Citations de Jean-Luc Lagarce (174)
Prologue
Louis. - Plus tard, l'année d'après
- j'allais mourir à mon tour -
j'ai près de trente-quatre ans maintenant et c'est à cet âge que je mourrai.
Mais si on veut bien y réfléchir‚ et suis là pour ça‚ coutume déplorable‚ ne saurais dire autrement‚ et explique pourquoi.
Parrain et marraine sont et furent toujours père et mère de remplacement‚ rien d’autre‚ et s’ils sont âgés‚ comme il est à craindre et à imaginer avec des grands-parents‚ l’enfant risque assez vite de les perdre‚ et perdre encore‚ et de fait‚ le soutien qu’on voulut lui donner. Il est sage donc‚ il sera sage‚ objet de ma réflexion‚ de choisir parrain et marraine qui puissent servir l’enfant plus tard.
Je suis fatigué, je ne sais pas dire, aujourd'hui, je n'ai jamais été autant fatigué de ma vie.
Tu ne sais pas qui je suis, tu ne l'as jamais su
Je n'aime pas du tout l'endroit où il habite, c'est loin, je n'aime pas
je ne sais pas si je pourrai bien la dire
avec cette pensée étrange et claire
que mes parents, que mes parents,
et les gens encore, tous les autres, dans ma vie,
les gens les plus proches de moi,
que mes parents et tous ceux que j'approche ou qui s'approchèrent de moi, (...)
que tout le monde après s'être fait une certaine idée de moi,
un jour ou l'autre ne m'aime plus, ne m'aima plus et qu'on ne m'aime plus (...)
comme par découragement, comme par lassitude de moi
qu'on m'abandonna toujours car je demande l'abandon (...).
Je découvre des pays, je les aime littéraires, je lis des livres, je revois quelques souvenirs, je fais parfois de longs détours pour juste recommencer, une fois encore, recommencer.
LOUIS — Plus tard, l'année d'après
– j'allais mourir à mon tour –
j'ai près de trente-quatre maintenant et c'est à cet âge que je mourrai,
l'année d'après,
de nombreux mois déjà que j'attendais à ne rien faire, à tricher, à ne plus savoir,
de nombreux que j'attendais d'en avoir fini,
l'année d'après,
comme on ose bouger parfois,
à peine,
devant un danger extrême, imperceptiblement, sans vouloir faire de bruit ou commettre un geste trop violent qui réveillerait l'ennemi et vous détruirait aussitôt,
l'année d'après,
malgré tout,
la peur,
prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre,
malgré tout,
l'année d'après,
je décidai de retourner les voir, revenir sur mes pas, aller sur mes traces et faire le voyage,
pour annoncer lentement, avec soin, avec soin et précision
– ce que je crois –
lentement, calmement, d'une manière posée
– et n'ai-je pas toujours été pour les autres et eux, tout précisément, n'ai-je pas toujours été un homme posé ? –
pour annoncer,
dire,
seulement dire,
ma mort prochaine et irrémédiable,
l'annoncer moi-même, en être l'unique messager,
et paraître
– peut-être ce que j'ai toujours voulu, voulu et décidé, en toutes circonstances et depuis le plus loin que j'ose me souvenir –
et paraître pouvoir là encore décider,
me donner et donner aux autres, et à eux, tout précisément;
toi, vous, elle, ceux-là encore que je ne connais pas (trop tard et tant pis),
me donner et donner aux autres une dernière fois l'illusion d'être responsable de moi-même et d'être, jusqu'à cette extrémité, mon propre maître.
MADAME FORSTER. — L'Angleterre, c'est une donnée acquise... L'Angleterre, c'est une île... Et la ville de Londres... la ville de Londres... Où est-ce que j'en suis ?... Et la ville de Londres, une ville fortifiée, ce qui, on l'aura compris, renforce l'idée de l'île naturelle que représente le pays tout entier...
La ville de Londres et... c'est joli... c'est joli et extrêmement clair, la ville de Londres est une seconde île au milieu d'une autre, et... C'est une image et on m'aura suivie... Par cet ensemble heureux, et il l'était... nous étions parfaitement protégés... parce que, tout de même, c'est de cela dont il s'agissait... Protégés non seulement, et ce n'est pas rien, d'envahisseurs quelconques venus du continent et, de fait, des désagréments qu'ils apportent... mais aussi, et dans le cas qui nous occupe, c'est peut-être l'essentiel, protégés également de toutes les éventuelles maladies épidémiques dont lesdits envahisseurs quelconques et précédemment cités sont en général porteurs... En n'ouvrant pas le territoire national... parce que tout de même... tout de même, c'est de cela dont il s'agit... en n'ouvrant pas le territoire national à tous les vents de la contagion étrangère, et en refermant la ville de Londres sur la pureté de son air, nous aurions pu... et quand je dis « nous », je sais ce que cela sous-entend... nous aurions pu éviter bien des malheurs aux victimes et à leurs parents...
(Vagues souvenirs de l'année de la peste)
LA JEUNE FEMME. — Un jour, on apprend que quelqu'un, dans un quartier éloigné, est mort... la peste, mais ce n'est pas vraiment certain... quelqu'un raconte une histoire à ce propos... il ne l'a pas vu, cet homme mort, quelqu'un lui a raconté... C'était un spectacle terrifiant, à ce que l'on dit, à ce que l'on croit...
On n'y prête pas attention, je me suis mise à penser à autre chose. [...]
