Juliette Morillot évoque son univers d'écriture
Interview vidéo de
Juliette Morillot à l'occasion de la parution de son roman Les Sacrifiés, paru aux éditions Belfond. S'inspirant d'un fait-divers qui a défrayé la chronique au début du XXe siècle, l'auteur met à nu avec une modernité implacable les rouages de la passion amoureuse et de la manipulation féminine. Un roman époustouflant, de la Malaisie coloniale aux États-Unis des années 1950, en passant par Londres et l'Argentine.
La lèpre se nourrit de la terreur qu’elle inspire. Personne n'échappe à la malédiction de l’île. Tu deviendras lépreuse, pleine de haine pour le monde qui t’entoure (p.42)
S’il est possible de prouver qu’un captif arrêté par la police nord-coréenne a bien fui et trahi la patrie, sa famille entière risque la déportation et le camp de rééducation.
Cette loi draconienne s’applique à trois degrés de parenté mais aussi aux collègues de travail et amis.
J'ignore le pardon. La religion enseigne le pardon. Mais je ne peux pas pardonner. La colère m'étouffe encore, vive, tapie au fond de mon ventre comme un insecte géant qui décorerait mes entrailles. Je hais les Japonais. Je les hais avec violence qui puise ses racines dans mon corps blessé, humilié, dans mes rêves piétinés. Aujourd'hui encore, plus de cinquante ans après la fin de la guerre, je ne peux croiser un Japonais dans la rue sans que le sang ne bourdonne aux tempes et que mes pieds ne se dérobent sous moi. Le temps n'efface rien, ni la douleur ni la rancœur.
Si tu peux conserver ton courage et ta tête quand tous les autres les perdent et t'en rendent responsable,si tu gardes confiance en toi quand chacun doute de toi,
Mais sans leur en vouloir de leur manque de foi,si tu peux attendre sans être fatigué d'attendre ou entendre mentir sur toi sans mentir toi même d'un mot,si tu peux te sentir haï sans haïr à ton tour et sans paraître trop bon ni parler comme un sage......
Ma logique d’enfant était troublée. À huit ans, que comprend-on d’un pays en plein chaos? De la folie des hommes qui massacrent leurs frères? les réponses des adultes ne me satisfaisaient pas..
(p.16)
Les mots que l'on ne dit pas sont ceux que l'on regrette le plus.
Je reconnus que Madame Kim n'était en fait ni méchante ni bonne. Simplement humaine, et donc faible. Une femme ordinaire, qui faisait son travail sans se poser de questions. Son rôle consistait à tenir un bordel pour soldats, elle s'y employait à merveille, avec fermeté et entrain, nullement apitoyée par le sort tragique des filles qui y travaillaient, mais sans hypocrisie ou bassesse pour autant. Il lui suffisait de savoir qu'une fois entre les murs de son établissement, ses pensionnaires ne manquaient de rien, et sa conscience restait en paix. Madame Kim faisait partie de ces gens dont l'horizon se cantonne au pas de leur porte. On eût pu mourir sous ses yeux qu'elle n'eût pas bronché, ne se sentant pas directement responsable. Madame Kim n'entendait rien, ne voyait rien.
D'ailleurs je tardais à parler. Les mots ne me venaient pas. Je les entendais, je les comprenais, mais un mur invisible me séparait du monde. L'univers du silence a cela de bon qu'il n'offre pas d'appui à la colère des autres.
Nous avions créé notre univers, un univers à l'écart du monde, de ses vicissitudes, obéissant à des lois connues de nous seuls et que chaque jour nous réécrivions avec le corps et l'esprit. Un univers où la guerre n'existait pas. Mais un univers où l'amour non plus n'avait pas sa place. Car le sentiment qui nous liait était de la même nature que le mot "silence". Le prononcer suffisait à le détruire.
La misère ne se partage pas. Et dans le désespoir et la fatigue, l'injustice et l'impatience égoïste des hommes avaient recréé de nouvelles différences formant une cour des miracles où mendiants et mourants obéissaient à une hiérarchie aussi cruelle et injuste que celle des nantis.