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Citations de Jacques Réda (161)


Loin, en bas



extrait 1

Loin, en bas, des petits chalutiers remontent l'estuaire à toute vitesse : rouges, bleus, verts. Étrange ce petit pont lancé moins à travers le ciel qu'au-dessus de mes années, celles où prenant le bac pour aller à Brouage, on restait longtemps le menton sur la vase et les barques échouées au bord de l'éblouissante dalle d'eau. Maintenant on franchit d'un seul jet une époque en voie de disparaître, comme ces côtes de coques en bois noir pareilles à des ruines de cachalots. Je ne sais pas si je regrette. c'est aussi très beau vu d'en l'air, mais ce pont fatalement abolit quelque chose, au moins l'instant où l'on flottait, à l'abri sous les horizons dans un débordement sphérique de la lumière.
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Terre des livres -

Longtemps après l'arrachement des dernières fusées,
Dans les coins abrités des ruines de nos maisons
Pour veiller les milliards de morts les livres resteront
Tout seuls sur la planète.
Mais les yeux des milliards de mots qui lisaient dans les

nôtres,
Cherchant à voir encore,
Feront-ils de leurs cils un souffle de forêt
Sur la terre à nouveau muette ?
Autant demander si la mer se souviendra du battement de

nos jambes ; le vent,
D'Ulysse entrant nu dans le cercle des jeunes filles. 0 belle au bois dormant,

La lumière aura fui comme s'abaisse une paupière.
Et le soleil étant son casque
Verra choir une larme entre ses pieds qui ne bougent

plus.
Nul n'entendra le bâton aveugle du poète
Toucher le rebord de la pierre au seuil déserté.
Lui qui dans l'imparfait déjà heurte et nous a précédés
Quand nous étions encore à jouer sous vos yeux,
Incrédules étoiles.
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Prière d'un passant -

Toi qui peux consoler, dieu des métamorphoses, vois
Le désordre uniforme de vivre et comme je suis las.
Je voudrais devenir une pie Te et rêver ta gloire
Obscurément, comme rêvent l'ardoise et le charbon.
Ou bien fais-moi semblable à cette aile d'espace
Qui vibre à peine sur les toits et le long des façades
Quand le soir m'ouvre l'amitié muette des maisons.
Mais ne me laisse pas, entre la rue et les nuages,
Contre la marche bleue heurter mon crâne ; casse-le,
Répands-le dans ta douceur d'ardoise et d'horizon.


















C


J
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Fragment des étés -


Rien par l'immense été clos que le tremblement
Des rails sous les coquelicots, et la poule qui râle
Au fond de la chaleur noircissante ; rien que
Ce duvet immobile et le nuage en exode, en fureur
Très lente sous la couvaison des préfectures, quand
Le destin surveillait les faubourgs par l'oeil de la volaille
Augurale et figeait des trajectoires de céruse
Dans l'ocre à déchiffrer de la fiente par un enfant.
J'arrivais à la gare, je

Serrais frissonnant sous mon linge ce peu de glace
Et midi comme un poing d'aveugle sur les toits
Cherchait pour l'écraser ma tête transparente.
Mais loin sous les parois de l'œuf caniculaire
Je naissais de nouveau dans l'oubli, dans la pure fréquence
Que des ondes coupées des deux sources du temps.
Lambeaux d'une mémoire en détresse par tout l'espace,
Troublaient — et je voyais des morts, des femmes, des

jardins
Me traverser tandis que vers le chœur du bleu marine
Entre les murs épiscopaux de
Langres ou d'Autun



Je montais, et vers les jardins bouillant d'oiseaux et de

racines
Enfouis dans la lumière ainsi que des yeux — et déjà
Sous les cils formidables de la chaleur n'était-ce pas
Les vôtres qui s'ouvraient en moi comme l'eau sous les

cygnes ?
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Rue rousselet -


De la rue avec son vieux mur on dit qu'elle s'enfuit.
C'est vrai sur quelques pas après l'angle, puis tout

s'apaise,
Et le vieux mur devient son propre reflet dans une eau
Très ancienne ; et si l'on marchait, changerait-on de vie
Ou d'âme avant d'atteindre l'angle opposé qui navigue
En un temps différent, dans la lente clarté fragile
Des feuilles d'un jardin clos sur les souvenirs ?

