Citations de Jean-Luc Lagarce (174)
LOUIS. — Toujours comme ça, toi, Suzanne ?
SUZANNE — Moi ?
LOUIS. — Oui. « Comme ça. » Donnant « ton avis » ?
SUZANNE — Non, à vrai dire,
de moins en moins.
Aujourd’hui, un peu, mais presque plus.
Dernière salve en ton honneur, juste pour te donner des regrets.
Oui ?
Pardon ?
LOUIS. — Quoi ?
SUZANNE — En général, à l’ordinaire, Antoine, à ce moment-là,
Antoine me dit :
« Ta gueule, Suzanne. »
LOUIS. — Excuse-moi, je ne savais pas.
« Ta gueule, Suzanne. »
LE PÈRE, MORT DÉJÀ. — Moi, je n'ai jamais rien vu, de ma vie, je n'ai jamais rien vu, que ce coin-ci, cet endroit, ville, sorte de ville, j'y suis né, et j'y ai travaillé et lorsque j'en ai eu fini, je suis mort, comme une fin logique, on n'avait plus besoin de moi, je n'ai rien connu d'autre, pas un seul pays étranger, même Paris, lorsque j'y pense, je n'y suis jamais allé, n'importe qui ici, dans cet endroit, n'importe qui ici va à Paris, il prend le train et il va à Paris, ce n'est plus un immense voyage impressionnant, tout le monde peut se l'offrir, des hommes qui sont ouvriers comme je l'étais, ils ne gagnent pas plus que moi, et la vie ne leur est pas plus facile, ils partent, ils prennent le train et ils partent, ils peuvent, ils voient Paris, au moins ça, les pays étrangers, je ne dis pas cela, les capitales étrangères, je ne dis pas cela, mais Paris, au moins, Paris, ils peuvent le voir et en garder le souvenir. Et je me disais, lorsque je serai vieux, plus vieux, lorsque j'en aurai terminé de travailler, j'irai à Paris, mon fils aîné y habite, je lui écrirai, et je lui proposerai de venir le voir, d'aller le voir — un grand nombre de choses que je voulais lui dire, on croit qu'on en sera capable, et faire ce voyage — là aussi pour les lui dire, je voulais ça —
et cela même, je ne l'ai pas eu, Paris, non, pas même ça, je suis mort juste avant de profiter, ce qu'on dit, juste avant de profiter.
LOUIS. — Lentement, calmement, d'une manière posée,
un pas devant l'autre, avec le plus grand soin,
je décidai de retourner les voir, revenir sur mes pas, aller sur mes traces (là que j'en étais) et faire le voyage pour annoncer, dire, seulement dire
— j'en avais le besoin, le besoin ou la nécessité, toujours été ma manière de m'exprimer —
dire moi-même,
de vive voix,
dire ma mort prochaine, juste ma mort, irrémédiable, celle-là,
la mort d'un homme jeune.
LONGUE DATE. — Revenir après tant d'années, retrouver ceux-là qui firent ta vie, qui furent ta vie et espérer reprendre la conversation là où tu l'avais abandonnée
— où est-ce que nous en étions déjà ? —
ce ne sera guère possible.
Tu le sais.
Tu ne peux pas l'ignorer.
Ne plus avoir peur, ou faire semblant, et devant tant de faux-semblants, finir par gagner l'apaisement nécessaire, ou tenter au moins de fuir la peur de la peur, éliminer juste celle-là, ne plus se laisser faire, noyer ses démons, garder le sourire.
C'était comme ce fut toujours, le souvenir aujourd'hui que j'en garde, ce fut, le souvenir que j'en garde, une nuit très douce, très belle, une nuit très douce et très belle et le lendemain encore, une bonne et longue journée, dans le lit, dans la chambre et un long temps, un long temps encore, tous les deux, nos corps trop longs, enlacés, dans le bain.
On m’enfile un tuyau dans le nez et un autre dans la bouche et on introduit des liquides et je crois que mon cœur va lâcher ; les deux filles rousses, l’une avec le tuyau pour le nez et l’autre avec celui de la bouche, les deux filles rousses continuent leur conversation, c’est de leurs enfants, elles ont des enfants, c’est de leurs enfants qu’elles parlent, elles continuent leur conversation, elles parlent de leurs enfants et font passer de force des liquides dans mon nez et dans ma bouche, elles remplissent mes poumons et je ne sais quoi d’autre, elles me remplissent tout en parlant de leurs enfants et que j’étouffe ou que je crache ou que je pleure, cela ne change rien, tout mon corps va exploser, ce n’est rien, les sangles me tiennent parfaitement immobilisé, mon cœur va lâcher, je crois cela, je pense cela, je suis en train de penser ça, mon cœur va lâcher au beau milieu de leurs conversations sur leurs enfants, sans même qu’elles le voient, sans même qu’elles s’en rendent compte et plus tard, lorsque je suis revenu - c’est moi qui raconte - plus tard, on me répond avec négligence
« Le cœur, c’est-ce qui lâche en dernier »
[L’Apprentissage]
Hélène : Je mentais.
