Reprendre une activité délaissée
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Ce tome fait suite à Black Hammer, tome 4 : Le meilleur des mondes qu'il vaut mieux avoir lu avant. Il vaut mieux avoir commencé par le premier tome pour avoir en tête l'histoire personnelle des protagonistes. Il regroupe les épisodes 1 à 4 de cette saison trois, initialement parus en 2021, écrits par Jeff Lemire, dessinés et encrés par Caitlin Yarky, avec une mise en couleurs réalisées par Dave Stewart. Les couvertures originales ont été réalisées par Yarsky, les couvertures variantes par Jeff Lemire, Jill Thompson, Fiona Stephenson, Dave Johnson.
Lucy Weber commence par se présenter : son père était le plus grand des superhéros. En tant que Black Hammer, Joseph Weber a sauvé le monde en détruisant l'Anti-God. Cela se déroulait en 1986, tous les superhéros sont morts dans ce combat, et elle avait dix ans. Dix années plus tard en 1996, elle n'avait pas abandonné l'espoir de les retrouver et elle avait réussi à localiser Abraham Slam, Mark Martz, Randall Weird, Gail Gibbons, M-11 et Madame Dragonfly. Elle était sortie de cette aventure en ayant acquis le marteau précédemment manié par son père : elle était devenue Black Hammer. Vingt ans plus tard, au temps présent, Lucy s'occupe de ses enfants au petit-déjeuner pour que tout le monde soit prêt en temps et en heure : finir de préparer le sac de son fils Joseph, et le faire accélérer pour son petit-déjeuner, crier à sa fille Rosa Lee de sortir de sa chambre et de descendre, qui finit par le faire et lui demande de l'argent. Son mari Elliot entre dans la cuisine sur ces entrefaites en lui demandant où se trouve son pantalon. Elle demande à son époux s'il ne trouve pas que leur fille a l'air bizarre comme si elle prenait quelque chose. Finalement tout le monde part, et elle emmène son fils à l'école, en voiture.
En 1996, en pleine rue à Spiral City, un supercriminel, Black Hole, est cerné par la police. Mais il les affronte, très confiant dans ses pouvoirs. Black Hammer arrive sur place, et le raille sur le sous-entendu de son nom. Il recommence à aspirer tout ce qui est à sa portée avec le trou noir qu'il a au niveau de son torse. Elle lâche son marteau qui va directement dans ledit trou : Black Hole exulte car il est sûr que cela assure sa victoire. Mais il ressent un fort malaise et tombe au sol en ayant perdu conscience, alors que le marteau est ressorti de son corps. Black Hammer le confie à la police, et s'adresse à la foule pour dire qu'elle est de retour en tant que nouvelle incarnation de ce superhéros : les jours des supercriminels sont comptés. De retour au temps présent, Lucy Weber est assise à son bureau de correctrice, chez un éditeur de moyenne importance, en train de consulter un article sur une intervention de l'équipe d'intervention TRIDENT. Son encadrant lui rappelle qu'elle devrait plutôt travailler : fort heureusement l'heure de la pause est arrivée et elle part rejoindre sa copine Reyes au bar du coin. Elles évoquent le fait qu'il n'y a plus de superhéros depuis trois ans, et que l'équipe TRIDENT neutralise tous les autres, qu'il n'y a plus besoin de superhéros, et que Lucy n'est pas prête à réendosser son costume. Un énorme choc se produit avec un grand fracas. Les deux femmes sortent dans la rue pour savoir de quoi il retourne.
La couverture annonce clairement quel le personnage principal de cette saison, ce qui conforte le lecteur dans l'impression que les héros des deux premières saisons étaient arrivés au terme de leur cycle. Retour à Spiral City pour une nouvelle génération de héros qui compte une seule superhéroïne : la nouvelle Black Hammer. D'ailleurs celle-ci a abandonné son activité costumée, et est une mère de famille dynamique. Pour autant, l'histoire parle plus à un lecteur familier de cet univers partagé. Le scénariste prend soin de rappeler les éléments essentiels : la ferme à proximité de Rockwood, les héros qui y sont cantonnés, l'Anti-God. Toutefois ça reste très, très rapide, sans avoir le temps d'évoquer la parazone, les trois superhéros dont Black Hammer croise la route, ou encore ce mystérieux directeur de prison avec des ailes dans le dos Warden Wing qui apparaît le temps de deux pages. D'ailleurs s'il n'a pas lu la minisérie Sherlock Frankenstein, tome 1 : From the World of Black Hammer (2017), le lecteur sera en bien en peine de replacer ce personnage ailé. Ce besoin de connaître cet univers partagé est encore plus prégnant pour le dernier épisode, où Lucy doit s'adapter au comportement apparemment erratique et incompréhensible d'un autre superhéros.