La clé,
Nous l'avons vue un jour briller entre des livres, doigts,
Nuages oubliés ; tous les rayons du soir la cherchent
Parmi la symétrie énigmatique des balcons
Où le ciel vacillant se penche pour attendre une ombre ; —
Oblique à travers la douceur fugace de la rue,
Elle s'enfuit déjà par tout l'oblique de nos coeurs.
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La voix dans l'intervalle -


Peut-être devons-nous parler encore un peu plus bas,

De sorte que nos voix soient un abri pour le silence ;

Ne rien dire de plus que l'herbe en sa croissance

Et la ruche du sable sous le vent.

L'intervalle qui reste à nommer s'enténèbre, ainsi

Que le gué traversé par les rayons du soir, quand le

courant
Monte jusqu'à la face en extase des arbres. (Et déjà dans le bois l'obscur a tendu ses collets,
Les chemins égarés qui reviennent s'étranglent.)
Parler plus bas, sous la mélancolie et la colère,
Et même sans espoir d'être mieux entendus, si vraiment
Avec l'herbe et le vent nos voix peuvent donner asile
Au silence qui les consacre à son tour, imitant
Ce retrait du couchant comme un long baiser sur nos

lèvres.
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Seuil du désordre -

J'avais assez d'orgueil pour n'attendre que l'éclatement,

le surcroît. (Commencer est terrible, oui, terrible et défendu,
Hors cette irruption d'oiseaux inconnus qui foudroie.)
Cependant était-ce la foudre, ou bien
Sur cet espace dévasté par ma naissance
L'ordre enfin rétabli dont me saisissait la douceur ?
Mais quel ordre sinon celui du monde innocent avant

moi,
Plein de mots non souillés encore par ma bouche, plein
De la présence où je ne fus que porte battant sur le noir ?
Et par là vinrent les longs bras ignobles du noir ;
Par là se sont glissés les yeux d'une nuit dégoûtante
Et qui n'était pas moi mais poussait toujours cette porte.
Là parurent aussi la rose et le bouvreuil que je ne connais

pas.
Des animaux à la cruauté douce en moi se coulant vite,
Et le silence où tout s'accorde, neige
Antérieure à la trace funèbre de mes pas.
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Hauteurs de belleville -


Ayant suivi ce long retroussement d'averses,
Espérions-nous quelque chose comme un sommet
Au détour des rues qui montaient
En lentes spirales de vent, de paroles et de pluie ?
Déjà les pauvres maisons semblaient détachées de la vie ;
Elles flottaient contre le ciel, tenant encore à la colline
Par ces couloirs, ces impasses obliques, ces jardinets
Où nous allions la tête un peu courbée, sous les nuages
En troupeaux de gros animaux très doux qui descendaient
Mollement se rouler dans l'herbe au pied des palissades
Et chercher en soufflant la tiédeur de nos genoux.
Nos doigts, nos bouches s'approchaient sans réduire

l'espace
Entre nous déployé comme l'aire d'un vieux naufrage
Après l'inventaire du vent qui s'était radouci,
Touchait encore des volets, des mousses, des rouages
Et des copeaux de ciel au fond des ateliers rompus ;
Frôlait dans l'escalier où s'était embusquée la nuit
L'ourlet déchiré d'une robe, un cœur sans cicatrice.
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Personnages dans la banlieue -


Vous n'en finissez pas d'ajouter encore des choses,

Des boîtes, des maisons, des mots.

Sans bruit l'encombrement s'accroît au centre de la vie,

Et vous êtes poussés vers la périphérie,

Vers les dépotoirs, les autoroutes, les orties ;

Vous n'existez plus qu'à l'état de débris ou de fumée.

Cependant vous marchez,

Donnant la main à vos enfants hallucinés

Sous le ciel vaste, et vous n'avancez pas ;

Vous piétinez sans fin devant le mur de l'étendue

Où les boîtes, les mots cassés, les maisons vous rejoignent,

Vous repoussent un peu plus loin dans cette lumière

Qui a de plus en plus de peine à vous rêver.

Avant de disparaître,

Vous vous retournez pour sourire à votre femme attardée,

Mais elle est prise aussi dans un remous de solitude,

Et ses traits flous sont ceux d'une vieille photographie.