Je mentais, peut-être ai-je toujours menti, je ne sais pas, c'est possible. Peut-être ce n'est pas très agréable à entendre, mais lorsque je vous revis, là, aujourd'hui, peut-être ai-je compris ça, au moins ça : je mentais tout le temps, tellement.
Pierre : ... Ce n"était pas prévu, cela n'était pas prévu, et je n'ai rien préparé ; et aussi, il faut que vous entendiez cela, aussi, oui, je n'ai rien à dire, pas maintenant, aussitôt, pas aussitôt. Cela ne va pas commencer.
Et les petites fois, elles furent nombreuses, ces petites fois où j'aurais pu me coucher par terre et ne plus jamais bouger,
Ces petites fois, je les ai accumulées et j'en ai des centaines dans la tête,
Et toujours ce n'était rien, au bout du compte,
Qu'est-ce que c'était ?
Je ne pouvais pas en faire état,
Et je ne saurais pas les dire
Et je ne peux rien réclamer,
C'est comme si il ne m'était rien arrivé, jamais.
Et c'est vrai, il ne m'est jamais rien arrivé et je ne peux pas prétendre.
Antoine. - Ta gueule, Suzanne !
Je n'ai rien, je suis désolé,
je suis fatigué, je ne sais plus pourquoi, je suis toujours fatigué,
depuis longtemps, je pense ça, je suis devenu un homme fatigué,
ce n'est pas le travail,
lorsqu'on est fatigué, on croit que c'est le travail, ou les soucis, l'argent, je ne sais pas,
non,
je suis fatigué, je ne sais pas dire,
aujourd’hui, je n'ai jamais été autant fatigué de ma vie.
je te vois, j'ai encore plus peur pour toi que lorsque j'étais enfant,
et je me dis que je ne peux rien reprocher à ma propre existence,
qu'elle est paisible et douce,
et que je suis un mauvais imbécile qui se reproche déjà d'avoir failli se lamenter,
alors que toi,
silencieux, ô tellement silencieux,
bon, plein de bonté,
tu attends, replié sur ton infinie douleur intérieure dont je ne saurais pas même imaginer le début du début.
Michel Cressole est mort du Sida. (Ça nous change.) Je ne le connaissais pas, il était journaliste à Libération et il écrivait sur la mode, la photo. Un très bon, très brillant journaliste, avec un vrai bel humour pédé.
je parle trop mais ce n'est pas vraie,
je parle beaucoup quand il y a quelqu'un, mais le reste du temps, non
sur la durée cela compense,
je suis proportionnellement plutôt silencieuse.
Louis. - Quoi ?
Suzanne. - En général, à l'ordinaire, Antoine, à ce moment-là, Antoine me dit :
"Ta gueule, Suzanne"
Louis. - Excuse-moi, je ne savais pas.
"Ta gueule, Suzanne"
Je compris que cette absence d'amour dont je me plains et qui toujours fut pour moi l'unique raison de mes lâchetés,
Sans que jamais jusqu'alors je ne la voie,
Que cette absence d'amour fit toujours plus souffrir les autres que moi. (première partie, scène 5, p. 76)
LOUIS. - C'est comme la nuit en pleine journée, on ne voit rien, j'entends juste les bruits, j'écoute, je suis perdu et je ne retrouve personne.
La Mort prochaine et moi,
nous faisons nos adieux,
nous nous promenons,
nous marchons la nuit dans les rues désertes légèrement embrumées et nous nous plaisons beaucoup.
Nous sommes élégants et désinvoltes,
nous sommes assez joliment mystérieux,
nous ne laissons rien deviner
et les réceptionnistes, la nuit, éprouvent du respect pour nous, nous pourrions les séduire.
Je ne faisais rien,
je faisais semblant,
j'éprouvai la nostalgie.
Je découvre des pays, je les aime littérairement, je lis des livres,
je revois quelques souvenirs,
je fais parfois de longs détours pour juste recommencer,
et d'autres jours,
sans que je sache ou comprenne,
il m'arrivait de vouloir tout éviter et ne plus reconnaître.
Je ne crois en rien.
Épilogue
Louis. - Après, ce que je fais,
je pars.
Je ne reviens plus jamais. Je meurs quelques mois plus tard,
une année tout au plus.
(...)
Et je marche seul dans la nuit,
à égale distance du ciel et de la terre.
Ce que je pense
( et c'est cela que je voulais dire )
c'est que je devrais pousser un beau et grand cri,
un long et joyeux cri qui resonnerait dans toute la vallée,
que c'est ces bonheur là que je devrais m'offrir,
hurler une bonne fois,
mais je ne le fais pas,
je ne l'ai pas fait.
Je me remets en route avec seul le bruit de mes pas sur le gravier.
Ce sont des oublis comme celui-là que je regretterai.