Citations de Jacques Lacarrière (282)
Avec la boue, on fait les briques
Avec les briques, on fait les murs
Avec le porphyre, les palais
Avec les palais, les pyramides
Mais avec l'homme que fait-on ?
Avec le bois, on fait les meubles
Avec le lin, on fait les linges
Avec le fer, on fait les armes
Avec l'or, on fait les dorures
Mais avec l'homme que fait-on ?
Avec le blé, on fait le pain
Avec la vigne, on fait le vin
Avec la bufflesse, le lait
Et avec le buffle, la viande
Mais avec l'homme, que fait-on ?
Regardons le portrait saisissant _ou plutôt l'image saisissante _ qu'en à donné Theophanos le grec au XIV siècle dans l'église de la Transfiguration de Novgorod. Sur le visage de l'ascete, brûlé par le soleil et par les vents, voilé de long cheveux, aucune angoisse, aucune joie, rien qui rappelle l'homme de chair et de désir, mais au contraire cette hésychia, cette " tranquillité de l'âme" , ce "silence du coeur et des pensées" auxquels parvient l'anachorete après des années et de jeûnes. Ce n est pas l'homme Makaire, ni l'ascete Makaire, qu'a peint Theophanos, mais une projection de l'homme interieur, l'homme éveillé qui se cache derrière l'homme "endormi" selon les termes des grands anachoretes
Le voyage aux déserts d'Égypte, derrière Rufin et Palade, est plus qu'un voyage à travers les dangers du soleil, des sables, et des fauves, c est aussi un voyage où il faut apprendre à distinguer le réel de l'illusoire, et même le faux réel du faux illusoire
Le désert est plein d'illusions dont les plus dangereuses ne sont pas tant les démons ni les tentations que celles qui consistent à se tromper sur la véritable nature, la véritable identité de l homme.
Pour commencer il frappa à la porte d'Antoine pendant trois jours et trois nuits en attendant que le saint vienne l'ouvrir !" À la suite de quoi, Antoine le prit près de lui pour l'instruire et l'approuver en lui imposant les travaux les plus pénibles et les ordres les plus farfelus : tresser des nattes en plein soleil , faire un panier, le défaire, le refaire, le redefaire, casser un pot de miel et ramasser le miel sur le sol avec un coquillage sans qu il y ait de poussière."
A l époque où j écrivais ce livre, j ai tenté de reproduire cette épreuve : ramasser du miel sur du sable sans en prendre un seul grain. On imagine mal à quel point une activité aussi futile mobilise toute la tension et toute l'attention du corps et de l esprit au point de se sentir entièrement "vide" au bout d'une heure. C est ce vide _ et comme ce retrait total de tout sentiment autre que l'attention _ qui prépare l'ascète à d autres exercices.
Je marchais pendant quatre jours et quatre nuits sans manger ni boire. Le quatrième jour, j'arrivai a une caverne et, avant d'y pénétrer, je frappai a la porte selon la coutume des frères afin que le frère sortit et que je puisse l'embrasser. J'attendis. Je frappai a la porte jusqu'au milieu de la nuit: personne ne répondit
(...)
Je dis en mon cœur "peut être n'y-a-t-il point de frère en ce lieu". J'entrai dans la caverne en criant : " béni moi, mon père! " Lorsque je fus entré, je regardai autour de moi: Je vis un frère assis, gardant le silence. Je tendis la main aussitôt, je pris son bras. Il tomba en poussière dans ma main. Je palpai tout son corps, et je vis qu'il était resté ainsi depuis qu'il était mort. Je regardai autour de moi, je vis un manteau. Lorsque je le pris, il tomba lui aussi en poussière. Alors moi, je me levai, je fis une prière, je pris le manteau, je recouvris le cadavre, je creusai la terre, je l'enterrai, je sortis
Commencées dans les profondeurs et les ténèbres d'un souterrain la vie et l ascèse d'Antoine s'achève en ce lieu élevé, lumineux, d'où la mer Rouge apparaît "comme un nuage posé sur la terre" Après ses victoires sur le mal, il y mènera une existence quasi angélique et tous les épisodes de sa vie précédente se retrouveront inversés: les ténèbres deviendront lumière , les tentations miracles, et les démons des anges.
