Kazuo Ishiguro

- J'en ai seulement quarante-sept...
- Comment ça, tu en as seulement quarante-sept ?"
[...]
Ce seulement, c'est ce qui détruit ta vie, Raymond. Seulement, seulement , seulement. Je fais seulement de mon mieux. J'ai seulement quarante-sept ans. Bientôt tu auras seulement soixante-sept ans et tu tourneras seulement en rond en essayant de trouver un putain de toit à mettre sur la tête !

[Advienne que pourra]

J'ai longtemps vécu ici, en Espagne, et aussi en Italie et au Portugal, tandis que Charlie est toujours resté basé à Londres. Si ça donne l'impression que je fais partie de la jet-set et qu'il est casanier, c'est comique. Car en fait c'est Charlie qui s'envole toujours - pour le Texas, Tokyo, New York - vers ses réunions de haut niveau, tandis que je reste coincé dans les mêmes bâtiments humides année après année, à préparer des tests d'orthographe ou à mener les mêmes conversations dans un anglais au ralenti.

[Advienne que pourra]

Vous pensez que Lindy n'a pas subi d'humiliations ? Même avec sa beauté et son charme ? Ce que les gens ne comprennent pas, c'est que la beauté est loin de suffire. Si vous vous en servez mal, on vous traite comme une pute.

[Crooner]

Vous devez savoir quelque chose, peu importe quoi, sur votre public. Quelque chose qui pour vous, dans votre esprit, distingue ce public de celui pour lequel vous avez chanté la veille. Disons que vous êtes au Milwaukee. Vous devez vous demander, qu'est-ce qu'il y a de différent, de spécial chez un public du Milwaukee ? Qu'est-ce qui le différencie d'un public du Madison ? Vous n'en avez aucune idée, vous continuez de chercher jusqu'au moment où vous avez trouvé. Milwaukee, Milwaukee. Ils ont de bonnes côtelettes de porc au Milwaukee. Ça va marcher, vous allez vous en servir quand vous entrez sur scène. Vous n'avez pas besoin d'y faire allusion, il suffit que vous y pensiez quand vous chantez. Ces gens dans la salle, ce sont ceux qui mangent de bonnes côtelettes de porc. Ils sont très difficiles en matière de côtelettes de porc. Vous comprenez de quoi je parle ? De cette façon le public devient une vieille connaissance, quelqu'un devant qui vous pouvez vous produire. Voilà, c'est mon secret. D'un pro à l'autre.

[Crooner]

Elle m'avait déjà dévisagé, mais cette fois c'était différent. Cette fois je sentis son charme. Comme si elle avait eu un cadran allant de zéro à dix, et qu'avec moi, à cette minute, elle avait décidé de monter à six ou sept, mais je le sentais vraiment fort, et si elle m'avait demandé une faveur - si par exemple elle m'avait demandé de traverser la place pour lui acheter des fleurs -, je me serais exécuté de bon cœur.

[Crooner]

Jouez et n'ouvrez pas la bouche, c'est ce que disent toujours les patrons de café. Ainsi les touristes ne sauront pas que vous n'êtes pas italien. Mettez un costume, des lunettes noires, coiffez vos cheveux en arrière, personne ne verra la différence, mais ne commencez pas à parler.

[Crooner]

A plusieurs reprises, récemment, j'ai dû lutter pour me remémorer tel ou tel fait dont j'étais persuadé voilà seulement deux ou trois ans qu'il était gravé dans mon esprit pour toujours. En d'autres termes, il m'a bien fallu reconnaître que, d'année en année, ma vie à Shanghai me deviendra de plus en plus floue, jusqu'au jour où il ne me restera plus que quelques images confuses...

Dès que j'eus prononcé ces mots, je me rendis compte que j'avais commis une erreur; car avant d'avoir mentionné ces deux-là je tenais Ruth, mais maintenant elle m'avait échappé. C'était comme aux échecs, quand on manœuvre une pièce et qu'à la seconde où on retire son doigt on voit l'erreur qu'on a faite, et il y a cette panique parce qu'on ne connaît pas encore l'étendue du désastre auquel on s'est exposé. En effet, je vis une lueur briller dans les yeux de Ruth, et quand elle se remit à parler, c'était d'une voix entièrement différente. (Page 195)

...pour ma génération, je crois qu’il est juste de le dire, le prestige professionnel était essentiellement lié à la valeur morale de l’employeur.[... ]Les majordomes de la génération de mon père, dirais-je, voyaient volontiers le monde comme une échelle, la famille royale, les ducs, les lords aux lignages anciens étant placés tout en haut, les « nouveaux riches » en dessous, et ainsi de suite, la place occupée aux échelons inférieurs étant uniquement déterminée par la fortune, ou par son absence. Le majordome doté d’une certaine ambition faisait simplement de son mieux pour arriver aussi haut que possible sur cette échelle, et dans l’ensemble, plus il montait, plus son prestige professionnel était grand.

...« le critère capital est celui de la possession par le postulant d’une dignité conforme à la place qu’il occupe. Aucun postulant ne remplira les conditions, quel que soit par ailleurs son degré de qualification, si l’on constate qu’il laisse à désirer sur ce plan ».

Comment les amis de cœur d'aujourd'hui deviennent des inconnus de demain, dispersés aux quatre coins de l'Europe, jouant le thème du Parrain ou Autumn Leaves sur des places et dans des cafés que vous ne verrez jamais.

- Mais, Lindy, tu dis que tu l'as caché. Mais où? Où l'as-tu caché?
- Mmm [...] Dans le seul endroit possible. Je l'ai fourré dans cette dinde.
- Tu l'as mis dans la dinde.

- C'est une grosse dinde. Tu veux partager une cuisse avec moi?

"J'ai fait ce que tu m'as suggéré. J'ai mis du désordre mais ça n'a pas l'air convaincant. Ça ne donne vraiment pas l'impression qu'un chien est venu ici. Ça ressemble à une exposition artistique."

"Alors écoute, je vais nommer quelques objets que j'aimerais beaucoup voir détériorer. Tu m'écoutes, Ray? Je veux que les choses suivantes soit saccagées. (...)"

"Non ! Je n'ai pas un putain de conseil à te donner ! Tu résous ça tout seul ! Tu prends ton avion et moi le mien. Et on verra lequel s'écrase ! "

Et sans avoir eu le temps de dire ouf, vous avez quarante-sept ans, et les gens avec lesquels vous avez débuté ont depuis longtemps été remplacés par une génération qui discute d'autres sujets, qui prend des drogues nouvelles et écoute une musique différente.

On passe beaucoup de temps dans les bars, il est facile de se faire des amis, et on a le sentiment de faire partie d'un large réseau qui s'étend sur la planète entière. Vous rencontrez des gens qui reviennent tout juste d'un séjour au Pérou ou en Thaïlande, et cela vous donne à croire que si vous en aviez envie, vous pourriez errer de par le monde indéfiniment...