Citations de Jakuta Alikavazovic (127)
Paul m'a vue telle que j'étais, et il m'a aimée. Et il m'aime encore. Malgré lui peut-être ; l'acquiescement, au fond, importe peu. Or un homme qui est capable de cela, de connaître un être tel qu'il est et de l'aimer, même dans la trahison, même dans l'absence et l'abandon, cet homme-là mérite l'amour, mérite l'estime, car son coeur bat contre l'époque, car il est dans l'époque comme un nageur contre le courant qui le porte. Tu ne pourras rien à ce monde qui finit ni à celui qui vient si tu ne vois pas, si tu ne sens pas que cet homme, tel qu'il est, est déjà dans la résistance.
Il y a des signes partout, qu’il faut apprendre à déchiffrer ; et la seule chose que l’on demande à ce rituel, à ce langage ésotérique, c’est qu’il les rapproche. Allongés sur le lit ils se tiennent peut-être déjà la main, ou peut-être simplement que leurs jambes se frôlent, par l’un de ces hasards simulés si délicieux qui ne sont pas encore une caresse mais déjà du courage.
La femme sur cette photo était sa plus grande rivale. Elle ne vieillissait pas, elle ne se dévoilait pas, dans l’instant qu’avait duré la prise elle avait joui de toute l’attention de John. De son attention pleine et entière : ce qu’aimer veut dire.
Et toi, comment tu t'y prendrais, pour voler la Joconde ?avec un couteau.
Avec des fumigènes.
En l'enroulant au dos d'un chat ( sais-tu que les chats étaient utilisés comme des bombes au Moyen-Âge?)
en me déguisant en Vénus de Milo.
avec des explosifs.
Avec une machine volante (j'avais feuilleté l'une de ses biographie de Léonard de Vinci. )
Avec un ptérodactyle.
Ainsi, en spirale, progressant de l'idée la plus commune à la plus folle.
Et toi, comment tu t'y prendrais pour voler la Joconde? la question et ses réponses rythmaient l'après-midi, rythmaient la promenade, le jour tombait, et dans la lumière déclinante nous revenions peu à peu sur nos pas, et les scénarios les plus fous refluaient eux aussi, et nous retournions au point de départ. Avec des fumigènes.
Avec un couteau.
Même si, bien sûr, ce n'était pas exactement le point de départ, car quelque chose avait eu lieu, entre-temps et ce qui avait eu lieu, c'était la rêverie, c'était la tendresse. Et c'était le temps.
L’obscurité change tout.
C’est l’électricité qui fige les statues. C’est l’électricité qui rend les murs et les sols immobiles.
Mais ce lieu et ces œuvres la précédent, et peut-être lui survivront.
La salle des Cariatides, le département des Antiques, les marbres et le travertin, les Hermès et les Vénus-espaces et œuvres semblent discrètement se hérisser, oui, comme s’ils secouaient la lumière artificielle dans laquelle ils ont baigné toute la journée-ils s’en défont comme un oiseau pourrait s’ébrouer en quittant la fontaine-ils s’en défont comme on abandonne un châle, qu’on laisse glisser d’un haussement d’épaules, d’un soupir ; comme on fait la poussière.
Oui, c’est ainsi que le lieu se débarrasse de l’électricité comme on fait la poussière.
Le grain de l’air change. On ne respire plus de la même manière.
Ni moi, ni eux
Eux : les lieux, les œuvres.
Eux : les souvenirs »
(p. 50 et 51)
Alors, de quoi ne parle-t-on pas quand on parle d'art ?
Pour moi, c'est une façon détournée, presque cryptée-mais le cryptage a-t-il encore sa place en littérature ? d'évoquer la violence, la destruction, la mort. Une œuvre d'art, une fois reconnue comme telle, semble extraite du cycle qui nous concerne tous. Elle est éternellement soignée, éternellement choyée. Ce dont je ne parle pas chaque fois que je parle d'art, ce qui me hante chaque fois que je parle d'art, ce sont les vies, toutes ces vies auxquelles l'histoire aura accordé moins d'importance qu'à cette matière dont l'art est fait.
On s'efforce de grandir, de se détacher, d'exister en propre. L'ironie, il me semble, tient au fait que c'est justement cet effort-là qui finit de faire de moi la fille de mon père. Je ne lui ressemble jamais plus que lorsque je m'éloigne, lorsque je l'abandonne. (p. 146)
Et toi, comment t'y prendrais-tu, pour voler la Joconde ?
