Citations de Jakuta Alikavazovic (127)
temps détruit tout, avec une inventivité et une abondance de moyens qui tiennent en respect même l’esprit le plus créatif. Pourtant, la conservation demeure un instinct. Mais qu’est-ce qu’une œuvre retirée, mise à l’abri ? Le secret est-il un art ? Et la disparition ?
L’espérance de vie d’une bande magnétique est de quelques décennies, ce qui n’est rien. Les pellicules cinématographiques en cellulose, qui ont remplacé le « film flamme », exsudent des gaz toxiques ; les images finissent fuchsia. De façon générale les couleurs sont les premières à bouger.
Si les textes eux-mêmes venaient à disparaître, ce qui ne manquera pas d’arriver (le pire est toujours certain), atteindra-t-elle une existence spectrale encore plus pure, ou aura-t-elle simplement disparu, disparu de la surface de la terre sans laisser de traces ? Comment retrouver ce qui est si parfaitement perdu ? Doit-on considérer la perte comme une forme d’art ?
Il entendait des bruits de pas, sous lui, divers itinéraires d’insomniaque, des bruits de meubles déplacés ; et, un soir, il se pencha même, dans un demi-sommeil – comme un enfant, pour s’assurer d’être bien seul – et c’est ainsi qu’il trouva Les Narcissiques anonymes, le premier (et unique ?) roman de John, curieusement égaré sous le lit. Impressionné, il se mit à lire, sachant que tout ce qu’il voyait, les murs si blancs du bunker et ses hauts plafonds, le marbre délicat des sols et les fauteuils aux assises défoncées, tout ce qu’il abritait – y compris les cheveux blonds de la blonde et ses rares sourires ou leur plus commune absence –, tout cela avait été érigé sur les mots de John Volstead, sur les phrases qui avaient quitté vingt ans plus tôt la pointe de son stylo.
Elle lui rendait visite de temps en temps, et il était entendu qu’il serait dans sa chambre lorsqu’elle souhaiterait le voir. C’était une femme froide, aux tendresses brèves et imprévues. Elle n’était plus aussi enflammée qu’à Beaubourg. Elle n’aimait pas être en dessous. En fait, elle n’aimait pas le sexe tant que cela – sinon à le considérer comme la forme la moins compromettante de compagnie. Elle parlait peu ; le peu qu’elle disait devait (devait : c’était une nécessité, un principe) être implicitement contredit à un moment ou à un autre.
Elle parlait peu. Les mots ne lui semblaient guère familiers et elle les utilisait parfois de manière étrange, comme à mauvais escient, de sorte que – si l’on scrutait ses rares phrases comme très vite Gray se mit à le faire, avec une attention maniaque – elle paraissait ne pas dire ce qu’elle disait. Ainsi elle lui confia que son mari et elle venaient de consommer leur divorce.
Elle le baisa dans les toilettes, sous les néons, dans une lumière qui ne pardonnait rien ; il se dit par la suite qu’il ne la vit jamais d’aussi près. Elle était appuyée sur le plan d’eau, lui debout entre ses jambes. Ils se parlèrent plus tard, pour le moment il s’efforçait d’éviter son propre reflet. Elle, qui tournait le dos au miroir (hasard, prudence ou préméditation), était entièrement dans l’instant ; lui en revanche ne pouvait se séparer de lui-même qui se regardait faire. Il ne se reconnaissait pas, il lui semblait qu’ils étaient trois, il eut du mal à jouir. Ensuite il s’inquiéta de savoir si la scène avait été filmée. Elle s’appelait Anna. Elle savait tant de choses dont elle ne lui dit rien ; pas un mot.
La collection a deux surnoms. L’un est répandu parmi les connaisseurs. L’autre, plus secret, n’est employé que par les rares personnes sachant réellement de quoi elles parlent. Certaines y auraient eu physiquement accès : ce sont les plus réticentes à l’évoquer. Il s’agit d’une poignée d’individus tout au plus, dont plusieurs ne sont plus en pleine possession de leurs facultés. La première fois qu’il entendit cet alias, l’homme qui la cherchait crut s’être dévoyé – quand, en réalité, il approchait plus que jamais du but. Il faillit ne pas s’apercevoir de sa méprise. Il faillit revenir sur ses pas.
Le temps détruit tout, avec une inventivité et une abondance de moyens qui tiennent en respect même l'esprit le plus créatif.
Le temps passait. Ils s’aimaient. Paul voulait tout d’Amélia, son esprit, son corps, la chaleur qu’il dégageait et que l’on sentait même à quelques centimètres de distance, et si l’on se concentrait sur ce rayonnement, si on l’éprouvait avec attention, il valait pour un contact.
(...) pensant que l'appartenance tenait dans une marque de souliers ou de cigarettes, quand elle se lisait davantage à un haussement d'épaule, à un sarcasme, à un silence.
Étrange comme quelque chose d'aussi banal, d'aussi commun qu'une chambre d'hôtel peut soudain devenir inquiétant. Il suffit qu'elle soit entrouverte en pleine nuit, il suffit que le couloir où elle se trouve parmi d'autres toutes semblables soit mal éclairé à sa hauteur (...) Il suffit que l'on distingue, par l'entrebâillement, une obscurité totale, un noir parfait; cette légère variation, une bande de trois centimètres (...)
Étrange comme quelque chose d'aussi banal, d'aussi commun qu'une chambre d'hôtel peut soudain devenir inquiétant. Il suffit qu'elle soit entrouverte en pleine nuit, il suffit que le couloir où elle se trouve parmi d'autres toutes semblables soit mal éclairé à sa hauteur (...) Il suffit que l'on distingue, par l'entrebâillement, une obscurité totale, un noir parfait; cette légère variation, une bande de trois centimètres (...)
Existe-t-il des récits qui tuent? Mais qui tuent lentement, à petit feu, comme ces prises curieuses d'arts martiaux qui ne sont en apparence qu'un contact, qu'une pression, et un an plus tard le coeur s'arrête soudain, comme de lui-même. Un crime parfait.
Dans les publications, assez rares, qui en font mention, la collection Castiglioni est souvent décrite comme éphémère. Le mot est mal choisi ; certainement, elle est fugitive, voire fuyante – si tant est que ces termes puissent s’appliquer à une collection d’art. Dans l’annexe d’un essai, non daté, non paginé, elle est qualifiée par l’auteur – un certain N. Scymanzski – de caduque ; même en s’en tenant à la stricte définition botanique, le terme est impropre. En aucun cas, la collection n’est temporaire. Ni fugace. Elle est, en revanche, dérivante.
Louise n'est pas vraiment belle, du moins pas encore, mais elle dégage un truc impressionnant. On la dit d'une intelligence exceptionnelle, il paraît même qu'elle rédige elle-même cinquante ou soixante pour cent des copies rendues par ses camarades de classe. (Toujours moyennant finances, il va sans dire.)
"Elle était de celles qui de lavent les cheveux à l'heure où elles doivent partir et s'habillent à l'heure où elles devraient êtres arrivées."P.29
Étudier aux rayons X un tableau pour l’amour de la science, c’est à chaque fois reperdre Eurydice
Écrire, c’était essentiellement mettre de l’ordre ; ou en inventer un.