Toutes les illusions, les fantasmagorie qui abondent dans les Vies d'ermites, ces formes fantastiques, ces anges et ces démons, ces créatures surnaturelles qui apparaissent et disparaissent à tout instant font du désert un véritable théâtre des ombres où l'ascete ne perçoit d'abord de Dieu que ses reflets: ses anges et les visions dont il le gratifie. Mais tôt ou tard, il peut accéder à la vision de la réalité suprême, où plus rien ne s'interposer entre l'ascete et Dieu. Le séjour au désert exprime le même symbole que la caverne de Platon _ celui d'un séjour passager dans le monde des illusions _ et ce symbole, Antoine le vivra effectivement au sens propre.
Où ira-t-il en quittant l'ancien de Qmran? Où s enfermera-t-il pour vivre des qu'il aura gagné le désert? Dans le lieu même de l'ombre et des fantômes : dans un tombeau
Le désert est un lieu inhumain. Mais que veut dire inhumain pour un copte? Cela veut dire : un lieu habité par d autres créatures que des hommes: par des anges et des démons. Dans le désert, nul homme ne peut vivre s il n est aidé par Dieu ou par ses anges, nul ne peut y demeurer sans affronter un jour ou l autre les assauts du diable: il doit y vivre avec les miracles et les tentations. Mais à force de fréquenter les anges, on finit par leur ressembler. Ce que les hommes du désert perdent en humanité, ils le gagnent en angélisme, et l on comprend que les peintres byzantins qui représenteront ces hommes d'Égypte sur les fresques du monastère de Cappadoce ou de Grèce les aient peints sous ce double aspect de sauvages et d'anges: visage émacié, habits en haillons, cheveux tombant jusqu'à terre, mais aussi regards perdus dans la contemplation d'une autre réalité, chair qui n est plus une chair.
Des arbres mythiques de la Grèce , l'olivier, de loin , est le plus mythique .N'a-t-il pas été inventé , donné aux grecs par Athéna?Il n'est pas né comme le cyprès de la métamorphose d'un humain mais bien de l'esprit et surtout du désir d'une déesse. Tout les arbres , même en Grèce , ne sauraient en dire autant!
l'homme est un exilé à vie sur une planète qui est une prison des peuples, dans un corps qui est une prison âmes, l'autochtone d'un monde invisible et perdu.
L'homme est, comme l'univers, une création manquée, une imitation lamentable, une semblance d'homme, un faux homme ou, en terme anthropologique, un pseudanthrope.
Résumons-nous : nous sommes des exploités à l'échelle cosmique, les prolétaires du bourreau-démiurge, des esclaves exilés dans un monde soumis viscéralement à la violence, les sédiments d'un ciel perdu, des étrangers sur notre propre terre.
Chaque naissance, chaque perpétuation de la vie accroît le champ de la mort. Dans ce cercle sans fin, le simple fait de vivre, de respirer, de se nourrir, de dormir, de rêver, implique l'existence et l'accroissement du mal.
Dans un système capitaliste, la cigale se comporterait en Hippie, dans un système communiste en hooligan
Le mythe de la race supérieure s'est effondré une première fois à Sparte. Il s'effondrera de nouveau vingt cinq siècles plus tard montrant une fois de plus son inanité. Mais le mystère est de savoir pourquoi il renait sans cesse.