Elle ne répond pas, lourde et navrante avec le poids du jour sur ses paupières,

Avec ce poids vivant qui bouge dans sa chair et qui

l'encombre,
Et le dernier billet du mois plié dans son corsage.
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Après-midi -

Pâle clarté d'après-midi sur les toits bleus et roses.
La cloche va sonner ; on voudrait dormir comme l'arbre
A l'angle de la rue où ne passe jamais personne.
Mais l'astre d'insomnie est dressé là, strident
Comme un coq au milieu de la cour abandonnée.
Entre les timons dont le bois poli craint de luire.
Et tout ainsi, jusqu'à l'oiseau irréprochable qui s'est tu,
Frissonne dans la pauvreté humiliée des apparences.
Sommeil, ou mort, votre ombre est préférable à ce

dévoilement
Infini des rêves livrés à l'ironie de la lumière,
Aux yeux qui n'ont plus de paupière et ne peuvent nier
Ce vide qui s'accroît soudain lorsque deux heures sonnent.
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L'empan

Mais quelle est la juste distance ?
Il y a celui qui ferme obstinément les yeux, cherchant
La mesure de l'âme comme d'un mur blanc, et l'autre
Qui entre en suffocant dans les premiers plis de la mer.
Entre eux j'ai posé mon vélo contre un pin violet qui craque
Et je tiens l'horizon entier dans l'empan d'une main, sous la fumée
Oblique d'une cigarette. Mais qui tient
Dans son empan l'incessante mobilité d'insecte où se perd mon regard,
Et la courbe de mort où s'inscrit la route surgie
Des flots de la forêt vers les frondaisons de la mer ?
Vite j'ouvre les bras pour déborder ce qui m'enferme,
Debout dans l'enjambée du ciel. Mais que saisir
Et mesurer sinon, au flanc mobile de la dune,
L'empreinte de ce corps que le vent réensevelit ?
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Or, à quelque moment que l’on décide de la « grandeur » d’un poète, la cause déterminante de cette élévation est due à l’émetteur, soit en la circonstance une émettrice : la langue qui, sans répit évoluant, adopte en quelque sorte ceux qu’elle juge les plus aptes à traduire, dans leurs vers, les décisions qu’elle a été amenée à prendre pour assurer sa continuité, sa prospérité, son confort, sa gloire, son plaisir. En échange, elle leur accorde le privilège d’attacher leur nom à ses initiatives, si bien que l’histoire de la poésie, française ou autre, se présente comme une constellation de plus en plus fourmillante et dont chaque nouvel astre, engendré par l’ensemble de ceux qui le précèdent, marque une étape, certains des plus anciens n’émettant souvent plus qu’une lumière fossile et imperceptible à l’œil nu.
On pourrait ainsi regarder le bazar hétéroclite du Roman d’Alexandre, enrichi tout au long de trois siècles par divers auteurs dont on ne connaît pas beaucoup plus que le nom (sans compter ceux qui sont restés dans l’ombre), comme une image et une préfiguration du roman de la poésie française écrit par la multitude de personnages qu’elle a inventés au fur et à mesure pour en signer les péripéties.
Quelques-unes semblent pourtant correspondre à des temps morts où peut-être elle se reposait, où son activité en tout cas paraît avoir tourné à vide. Et ce fut le malheur de notre XVIIIe siècle, aussi surabondant en vers que tous les précédents, mais réputé le plus chiche en substance spécifiquement poétique. Ce propos est-il solidement fondé ?
On peut s’en assurer en consultant l’ouvrage que Jean Roudaut a publié voici près de cinquante ans et qui, sans doute à cause du discrédit dont pâtissent ces auteurs depuis deux siècles, n’a pas été réimprimé. Poètes et grammairiens au XVIIIe siècle (Gallimard, 1971) est en effet une anthologie sobrement et pertinemment commentée, et dont les deux parties se complètent, la première dégageant un des traits les plus particuliers de cette poésie en vérité « maudite ». Soit ce en quoi elle renoue avec la floraison profuse, à la Renaissance, d’une poésie (bien sûr en vers) que, plutôt que « scientifique », il conviendrait d’appeler « du savoir » ou « didactique », la notion de science s’appliquant aujourd’hui à des domaines fort éloignés de celle qui se consacre à l’étude des états divers de la matière palpable. En ce sens, les passages du Roman d’Alexandre qui rapportent la biographie de cet empereur ou qui décrivent des flores et des faunes exotiques relèvent déjà, en dépit de leur extravagance, de la science de l’histoire ou des sciences naturelles. Le poème de Lucrèce demeure à cet égard fondateur.
Mais, comme je l’ai déjà indiqué, plus la science envisagée repose sur des calculs et des expériences précis, plus le langage peine à trouver d’autre issue que celle d’une paraphrase redondante ou d’un commentaire qui en considère les résultats sous un angle philosophique où, assez rapidement, l’ombre du « poétique » projette son flottement dans la zone de ce qui ne saurait être mesuré. Ces investigations aventureuses intéressent moins les esprits scientifiques que leurs propres conjectures qui s’appuient avec précaution sur un savoir acquis et en tous points exactement mesuré.
On en tire le sentiment que la « poésie » n’a aucune espèce d’utilité dans le seul champ qui reste ouvert au déchiffrement qu’a longtemps pu opérer le langage, sinon en tant que retour critique sur elle-même. Et c’est une part de ce que les poètes du XXe siècle ont entrepris après Rimbaud et Mallarmé. Et le vers ne pouvait s’y affecter sans se transformer ou disparaître.
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Ce n’est pas de but en blanc comme un deus ex machina que l’alexandrin entre en scène au début du XVIe siècle, ni tout à fait triomphalement. Rare encore chez Marot qui prend soin de le désigner comme une nouveauté dans le sizain Graces pour un enfant, il émerge presque avec timidité, comme un acteur qui, n’ayant pas même d’abord excellé dans des seconds rôles ni laissé quelque trace dans la foule des figurants, va se trouver en assez peu de temps promu au rang de vedette et, d’abord en rivalité avec le décasyllabe riche de ses états de service et sûr de son métier, l’aura supplanté dès avant l’arrivée de Malherbe, né dix ans après la mort de Marot.
Mais ce n’est pas sans motif qu’il s’impose ainsi dans la plupart des emplois que son rival avait assumés : il répond à l’attente diffuse que l’on ressentait, et vient combler le manque qui en avait été la cause. On le découvre alors comme Christophe Colomb vient de découvrir l’Amérique. Elle existait donc déjà et, relativement à l’histoire du vers français, de date immémoriale.
Dans cette mémorable étude qu’a été La Vieillesse d’Alexandre, Jacques Roubaud, d’autre part défricheur émérite de divers chemins où le vers, n’eût été sa répugnance et surtout sa fatigue, aurait pu s’engager, Jacques Roubaud a largement contribué à dissiper l’ombre qui enveloppait encore, pour beaucoup, la discrète, longue mais patiente carrière de l’alexandrin.
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Il s’en faut toutefois que le vers soit une formulation purement rythmique. On peut le considérer ainsi. Mais à mesure que le sens signifiant qu’il portait perdit de son importance et de son utilité pratiques, et définitivement au cours du XIXe siècle, on se montra de plus en plus attentif à cet aspect en effet essentiel, Mallarmé déclarant en fin de compte qu’une tâche primordiale de la poésie (encore alors identifiée à l’emploi du vers) était de reprendre son bien à la musique.
Mais très longtemps la part musicale, rythmique du vers avait paru presque accessoire, ornementale en regard du caractère utilitaire qu’il présentait, et qui avait amené son perfectionnement, en parallèle avec celui du langage articulé. Des modes d’échange qui le précédèrent, on ne peut que les supposer fondés sur une gestuelle que son extension à une communauté amena à se codifier rythmiquement pour faciliter l’exécution des travaux par des cadences dont le taylorisme moderne se souviendrait. Mais aussi avec des danses imitant certains rythmes de la nature dans un dessein propitiatoire, ou du pure jubilation allant parfois jusqu’à la transe où le possédé communique avec les puissances énigmatiques. Cette forme de connaissance a dû voisiner avec les savoirs effectifs et se traduire en formules magiques fixées par le vers qui leur offrait l’avantage d’une mémorisation et d’une transmission plus commodes.
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Le soir, rue de la Duée