Le lecteur suit donc Lucy Weber en civil, selon deux lignes temporelles : en 2016, ce qui correspond au temps présent du récit, et en 1996 l'année où elle a décidé d'arrêter d'endosser le rôle de Black Hammer, d'arrêter d'être une superhéroïne. D'un côté, il peut être déçu que Dean Ormston, l'artiste originel de la série ne soit pas de retour ; d'un autre côté, cela correspond à une logique narrative d'avoir un nouvel artiste, pour un nouveau personnage principal. Cette dessinatrice réalise des dessins dans un registre descriptif, réaliste, avec un degré de simplification dans les traits des visages et dans les décors. Elle bénéficie de la mise en couleurs de Dave Stewart, un orfèvre en la matière qui apporte une sensation de consistance tangible à chaque surface, avec des nuances de couleurs un peu ternes, pour rester dans un registre réaliste. Les personnages ont des morphologies normales, sans musculatures exagérées, sauf pour le cas très particulier du superhéros urbain de l'épisode 2. Elle représente les corps sans les sculpter, et même le costume de Black Hammer ou des autres superhéros n'est pas si moulant, ce qui tient la narration visuelle à l'écart des conventions industrielles des comics de superhéros. Il ne s'agit pas d'une forme de naïveté visuelle, mais de fait ça lui permet de mettre sur le même plan les phénomènes psychédéliques de la parazone, ou le supercriminel pathétique Lightning Fingers dont le costume met en évidence l'absence de muscles.
Il faut un peu de temps au lecteur pour se faire une opinion sur les décors. Dans les premières pages, il note un niveau de détails élevé : les buildings de Spiral City, le bâtiment d'habitation de la ferme, l'aménagement de la cuisine et les différents accessoires (évier, robinets avec col de cygne, le sac en papier pour le repas de Joseph, les placards au mur, la corbeille de fruits avec oranges, raisins et citrons), les chaises, la table, la poubelle à pédale, le réfrigérateur avec les aimants et les dessins des enfants, etc. Il effectue le parallèle avec les personnages : une forme d'approche simplifiée qui leur apporte une sensation de naïveté dans la représentation, même si la densité d'informations visuelles est assez élevée. Lorsqu'il voit arriver Rosa Lee vers sa mère avec un short informe et un teeshirt sans particularité, le lecteur ressent un manque de texture du textile, de plis du vêtement, même si le bas de chaque jambe du short est déchiré. La même impression se produit avec le salon des Weber dont le la forme et les dimensions semblent changer avec l'angle de vue, ou avec une rue de Spiral City dans l'épisode 3, avec une absence de texture du revêtement de la chaussée, pas de caniveau apparent, des plaques de béton pile-poil de la largeur du trottoir pour un résultat trop géométrique, un revêtement des façades parfaitement lisse, même s'il y a quand même un climatiseur en façade, etc. Cette particularité des dessins n'empêche par une bonne qualité de la narration visuelle, tout en diminuant un peu l'impact de certaines scènes.
Les auteurs ont construit leur récit de manière à entremêler deux lignes temporelles, celle au temps passé finissant par révéler ce qui a amené Lucy Weber à abandonner son activité de superhéros, celle au temps présent la ramenant inexorablement vers la reprise de cette activité. Le scénariste ne se contente pas de faire fructifier son univers partagé : il continue de raconter la vie de cette jeune femme qui s'est installée, a fondé une famille, élève ses enfants. D'un côté, elle refuse de se conformer à ce qui est attendu d'elle, c’est-à-dire être une superhéroïne ; de l'autre côté, elle se conforme à être une bonne mère de famille. De ce point de vue, l'intrigue découle de manière organique de la vie du personnage principal et de ses caractéristiques : elle serait différente avec un autre personnage. Le lecteur se prend vite d'affection pour Lucy Weber avec ses responsabilités, et il se demande quelle sera la nature de la menace qui va la contraindre à réenfiler le costume de Black Hammer. Il se rend compte qu'il est en pleine empathie avec le personnage quand elle se trouve à reconduire sa fille Rosa Lee à la maison en voiture. Son adolescente est sous le choc de ce qui vient de lui arriver. Elle pleure tout en disant qu'elle ne sait pas quoi faire. C'est comme s'il y avait une chose en elle, qu'elle peut voir, mais qu'elle ne peut pas atteindre. Comme une chose qu'elle devrait devenir mais elle ne sait pas ce que c'est. Du coup, elle éprouve l'impression de n'être que la moitié d'une personne. Sa mère la regarde, et le lecteur voit bien qu'elle éprouve la même chose, qu'elle-même est en pleine empathie parce qu'elle a déjà ressenti ça, sans que le scénarise n'ait besoin de l'écrire en mots. Il devient alors évident que la narration visuelle porte parfaitement le récit.
Une nouvelle saison de Black Hammer : pourquoi pas ? Le lecteur constate rapidement qu'il s'agit de la suite de l'histoire de Lucy Weber qu'il a déjà croisée dans la saison précédente et dans une série dérivée. La narration visuelle comprend une forme de naïveté dans certaines de descriptions, avec un bon niveau de détails et une capacité à faire passer les états d'esprit et les éléments les plus fantastiques du scénario. Le lecteur se prend vite d'amitié pour l'héroïne, et de curiosité pour l'intrigue.
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