Joumana Haddad

Elle aimait tout de Rykiel : sa folle crinière rousse, bien sûr, mais aussi et surtout ses créations révolutionnaires, ses coupes libératrices et son style androgyne.

Impossible de vivre une vie d'être humain sans développer une forme de trouble mental pour contrer la brutalité de ce monde. Pour pouvoir la justifier, ou au-moins la tolérer.
Le trouble peut être évident, comme la schizophrénie. Ou bien camouflé, comme la foi religieuse : la psychose collective ultime.
Le trouble est le Remède, pas la Maladie.
Le Remède à la Vie.

Tout comme les prisons libanaises transformaient les auteurs de petits délits en criminels endurcis, Deir al-Salib transformait les patients légèrement déprimés ou moyennement angoissés en personnes officiellement, cliniquement, définitivement "folles".

Des bains glacés pour calmer les malades quand ils se montraient trop bruyants et agités. Des décharges électriques pour les stimuler quand ils devenaient trop faibles et apathiques après les bains glacés. Un cercle vicieux de maltraitance qualifié, selon les critères de l'époque, de traitement psychiatrique.

Il était persuadé que le président syrien Hafiz al-Assad utilisait le prétexte d'une "intervention pour mettre un terme à la guerre" dans le seul but d'occuper le Liban. Les officiels syriens déclaraient régulièrement que le Liban était un territoire syrien et que l'armée syrienne n'avait pas besoin de permission pour y pénétrer. Les enfants dans les écoles syriennes apprenaient que le Liban est un district de la Syrie.

"Le mariage est comme un melon d'eau, lui disait sa mère avec amertume. Tu ne peux pas savoir s'il sera bon avant d'y avoir goûté. Et alors il est déjà trop tard."

Les relations amoureuses ne tolèrent aucun a priori. Ni optimisme, ni pessimisme. Il faut juste fermer les yeux et se lancer.

"Ils doivent être l'exception qui confirme la règle, dit-elle à Nina. Le mariage tue l'amour. Il conduit à une routine mortelle, ou aux chaussettes sales par terre, ou aux factures à payer, ou aux frais de scolarité des enfants, ou aux petites rancunes qui s'agglomèrent peu à peu et finissent par devenir des montagnes infranchissables." Ce scepticisme face au couple rendait Qadar très pragmatique, tandis que Nina devenait en grandissant une incorrigible romantique. Pragmatisme et romantisme allaient les détruire toutes les deux.

Le 13 avril 1975, Qana, Luqa et leur fille Qadar virent le déclenchement d'une guerre. Une de la pire espèce. Pas entre Turcs et Arméniens, pas entre Juifs et Palestiniens, pas entre deux ennemis manifestes dont les antagonismes, bien que répréhensibles, peuvent se comprendre.
Cette fois, elle opposait des frères. Caïn le chrétien et Abel le musulman. Caïn le musulman et Abel le chrétien.
Tous deux Libanais. Tous deux prêts pour un bain de sang. Tous deux encouragés par des puissances étrangères.

Elle pensait être immunisée contre le gharam*. Mais en vérité elle l'avait inconsciemment espéré avec trop d'ardeur, trop fréquemment, et trop vainement, pour oser encore y croire à l'âge de trente-cinq ans.
Simplement elle ne le savait pas encore.
* Amour puissant et passionnel.

Les hommes considèrent qu'être la première relation adultère d'une femme mariée est aussi marquant qu'être la première relation sexuelle d'une vierge. Et même plus marquant. Les freins moraux et la culpabilité sont plus difficiles à surmonter dans le premier cas. C'est, après tout, un péché "officiel" - "Tu ne commettras point l'adultère" - et il implique la destruction d'un tiers, alors que la virginité est davantage une construction sociale patriarcale. Le premier défi est donc plus difficile à relever. Mais une fois qu'on a franchi le pas, tout devient beaucoup plus facile pour l'homme. Et additif pour la femme. Comme pour le chocolat.