Les spartiates furent les premiers à pratiquer systématiquement l'eugénisme, en précipitant du haut du rocher nommé "rocher des Apothètes" les enfants mal conformés ou simplement chétifs. Je me dis qu'aujourd'hui où l'on fait de véritables pèlerinages à Auschwitz ou à Buchenwald, il faudrait aussi dans les voyages en Grèce faire un pèlerinage dans la banlieue sud de Sparte,à ce fameux rocher, lieu de naissance de ce que vingt siècle plus tard, on appellera "la Bête Immonde"
Mystère aussi que le nom des rivières qui se perd dès qu'elle se jettent dans un fleuve ( se jettent : expression qui m'a toujours absurdes, les rivières ne sont pas suicidaires, elles ne se jettent pas dans les fleuves , eussent ils des bras accueillants
PLONGE
La poussière avec la lumière tombe.
Toute une pile d'assiettes sales m'attend
comme une montagne son prophète,
passage vers la blancheur
en vain
en vain
tandis que dates et codes m'écrasent.
Une autre fois
j'émigre transparente.
L'heure du sein n'a pas de goût.
Athina Papadàki, p.291
Aveugle
Le sommeil est lourd aux matins de décembre
noir comme les eaux de l’ Achéron, sans rêves,
sans mémoire, sans la moindre feuille de laurier.
La veille entaille l’oubli comme la peau qu’on fouette
et l’âme fourvoyée sortant des eaux brandit
des débris de peintures des enfers, danseuse
aux vaines castagnettes, qui titube
talons meurtris par le lourd piétinement
dans l’assemblée engloutie là-bas.
Le sommeil est lourd aux matins de décembre.
Chaque année en décembre c’est pire.
Parga* d’abord et puis Syracuse –
ossements des ancêtres déterrés, carrières
pleines de gens épuisés, infirmes, sans souffle
sang acheté sang vendu
sang dispersé comme les enfants d’Œdipe
les enfants d’Œdipe qui sont morts.
Rues vides, maisons aux visages grêlés
iconoclastes iconolâtres s’entre-tuant toute la nuit.
Volets barricadés. Dans la chambre
le peu de lumière se cachait dans les coins
comme la colombe aveugle.
Et lui
marchant à tâtons
dans la prairie profonde
voyait l’ombre
derrière la lumière.
Décembre 1945
//Yòrgos Sefèris / Γιώργος Σεφέρης (1900 - 1971)
/Traduit du grec par Michel Volkovitch
*Parga : ville d’Epire. Les Anglais la vendirent à Ali-Pacha en 1819. Ses habitants grecs s’en
allèrent alors en emportant les ossements de leurs ancêtres.
Mémoire II
ÉPHÈSE
Il parlait assis sur un marbre pareil
au débris d’un portail antique ;
la plaine à droite immense et vide
et de la montagne à gauche descendaient les ombres du soir :
« Le poème est partout. À son côté
parfois ta voix s’avance
comme le dauphin accompagne un instant
une voile d’or dans le soleil
et disparaît. Le poème est partout
comme les ailes du vent dans le vent
qui ont touché un peu les ailes de la mouette.
Pareils à notre vie, et autre, de même
que change et ne change pas le visage
d’une femme qui s’est mise nue. Tous ceux
qui ont aimé le savent : à la lumière des autres
le monde se corrompt ; toi au moins souviens-toi
Hadès et Dionysos, même chose. »
Il dit, puis il prit la grande route
qui mène à l’ancien port, aujourd’hui noyé
dans les joncs. Le crépuscule
autant que pour la mort d’une bête
était nu.
Je me souviens encore : il voyageait
au fin fond de l’Ionie, vers des théâtres coquilles vides
où le lézard seul se traîne sur une pierre sèche ,
et je lui demandai : « Se rempliront-ils un jour ? »
Il répondit : « Peut-être, à l’heure de la mort. »
Puis il courut dans l’orchestre, hurlant :
« Laissez-moi écouter mon frère ! »
Et le dur silence autour de nous
n’entaillait pas la vitre de l’azur.
Journal de bord III
//Yòrgos Sefèris / Γιώργος Σεφέρης (1900 - 1971)
/Traduit du grec par Michel Volkovitch