À cinq heures du soir, l’hiver, un dimanche muet
Retenait un peu de lumière aux angles des façades
Et, sous un coup de vent tournant autour des palissades,
Quelque chose ‒ un vieux sac, un journal, un chat – remuait.

Je marchais sans bruit par la rue obscure, sous la chiche
Clarté de carreaux fascinés par l’ombre ou les plafonds,
Vers la lueur encore plus avare d’une friche
Où les arbres avaient massé leurs entrelacs profonds.

Quelques êtres humains passaient, on eût dit en pantoufles,
Parlant mais comme on fait pour soi ‒ des vieilles gens, des Noirs :
On le voyait à la buée hâtive de leurs souffles.
Puis je restai seul un moment entre les deux trottoirs.

Et je perçus alors – mais d’où venu, de quelle branche
Perdue au fond de l’épaisseur – comme un roucoulement
Très faible d’un merle invisible, et déjà s’alarmant
De ma présence dans la nuit de décembre, un dimanche.
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Extrait 4

Mais sait-on ce qu’elle y contemple ?
D’aucuns disent : c’est l’Absolu.
D’autres la donnent en exemple
D’un temps désormais révolu :
La poussière qu’elle va mordre
Est tout ce qui reste d’un ordre
Dont le poète a secoué
Le joug. Donc que nul ne s’encombre
Du vieux rafiot vers qui sombre :
Seuls des gâteux l’ont renfloué.

