure des jours, dans un pessimisme inexprimé, parce qu'il constate l'impossibilité d'aller au bout de sa tâche.
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Je commençais à comprendre que le monde est étroit, quand on tire sur le bon fil, on a tout qui vient,c'est-à-dire que ceux qui comptent pour quelque chose sont liés les uns aux autres, et ils amènent tous les autres, les rien du tout comme Nono et moi avec eux.
J'ai remarqué que beaucoup de gens sont simples, ils n'ont pas appris la leçon aussi vite que moi, ils croient d'abord ce qu'ils voient, ce qu'on leur dit, ce qu'on leur fait croire.
C'est ce jour-là que j'ai compris qu'il ne faut pas se fier aux apparences, et qu'un vieil homme avec une robe blanche et une belle barbe peut très bien n'être qu'un vieux chien vicieux.
La jeune fille lui ressemble, je crois qu'elle a les mêmes yeux, en amande, très noirs, de la tristesse sans doute aussi, ça doit être à ça qu'on reconnaît les vrais êtres humains.
Loin, loin de moi, cet autre monde vers lequel je glisse doucement, doucement, comme sur de la vase. Le reflet du miroir aux cassures dures. Le gel.
L'éclat permanent du feu, les plaques métalliques de la lumière, et les sons qui rampent, grelottent, me quittent, me défont. Je veux le connaître, mais il m'échappe. C'était là, dans ma pensée, enfoui et vivant bien au chaud. C'était là, blotti, prêt à être saisi. Et pourtant cela s'est échappé. Alors que je me penchais vers le centre, attentif, studieux, au moment même où, à force de précision et de calme, j’allais enfin CONNAÎTRE, cela s'est évanoui. Avec un mouvement de fuite brutale, pareil à une sorte de battement d'ailes, avec un bruit de frottement, cela a été bu par le néant. Qu'était-ce? Si je pouvais seulement savoir ce qui m'a échappé ! Si je pouvais, ne serait-ce que me douter de ce qu'était cette ombre!
Impossible!
Cette merveille sans nom s'est enfuie d'un seul coup, et maintenant il ne reste plus devant moi qu'un trou sanglant que l'opacité quotidienne lentement comble.
Fenêtre!
Fenêtre!
Lucarne transparente qui étais un instant ouverte sur le doux paysage, serein, propre, lumineux, qui doit exister derrière les choses! Apparais de nouveau, brille encore au fond de ma nuit! Pour que j'essaie de nouveau de croire, pour que je m'élance et m'avance, à tâtons, vers toi, vers ton phare! Ouvre ton œil phosphorescent, pour que je recommence ma marche, pour que j’espère, pour que je me trompe encore. Brille si fort que je ne puisse plus rien voir! Eteins-moi! Eteins-moi!
La puissance du langage des Maîtres est inextinguible. C'est une puissance secrète qui pénètre chaque chose et chaque personne, et la rend silencieuse. Le langage des Maîtres ne veut pas communiquer. Il n'est pas fait pour être parlé, ni entendu. C'est un langage qui dévore des informations et donne des ordres. Il n'avale que ce qui lui sert, le reste il le désintègre. Sans cesse il trie les mots, les gestes, les actions, les rêves, et il les analyse. (P.165 - Gallimard)
Connaissez-vous les Maîtres du langage ? Ils ont décidé que les mots ne seraient jamais libres, et que les bruits que font les bouches quand elles parlent devraient être semblables aux grondements des machines, aux sirènes, aux vibrations des moteurs électriques. Depuis longtemps ils attendaient de conquérir les verbes et les adjectifs, les phrases, les flots de salive. Quand il y avait une guerre quelque part, ils écoutaient et regardaient du haut de leurs observatoires, et ils notaient dans leurs calepins ce qui faisait bouger les hommes. Ils savaient bien qu'un jours ce serait leur tour. Ils le savaient, c'est pour cela qu'ils travaillaient dans leurs laboratoires. Ou bien avec leurs caméras secrètes ils filmaient les yeux des gens. Ils filmaient les yeux des gens qui marchaient, qui s'aimaient, ou qui mouraient. La science voulait dévorer les hommes, elle était dans le genre d'un dragon qui vit de chair humaine. C'est cela qui inventait le mal. (P.127 - Gallimard)
Ensuite, ils racontent l'histoire de leur vie, toujours la même histoire, vous savez, la naissance, les expériences, les dépits amoureux, les métiers, la vieillesse, la mort. Ou bien ils regardent leurs salles vieilles photographies jaunes, "Moi à quatorze ans", "Moi à New York", "Moi à Kyoto en 1949", "Moi avec Jenny à Liverpool", "Moi avec la barbe", ou "Moi en blonde". (P.124 - Gallimard)
Peut-être que les hommes et les femmes avaient disparu, déjà. Est-ce qu'on pouvait vivre au milieu de tant de signes ? (P.91 - Gallimard)
Leur dire : attention ! Attention ! Il y a des pièges ! On a piégé les couleurs, les bruits, les musiques, les formes ! On a piégé la lumière ! On a piégé les désirs ! Attention ! (P.51 - Gallimard)
Lentement, pendant des siècles, ils ont remplacé les forces naturelles. Ce qu'ils voulaient, c'était la destruction du langage des arbres, du langage de l'eau et du feu, du langage de la pierre. Ils ont créé une deuxième nature, où chaque élément serait inventé par eux, un nouveau monde. C'est ainsi, maintenant, la carapace de ciment recouvre la terre, elle est hermétique et dure, rien ne peut la pénétrer [...] Jusqu'au fond du ciel, jusqu'au fond de la mer, jusqu'au fond des volcans, il y a un homme. (P.32-Gallimard)
Nous ne pourrons plus vivre dans un univers sans images. A chaque instant de notre vie, en toute circonstance, cette substance virtuelle vient s'ancrer dans notre tréfonds. A chaque instant, le présent se transforme en passé, fixe les repères de cette métamorphose. Notre vie, nos gestes sont capturés par le regard mécanique des caméras, dans les magasins, les banques, sur les routes, dans les chambres des hôpitaux.
Le cinéma, dès son commencement, invente la réalité, la modèle et la transforme.