Jaume Cabré

Les pierres ne doivent pas être trop petites, car elles sont alors inoffensives. Mais elles ne doivent pas être trop grosses, car elles abrégeraient par trop le supplice du coupable. Parce que ce dont il s’agit c’est de châtier des coupables, ne l’oublions jamais. Tous ces beaux messieurs qui lèvent le doigt, impatients de participer à une lapidation, doivent savoir qu’il faut faire expier la faute par la souffrance. C’est ainsi. Il en a toujours été ainsi. Par conséquent, en blessant la femme adultère, en lui crevant un œil, en se montrant insensibles à ses pleurs, ils sont agréables au Très-Haut, au Dieu unique, au Compatissant, au Miséricordieux.
Chapitre 42, p641

Oui, pour de multiples raisons ce fut une erreur de naître dans cette famille. Ce qui me pesait chez papa c'est qu'il savait seulement que j'étais son fils. Il n'avait pas encore compris que j'étais un enfant.

La politique internationale, ce ne sont pas les grands idéaux internationaux : ce sont les grands intérêts internationaux.

Sans doute, comme tous les mortels, est-il incapable de voir le bonheur qui est à côté de lui parce qu'il est ébloui par celui qui est hors de portée.

Vous avez mis plusieurs années pour écrire sur ordinateur ce roman ( Confiteor ). Le monde est à l'immédiateté et au flux que permet la révolution numérique. Vous aimez ces paradoxes ?
Le travail littéraire est une métaphore de ma conception de la vie. Elle vaut si on est conscient d'être vivant et si on agit en réfléchissant. La vitesse peut être bonne, mais elle n'est qu'un moyen. Le monde numérique ne peut tenir lieu de finalité. Ce ne peut être qu'un outil au service de l'humanisme. Jamais je ne donnerai un texte sans être convaincu que je ne peux aller au-delà de ce résultat. Je m'astreins à cette règle, et je demande à mes éditeurs de ne jamais me demander quel est l'état d'avancement de mon travail. Je ne veux aucune pression, parce que toute pression m'affecte. Ce temps, c'est celui de la qualité. L'un des enjeux de l'éducation d'aujourd'hui est bien de permettre aux enfants de rester seuls dans le silence.

Propos de Jaume Cabré recueillis par P. Lefait à l'occasion de la sortie de Confiteor - Le Magazine littéraire nov. 2013

Je ne veux ni peindre ni dessiner, leur avait-il déclaré. Je veux voir des dessins et des peintures, de la même façon qu’il y a des lecteurs à qui il ne passerait jamais par la tête d’écrire la moindre ligne, vous comprenez ?

Quand je mens, et c’est fréquent, j’ai l’impression que tout le monde s’en rend compte. Le sang me monte au visage, j’ai l’impression de devenir tout rouge, je regarde de tous les côtés en cherchant l’incohérence tapie sous la fiction que je suis en train de bâtir… Je vois que je suis à la merci des autres et chaque fois je m’étonne qu’ils ne se rendent compte de rien.

Surtout que maintenant qu’il regardait en arrière, Adrià Ardèvol voyait que même quand il était petit il n’avait jamais été un petit enfant. Il attrapa toutes les précocités possibles et imaginables, comme d’autres attrapent des rhumes et des infections.

- Le musicien veut l’instrument pour en jouer. Quand il l’a, il en joue. Le collectionneur n’a pas à jouer : il peut avoir dix instruments et il les caresse de la main. Ou des yeux. Le collectionneur ne joue pas de l’instrument : il joue avec.

Je vis accroché à la planche pourrie d'un naufrage. Je ne peux ramer dans aucune direction. Je suis à la merci de n'importe quel coup de vent, pensant à toi, me demandant pourquoi les choses n'ont pas tourné autrement, pensant aux mille occasions ratées de t'aimer plus tendrement.

(page 731)

Cela le faisait hausser les épaules face à la vie et il continuait bon an mal an à dessiner, sur l'immense tableau rayé de quatre portées rouges, l'absurdité de la différence entre une noire (qui, avec la craie, était blanche) et une blanche (un cercle de la couleur noire du tableau). Et les élèves passaient et les années passaient.

Si Dieu existait, son indifférence face aux conséquences du mal serait scandaleuse (P.737)

Mais être un enfant cela veut dire savoir respirer le parfum de la fleur qui brille dans la boue toxique. Et cela veut dire savoir être heureux avec un camion à cinq essieux qui était une boîte en carton pour emballer des chapeaux de femme.

- Une fois qu'on a goûté à la beauté artistique, la vie change. Une fois qu'on a entendu chanter le choeur Monteverdi, la vie change. Une fois qu'on a contemplé Vermeer de près, la vie change. Quand on a lu Proust, on n'est plus le même. Ce que je ne sais pas, c'est pourquoi. [...] Les oeuvres d'art sont d'une infinie solitude, disait Rilke.[...] L'oeuvre d'art est l'énigme qu'aucune raison ne peut dominer.[...] La réalité des choses de la vie ne peut être déchiffrée, approximativement, qu'avec l'aide de l'oeuvre d'art, même si elle est incompréhensible. [...] Le poème hermétique est l'écho du conflit non résolu. [...]
- Ecris-le.
- Nous ne sommes que des contingences.
- Quoi ?
- Il aurait été plus simple que nous n'ayons pas existé, et pourtant nous existons.

C’est tellement difficile d’être un enfant qui veut avoir l’air d’être un homme

Il avait raison sur un point, Euripide,: la raison humaine ne peut pas vaincre les puissances irrationnelles de l'émotivité de l'âme.

Et elle lui prit la main. A partir de ce moment, le ciel tomba sur la terre et Abélard se concentra sur la texture de la peau d'Héloïse, qui l’entraîna vers un vicolo anonyme, plein de détritus mais qui sentait bon comme les roses de l'amour, et elle le fit entrer dans une maison dont les portes étaient ouvertes et où il n'y avait personne, tandis que les cloches sonnaient et une voisine criait par la fenêtre nuntio vobis gaudium magnum, Elisabetta, la guerra e finita ! Mais les deux amants s'apprêtaient à livrer une bataille essentielle et ne purent entendre la proclamation.

Je suis sûr que le lecteur a envie d'avoir des obstacles,de ne pas être seulement confronté à des évidences.
[L'Entretien de Baptiste Liger,Lire n"420 novembre 2013]

Sans rencontrer aucun obstacle, Godallet, et ce n’était pas la première fois, piétina le gazon très chic du golf de la Rabassa. Il regarda en l’air. Une lune décroissante, mais lumineuse et silencieuse, comme une menace. Têtu, il répéta maman, Godina, Godall Deux ? Il voulait dire regardez cette belle herbe bien soignée. Vous m’entendez ? Hé ho ! Malgré son désarroi, il trouva que c’était Magnifique de marcher sur ce gazon si bien tondu. Et il fait une approche sur le trou numéro 5, un par 3, attiré par le petit drapeau qui était né pour signaler les trous les plus intéressants. Une fois sur le green, il fila vers le trou. Devant le drapeau, il examina les alentours pour éviter toute surprise désagréable et douilla dans le trou avec son groin. Et il y avait une récompense !

Quand on lit un texte, derrière-lui dansent les fantômes des autres lectures que nous avons faites.
Quan llegeixes un text, darrere seu ballen els fantasmes de les altres lectures que has fet.
Jaume Cabré (Barcelona 1947)