Allons, la rime, à quoi ça rime ?
Que chaque horrible travailleur
Qu’elle veut charmer la réprime,
Le pire y sera le meilleur.
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Extrait 3

Mais quand la langue se rebelle
Contre elle-même, par dépit,
Elle qui fut hardie et belle
Et ne connaît plus de répit
Qu’elle ne trouve un artifice
Ou ne consente un sacrifice
Qui mime ses premiers élans
Et le naturel de ses charmes,
Elle sent croître ses alarmes
Enchérit sur les insolents :

Se farde à l’excès, se débraille,
Jure, fume, rote, boit sec,
Prend des poses à la canaille
Comme les filles de Lautrec ;
Ivre, au besoin, se prostitue,
Rigole, insulte, s’évertue,
Faute de plaire, à faire peur
Avec des mines de sorcière
Et, dans la fange ou la poussière,
Prend pour extase sa stupeur.
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TESTAMENT


Extrait 2

Ainsi qu’en somme au siècle Seize,
On crut pouvoir l’aménager
D’abord comme un parc à l’anglaise,
Ici verger, là bocager
Puis, de Marot jusqu’à Malherbe,
On vit graduellement l’herbe
Des sous-bois tourner au gazon,
Les layons se border de chaînes,
Fûts des hêtres et troncs des chênes
S’aligner comme en garnison,

Le plus souvent douze par douze
Au garde à vous ou paradant
Tout au long de chaque pelouse
Où les causeurs, en bavardant,
Démontraient ainsi que leur monde,
Quand on le surveille et l’émonde,
Est bien à coup sûr le meilleur :
Un univers où tout gravite
Autour du Soleil dont l’orbite
Tient clerc, serf, prince et rimailleur.
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TESTAMENT


Extrait 1

Il se peut que la Muse rie
Elle-même, sous ces rameaux
Tirés de la sauvagerie
Où se cachaient les animaux
Humains, enfants de la Nature.
Domestiqué par la culture
Du savoir, il produit des fleurs
Presque toutes de rhétorique :
Même le poète lyrique
Se tient au rang des bateleurs.

Il a fallu l’énorme orage
Orchestré par Victor Hugo
Pour retrouver un peu la rage
Saine du Franc, du Hun , du Goth ;
L’amertume de Baudelaire,
L’impatience et la colère
De Lautréamont et Rimbaud
Qui, précipitant le ravage,
Mirent la parole sauvage
En désaccord avec le Beau.
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Je ne suis quand même pas fâché de replonger dans le silence nocturne de Cosne, cette capitale intérimaire de n'importe où. A l'angle que prend ce boulevard devant une pharmacie, à la façon dont les arbres y sont taillés, je devine la direction de la gare et, avec son large porche roman hollywoodien, le cinéma Eden n'est pas moins archétype que toutes ces arrière-cours et toits cagneux, ces trottoirs soudain rétrécis le long des persiennes que je frôle, et qui ferment mal, révélant le couple humain figé dans la clarté de son lustre, près de son buffet où traîne un cadre qui les représente en habits de noces, bouffis par le fameux bonheur, et tels qu'ils apparaissent par paires interchangeables dans les vitrines des photographes. Alors qu'ordinairement je retombe dans ce cas sous le charme de l'habitude, tout se déclare à présent avec une entière étrangeté. je ne suis pas dans un n'importe où de moyenne de sociologue, mais là où n'importe où se fait si activement singulier, qu'il me faudrait des mots ayant subi la même usure, et laissant enfin se découvrir leur pâle et dur noyau, pour désigner vraiment ces toits, ces trottoirs, ces gens, ces persiennes. Je les sens inaccessibles ans un paroxysme d'évidence, de banalité, de je ne sais quoi de fictif dont mon souffle participe, et ma démarche, et maintenant le poids de mon corps étendu sur ce lit. Au loin une seule petite motocyclette gravit et redescend en sirène l'échelle des sons. C'est le seul fil onduleux qui me retient encore puis qui se casse : je dors ; j'ai dormi. Un autre fil, lumineux, se tend au plafond de la chambre, et à travers les premiers bruits du jour qui semblent tous ensemble chaussés de pantoufles, j'entends s'ébrouer sous la rosée l'herbe des talus.
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