Citations de Jacques Lacarrière (282)
Un dimanche, cela ne se voit guère dans un paysage. Ce repos hebdomadaire imposé à nos vies (ou réclamé par elles), cette parenthèse ouverte et refermée entre le samedi et le lundi, les plantes, les arbres, les forêts, les animaux l'ignorent. Seuls les chiens, aux jours de la chasse, doivent sentir le dimanche à cette agitation qui prend leurs maîtres, tôt dès l'aube.
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Cet échange de propos me rend songeur. Depuis que je suis enfant, j'entends les adultes se plaindre de leur santé, y compris les plus vaillants et les plus âgées (alors qu'en toute bonne logique, plus on est âgé, plus on devrait jubiler ; c'est signe que le corps est bon, l'organisme vigoureux et à cent ans, on devrait s'écrier : j'ai la vie devant moi !)
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Prier les dieux ne suffit pas. Il faut œuvrer nous-mêmes à notre propre salut.
Bien des gens intrépides et vaillants en paroles se voient confondus par les faits.
La vie est difficile et mauvaise pour l'homme quand le mensonge l'emporte sur la vérité.
Chaque aube est un jeu entre la sérénité de la nuit et la cruauté du jour incisant l'horizon. Chair à vif de la lumière tranchée sur l'étal du sable et des pierres. Enchères inexorables entre le jour laiteux et l'encre de la nuit. Épopée des chairs et des ombres dont le vainqueur immanquablement est le chevalier de midi. Avec à ses côtés l'enfant des arganiers. (p.99)
Asile des oiseaux, abri des hôtes animaux, oratoire des souffles, concile de rumeurs, synode de ramures, vous êtes un univers vivant où, de l'obscure nymphose des racines, naîtront, s'élèveront donc tronc, sève et branches, naîtra, s'agrandira, se déploiera la grande main des frondaisons, sa paume ouverte sur le ciel. Les racines sont votre moi, le tronc votre communauté et parenté arboricoles, les frondaisons votre union avec l'immensité. (p.92)
Il fait grand calme en ce matin de mai. Pas d'autres sons que le halètement des bêtes, le bruissement d'un ru sur l'herbe. Silence d'un matin brusquement arrêté, intense et sec comme un haïku japonais. (p.85)
Mais la forêt est la mer. Des houles lancinantes la balancent dans la nuit, à chaque respiration de la terre. Et la terre est vieille, toute craquelée de soif, toute pétrie de sangs, tachée d'arbres et de buissons. (p.50)
Un pays que l'on trace au hasard, en embrouillant ses pas dans le froissement des feuilles. La terre crisse. Labeur du corps au midi des fatigues. (p.33)
Maintenant le plateau s'éclaire, les touffes s'illuminent, des fêtes infimes embrasent chaque motte de terre. Je suis au concert des fées, à l'orée des lumières naissantes. Au dessus, l'indécision orangée des nuages. Et devant, devant...des milliers, des millions d'herbes dressées comme de minuscules soldats statufiés par le gel... (p.32)
En choisissant le hasard d'un chemin plutôt qu'un autre, l'incertitude d'une draille ou d'une sente à peine visible, je récite en une sorte de prière profane le rosaire émerveillé des haltes. (p.24)
Sur le jeune rivage …
sur le jeune rivage,
un couple d’hirondelles
réinvente l’amour.
L'herbe . Ce qu'il y a de plus banal en fait de plante, de plus répandu,voire de plus foisonnant . Le lieu du commun, de l'ordinaire, de l'insipide et de l'élémentaire . L'insignifiance faite verdure, l'anonymat fait chlorophylle . Presque invisible---ou au contraire exaspérante--- à force d'être là . A force de pousser partout sans que jamais on la voie croître . Sans le moindre complexe . Bonne ou mauvaise, elle pousse . Indifférente au bien, indifférent au mal . Elle n'est sur terre que pour cela : s'étaler, s'insinuer, s'immiscer . Avec une obstination qui défie les siècles et les êtres car elle est sur la terre depuis des temps immémoriaux . D'étranges mammifères du genre Téléocéras, Gomphothérium, Métamynodon la paissaient bien avant que l'homme apparaisse sur terre . Elle fut pendant des millions d'années la nourriture des herbivores . Elle fut--- elle est toujours --- toute la rumination du monde .
Mais je n'envis
S'il nous arrive de parler au monde, le monde nous parle-t-il et s'il parle, parle-t-il de nous ? Les ondes, messages, langages que nous emettons ont-ils---ou non--- une place naturelle, nécessaire entre les stridences des insectes et les pulsars des galaxies ou ne sont-il, parmi les bruits du monde, qu'un babil primate et fortuit ? Question absurde, autant l'avouer, car je n'ai absolument pas les moyens mentaux d'y répondre .
Anaxagore avait un voisin qui élevait des lapins en les nourrissant de carottes. Jusque-là, rien qui soit anormal. Mais Anaxagore, à force d’observer ces lapins, se demanda un jour pourquoi, en ne mangeant que des carottes, ils ne devenaient pas à leur tour des carottes !
Dans mon rêve
a fleuri la fleur de citronnier
et toute la chambre embauma !
Il ne semble pas qu’on ait jamais tiré toutes les conséquences logiques du simple fait d’avoir été façonné avec de l’argile. Car l’argile est, par nature, imperméable à l’eau, voire à l’air, et la psyché humaine – qui procède de l’argile au même titre que le corps mais d’un grain pus fin, dirions-nous, – est elle aussi imperméable ou très peu perméable à la lumière d’en haut (…) risquons donc, à partir de ces extrapolations (qui évidemment ne figurent jamais sous cette forme dans les textes gnostiques), une définition plus précise de l’homme : ver rectifié, nanti d’une étincelle divine qui en fit un bipède sapiens et loquens, et d’une psyché, filtre ténu tamisant les splendeurs du haut-ciel. Ces splendeurs, le but de l’homme est de les recueillir, de les augmenter, de les concentrer en lui et d’acquérir ainsi une sorte d’anti-pesanteur pour vaincre l’inertie du corps et rejoindre le firmament salvateur que la muraille d’ombre dérobe à notre vue.
Et ce, en luttant justement contre l’inertie du corps et le sommeil de l’âme, en pratiquant des techniques de réveil – réveil physique, réveil mental – une sorte de « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens », qui permettent de vaincre l’ordre matériel et spirituel de ce monde, bref en menant une contre-vie. (pp. 37-38)
Le héros n'étant plus lié aux dieux par son sang donnera aux liens de parenté humaine les mêmes prestiges que conférait la parenté avec un dieu. Le parent humain va se trouver investi des mêmes pouvoirs que le parent divin(...) .La "folie" d'Antigone n'est rien que la qualification psychologique d'un phénomène plus profond: la surestimation des rapports de parenté humaine. (...) Le sentiment ne joue aucun rôle dans son comportement qui est plutôt une sorte de compensation devant le déséquilibre créé à l'intérieur du génos par la décision sacrilège de Créon. L'attitude d'Antigone est une réponse immédiate à un équilibre familial troublé, non un acte de défi à la cité, un geste révolutionnaire prétendant modifier l'ordre établi.
"Je revendique le paradis pour tous les noirs et esclaves jetés par-dessus bord", écrit Aimé Césaire.