Elle avait lu quelque part que tous les roux descendaient des Vikings. Elle avait effectué quelques recherches et découvert que des guerriers vikings étaient bien parvenus jusqu'en Turquie, autour du X° siècle. Ils seraient arrivés à Constantinople (aujourd'hui Istanbul) avec deux mille navires, mais sans jamais arriver à la conquérir. Ils purent toutefois entrer dans la ville et ses alentours en tant que marchands et ont laissé dans Hagia Sophia * des signes cryptiques qu'on peut encore voir aujourd'hui.

* La basilique Sainte Sophie à Istanbul, à l'origine édifice grec orthodoxe, reconverti en mosquée impériale et désormais en musée.

Aussi progressiste soit un homme, il détestera toujours ne pas mener la course. Les garçons doivent être des compétiteurs. Étre devant. Gagner. Surtout quand le trophée est le corps d'une femme. L'homme a été élevé pendant des siècles, souvent par la femme elle-même, dans l'idée qu'il s'agit d'un trophée. C'est une tendance que le féminisme ne parviendra peut-être jamais à éliminer. Quelles que soient les lois, quel que soit le degré d'évolution dans une société, il y aura toujours, au fond du gentleman en costume, un homme des cavernes qui bombe le torse et hurle : "Je l'ai fait ! Je l'ai fait ! " avant de traîner la femme par les cheveux.

Et puis il se fichait éperdument de la religion, tout comme elle. "Je ne veux pas perdre de temps avec des hypothèses. Et je suis trop spontané pour suivre un scénario."

L'esprit induit la fourberie. Qui est à la fois intelligent et honorable mérite une médaille dans ce monde machiavélique. C'est en tout cas ce qu'elle pensait.

Les garçons peuvent-ils jamais couper le cordon qui les relie à leur mère ? Nous, les femmes, ne cessons de juger les hommes responsables de nos malheurs, des injustices que nous subissons, mais ces hommes sont avant tout nos fils. Les fils de femmes qui les chérissent. De femmes qui les traitent comme des rois. De femmes qui les juchent sur un piédestal. De femmes qui leur pardonnent tout. De femmes qui ne leur disent jamais "non". De femmes qui voudraient les voir reprendre place en leur sein, pour qu'ils viennent combler ce vide béant qu'ils y ont laissé. Au moment de la naissance, les mères se débarrassent des filles, alors qu'elles laissent échapper leurs garçons malgré elles, seulement contraintes par les lois de la biologie.
En chaque homme qui fait l'amour à une femme, il y a un petit garçon qui cherche à retourner dans le giron maternel.

La proie idéale est celle qui n'a pas conscience d'être une proie. Les illusions créées par l'ego humain sont irrésistibles.

Elle. Le serpent était elle, de la même façon que le charmeur était lui. Et elle devait danser, et encore danser, jusqu'à ce que lui décide que le spectacle était fini et la laisse se glisser dans son panier. Elle dispose pourtant du venin, là dans sa salive, mais personne ne lui a appris à s'en servir, personne ne lui a appris à cracher sur son oppresseur. On ne lui a appris qu'à obéir; à se sentir coupable d'être serpent; et pire que tout, à s'imaginer que c'est elle qui le charme. La proie idéale est celle qui n'a pas conscience d'être une proie. Les illusions créées par l'ego humain sont irrésistibles.

Vivre, c'est accepter qui on est. Mais c'est aussi accepter le changement.

On ne se trompe jamais en choisissant la culture, qu'elle soit sophistiquée, pop, éclectique, antique ou moderne. Je suis convaincue que la lecture est l'un des plus puissants outils de libération que l'être humain et la femme arabe contemporaine puissent exploiter. Ce n'est certes pas le seul, surtout à l'ère des nouveaux moyens de connaissance, d'apprentissage et de développement, plus visuel, interactif et expéditifs.