Pour sa première "Carte blanche" Jocelyne SAUVARD, auteur en résidence à La Ferté-sous-Jouarre à présenté un hommage à Léo Ferré à la médiathèque Samuel-Becket.
Luc VIDAL, poète, éditeur parle de Léo Ferré.
.
[...] nous découvrîmes la rivière .
La Fuselle frémissait sur les cailloux et se cachait entre les touffes d'ajoncs des prés pour réapparaître ,
paresseuse ,
lente ,
blonde ,
vaste
et survolée par les libellules [...]
L'endroit était paisible et peu éloigné du jardin de Marraine Luce [...]
Toutes les maisons de cette vallée , incluse entre le Berry et la Touraine , lieu de villégiature autrefois des écrivains , où subsistait encore l'ombre de Balzac et de Georges Sand ,s'appuyaient à la rivière et flirtaient avec par l'intermédiaire de leurs jardins herbeux et pleins de groseilliers [...]
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L’homme, allongé là, dans la masse blanche des oreillers et des draps, dont on ne distingue que les cheveux noirs, les grands sourcils arqués au-dessus des yeux liquides pourrait être un prince oriental.
L'impression qu'a eue Céleste, la première fois qu'elle a vu Marcel Proust, renait instantanément, chaque matin, quand elle le découvre à travers le nuage de fumée. C'est un seigneur. Elle ne doit pas s'annoncer ni lui parler. Il sait qu'elle est là. Voila longtemps que les émanations de la poudre Legras, datura, benjoin, azotate de potasse ne l'incommodent plus.
Elles lui rappellent à chaque fois l'odeur des lichens et du benjoin qui poussent dans les bois en Lozère.
Cet encens accompagne le rituel du réveil. Marcel dit qu'il ne fait pas que chasser la sensation d'étouffement, mais qu'il avive la spiritualité et les rêves particuliers que procure la sève du datura, bien nommée l'Endormeuse.
Calé sur ses oreillers, il aspire les volutes blanches à pleine bouche, ses cheveux forment la petite mèche sur son front, comme s'il sortait de la piscine Deligny.
Elle pose la cafetière sur le plateau d'argent qui occupe la table de chevet, consacrée au culte du café, verse le lait dans le pot à tisane, il fera lui-même le dosage dans le grand bol à son chiffre, puis elle défait l'assemblage des tentures qui aveuglent la fenêtre.
Elle se retourne alors et lui donne ce sourire, qu'il attend comme un viatique, pour couper avec les miasmes de sa nuit.
Le sourire de Céleste n'est pas calculé. Pas plus que celui d'une jeune mère qui vient éveiller son enfant pour l'emmener à l'école.
Elle est heureuse, comme chaque fois qu'elle retrouve à travers le voile de vapeur les yeux noirs au velouté oriental, et l'éclat des dents très blanches.
Mais qui l’attend toute la nuit ? Qui pallie le grand froid qu’a laissé l’absence de Jeanne Proust, cette Essentielle qui l’aimait plus que tout au monde et qu’il aimait de même ? Qui veille sur son repos, ses réveils ? Et ses classements complexes, tout le méli-mélo des épreuves et placards, l’océan d’écriture du livre à venir, le chantier qu’est un manuscrit labyrinthique, couturé, déchiré, chamboulé, négligé et repris, plus précieux que sa vie ?
Et elle s'est endormie d'un coup. Sans avoir eu le temps d'avoir peur de la nuit, des bêtes, des bruits.
Des hommes en kaki.
De la guerre.
Au matin, elle a continué à avancer tout droit. Elle voulait marcher jusqu'à ce qu'elle rencontre de la vie, des gens.

Tout est truqué , petite . Une interminable guerre , plus barbare que la première , plus impitoyable que la seconde , s'est déclarée , hier . Nous sommes en guerre , et tu ne le savais pas .
Demain la folie des riches recouvrira le monde comme une nappe de pétrole . Regarde , on révère les escrocs ,et on étouffe cela sous une couche de social . Regarde , le monde est devenu une province contaminée qui n'est plus dirigée par les chefs habituels , mais par le fric : banques , armes , narkos ! Un grand vide creuse notre estomac et fait gonfler nos ventres comme ceux des charognes . C'est pas beau , ça pointe : c'est la faim .
Tout à l'heure , on va nous jeter un os ou deux . Football , Gratifications , Nouveaux Besoins Technologiques , et quelques pantins pour faire bouger le tout .
C'était tout petit dans ta gorge , mais c'est un hurlement de loup que tu viens de pousser à l'instant sous le ciel plombé d'hydrocarbures et autres saloperies non encore répertoriées qu'on t'a refilées .
" Je veux pas faire le vieux con , je le suis , peut-être , mais pas pour longtemps parce que je sais que je le suis " , et puis parce que je l'ai dit : fini la musique . Et maintenant je dis Repose en paix la poésie !
Parce que la vérité c'est qu'un monde sans poésie et sans musique , n'existe plus . Parce que le musicien , le poète , ne peut faire qu'une chose : aller de l'avant , vers l'infini , et non pas arriver .
Arriver c'est s’asseoir . Avance donc .
Ciao de cœur .
Je continue ...
Léo

" Notre langage à nous autres artistes est à la portée de toutes les oreilles , et de tous les yeux , parce qu'il est chant , lumière , galbe , sourire . C'est donc à nous de préparer votre révolte . "
J'ai écrit ça dans " La Mauvaise Graine " , et je le pense encore en ces temps de mai ( 68 ) qui suit un peu le temps où l'on m'a tué . ( Allusion au meurtre de ses animaux , Pépée , Zaza , Baba dus à la dépression de Madeleine Ferré )
J'ai fait une chanson : " Beatnik fais toi anar et va boire un coup / Avec ceux qui dis'ent non toujours pour le principe ..... " Et pendant ce temps De Gaule joue une autre sérénade : " On ne doit pas aller à l'encontre de l'autorité et de la responsabilité , L'anarchie ne mène qu'à la ruine et la mort . " ( propos cités dans combat du 4 mai 1968 )
Dommage qu'il n'ait pas bien connu la définition du mot " anarchiste " telle que la donnera un jour un poète , Luc Vidal : " An , est privatif , arché veut dire pouvoir , commandement . Etre en anarchie , c'est être dans le refus de toute autorité d'où qu'elle vienne et dans le même mouvement refuser de commander autrui ." Dommage surtout qu'il n'ait pas lu ce que j'ai écrit cet hiver : Introduction à l'anarchie : " Une morale de l'anarchie ne peut se concevoir que dans le refus . C'est en refusant que nous créons ." Le Monde Libertaire l'a publié en janvier
Le problème, c'est qu'il avait tout écrit. C'est à cause de La Recherche que je m'étais fabriqué la « théorie du dérisoire » : une fois l'encre séchée, les trois mots qu'on a tracés sont déjà rebattus. Peut-on écrire après Marcel Proust?
Ce jeune mort vivant, banni de la société, qu'on désigne impunément du nom de gueule cassée, ce terrible visage fracturé aurait pu être le sien, si la chance, ou la malchance , ne l'avait privé de souffle, et par voie de conséquence d'honneur.
En revanche, l’appropriation, proche de la possession, qu’elle vouait à Marcel était-elle si encombrante et si lourde à porter que, malgré l’amour qu’elle lui prodiguait, et l’envie de lui donner un équilibre durable, elle lui avait transmis les feux tournants de la jalousie ? Sinon, d’où lui venait cette hantise d’être happé, puis trahi ?
Une frénésie l’habite en permanence : écrire.