C'est très loin de nous, dans un autre quartier... le nom de ce quartier, où le premier cas fut signalé, le nom de ce quartier, je ne l'avais jamais entendu auparavant...
C'est un pauvre qui s'en va, et de la peste, ce n'est pas vraiment certain... ou bien encore, c'est tout au plus, une simple rumeur... oui, une simple rumeur : c'est ce que l'on finit par dire en ville...
(Vagues souvenirs de l'année de la peste)
Le cri sans art ne suffit pas.
ANTOINE. — Je ne veux pas être là.
Tu vas me parler maintenant,
tu voudras me parler
et il faudra que j’écoute
et je n’ai pas envie d’écouter.
Je ne veux pas. J’ai peur.
Il faut toujours que vous me racontiez tout,
toujours, tout le temps,
depuis toujours vous me parlez et je dois écouter.
Les gens qui ne disent jamais rien, on croit juste qu’ils veulent entendre,
mais souvent, tu ne sais pas,
je me taisais pour donner l’exemple.
Ils sont seuls, comme au commencement de leur vie à deux et ils se serrent l'un contre l'autre pour se tenir lieu de tout.
Leurs fils et leurs filles — ceux qui ne les ont pas devancés là-haut — accourent autour d'eux, avec les enfants de leurs enfants ; trois générations au moins les entourent.
On règle toutes ces choses car des fiançailles, un mariage, la vie en général, sont une longue suite de choses à régler, on ne saurait l'oublier, et il serait imbécile de se laisser déborder par les futilités accessoires que sont les sentiments.
LA DAME
Si l'enfant naît mort, est né mort, il faut quand même, tout de même, déclarer sa naissance,
déclarer sa naissance et déclarer sa mort
et un médecin devra attester que la mort a précédé la naissance.
Ainsi que cela commence.
Depuis la dernière fois où nous nous étions vus, on avait le résultat de mes examens et au nom du groupe, c'était une décision prise en commun, on allait me garder à compter de cette après-midi. J'allais très mal, je ne m'en rendais peut-être pas très bien compte tout seul, de moi-même, comme les autres fois où déjà je n'avais pas voulu entendre — nous n'allions pas reparler de ça — mais nous étions, j'aimais beaucoup ce « nous », lui et moi, eux et moi, nous étions au bord de l'accident grave. Moi plus qu'eux, non, moi plus que vous, j'ai dit cela pour détendre l'atmosphère mais personne n'a ri, nous n'avons pas insisté.
Lorsque nous sommes arrivés à La Rochelle, le mardi de la semaine précédente — nous étions maintenant en février — j'avais une gêne de plus en plus pénible à l'œil droit et je ne cessais, d'un geste machinal, régulièrement, de vouloir chasser un léger nuage que je croyais avoir sans cesse devant moi et qui m'empêchait de lire ou d'écrire et ne cessait de me fatiguer.
Cela avait commencé quelques jours plus tôt, sans que je puisse me souvenir avec exactitude de son début, sa première manifestation, je ne crois pas. Je n'avais pas fait attention à cela mais peu à peu, ce nuage devant mon œil était venu tenir sans cesse sa place, de plus en plus présent désormais et ne me quittait pas.
Vinrent ensuite, et ce jour-là plus encore, dès le lever et ensuite, à la gare, au départ de Montparnasse, des nausées et une fatigue née de ces nausées, car la volonté de lutter contre ce nuage devant l'œil m'épuisait et me levait le cœur. Et encore, j'avais mal de ne pas vouloir m'en soucier et j'avais mal aussi de regarder autour de moi, malgré tout, de lire, de travailler et de concentrer mon attention sur les objets ou les personnes. Cette gêne à l'œil m'occupait trop sans que je puisse m'en défaire et arrivait peu à peu et de plus en plus souvent à m'écœurer.
SUZANNE. — Qu'est-ce que j'ai dit ? Je n'ai rien dit, je ne t'ai rien dit, qu'est-ce que je lui ai dit ? Je ne lui dis rien à celui-là, est-ce que je te parle ? Je ne te parle pas, ce n'est pas à toi que je parle !
LONGUE DATE. — Et souvent
— Hélène ? —
souvent, je pensais, et lorsque sur la route je vis celui-là — il l'avait abandonné enfant, car abandon là encore — lorsque je le vis celui-là si perdu et souffrant toujours, après tant d'années, qu'il ne l'ait pas gardé auprès de lui, voulant toujours croire, croire ou imaginer que sa vie aurait pu être changée et différente,
lorsque je le vis, si démuni, je pensai que c'était bien moins Louis qu'il m'avait fallu protéger toute la vie mais les autres, tous les autres qu'il rencontra, ceux-là, la multitude qu'il croisa, tous les autres qu'il aurait fallu protéger de lui,
de sa tristesse qui le fait ne s'attacher à personne,
de son refus de croire en quiconque, qui l'empêche jamais de promettre, ou s'il promet, de ne jamais tenir sa promesse.
C'était derrière lui, comme un champ de guerre dévasté. Souvent, j'ai pensé ça.
L'AMANT, MORT DÉJÀ. — Histoire donc, ce que tu as dit, histoire d'un jeune homme, d'un homme jeune encore, histoire d'un homme jeune à l'heure de mourir, qui décide de revenir sur ses traces, revoir sa famille, retraverser son Monde, à l'heure de mourir.
Histoire de ce voyage et de ceux-là, tous ceux-là, perdus de vue, qu'il rencontre et retrouve, qu'il cherche à rencontrer et retrouver.