Cette phrase, cette question dont mon enfance résonne encore, l'ai-je bien comprise ? Ou est-elle pareille à l'une de ces malles de magicien , l'une de ces malles à double fond, que l'on croit vides-de sens, d'intérêt-alors qu'elles dissimulent un chef-d'oeuvre, ou deux, ou même une femme entière, une femme adulte, vivante, avec des mondes plein la tête et un goût partagé, quoiqu'en apparence contradictoire, pour l'invisibilité et pour l'exhibition ? Une femme qui, ce soir, s'enroule dans son duvet dans un Louvre envahi par les ombres ?
Imaginons un instant que mon père soit vraiment voleur d'art . En serais-je, moi, honteuse ou fière ? (p. 128)
Vingt ans plus tard, vos cheveux sont d'une couleur naturelle et vous avez déplié un sac de couchage dans ce qui est peut-être le plus célèbre musée du monde, pour dormir avec ce qui est peut-être la sculpture la plus célèbre du monde.
Vous savez que vos tours et détours n'ont été qu'une spirale qui a fini par vous ramener ici, au centre de votre enfance ou au centre de vous-même. Vous êtes la fille de votre père et le temps n'existe pas. (p. 97)
Cette raison tient au poids de l'émigration, un poids que porte, en partie, la génération suivante, - la mienne - celle qui ne devrait rien connaître de la mélancolie des origines mais qui, trop souvent, l'éprouve. Comme une gêne. Comme une incapacité à tenir en place, à se sentir pleinement chez soi.
L'amour de mon père était un ciel en moi, sa réalité aussi évidente que celle du ciel au-dessus de ma tête, que je le voie ou pas.
T'en souviens-tu ? - et moi je disais oui oui, et je continue à dire oui oui, même si, en vérité, je ne me souviens de rien ; c'est cela, être la fille de son père -
Il faudrait, je suppose, commencer par l'amour. Un sentiment comme un ciel en nous.
Un cheval de Troie. L'amour pour nos enfants est la façon dont un monde indéfendable paraît défendable et est pour, finir, défendu. Accueilli. Les mensonges. La surveillance globale. La militarisation insidieuse. Qui ne voudrait pas savoir ses enfants en sécurité ? Qui n'accepterait de payer le prix fort pour cela ? C'est par amour que nous équipons nos villes, nos rues et nos maisons. Mais c'est le mal qui s'infiltre. C'est le mal et toutes nos erreurs reviendront nous hanter. Elles viendront nous ronger le sommeil et les os. Nous vivons dans un monde qui a entièrement cédé à la brutalité et à l'injustice. Chacun pour soi. Chacun pour soi et ses propres enfants. Son propre petit matériel génétique. Et pendant ce temps, le principe directeur du monde est devenu l'expulsion. Des familles à la rue. Des villes rasées, des pays entiers contraints de prendre la route. Je regarde autour de moi et ce que je vois, c'est l'irruption de l'irréel dans le réel. Le fantastique est devenu la condition de nos existences, martela Albers, obstinée, et tout ce que Paul vit, ce fut une vieille femme, butée sous sa frange blanche.
Il n'y a pas de solitude plus abjecte que celle d'une enfant retenue dans un monde d'adultes.
"Si un jour il devait ne plus du tout se reconnaître dans les miroirs. Elle n'était que surface."P.175
"La familiarité engendre le mépris"P.28
Son histoire d’amour, donc, n’avait été qu’une expérience, un temps d’acclimatation. Ou d’incubation. Elle lui avait inoculé quelque chose, à son insu, et sa structure profonde avait changé.
« Cette phrase ne va pas. Tu vois, un homme peut baiser une femme. Une femme et un homme peuvent baiser ensemble. Mais en bon français, une femme ne peut pas baiser un homme. » Bien entendu, il n’est pas question ici de correction grammaticale, mais d’un rappel à l’ordre qui prend la langue pour prétexte. Bien sûr qu’en bon français une femme peut baiser un homme. En bon patriarcat, en revanche, peut-être pas [...]
(Revue Aventures N°1)
Qu'est-ce qui fait un chef d'œuvre ?
Notre regard ou notre désir ?