Citations de Laura Alcoba (115)
"Ça va bientôt faire trois ans que ce premier rendez-vous a eu lieu. Ça va bientôt faire trois ans que je cherche le chemin pour écrire ce livre. Pour aller au plus près de ce qui leur est arrivé sans leur faire mal, sans ajouter de la douleur à la douleur. Mais certaine aussi qu'il faut que j'aille au bout de ce que j'ai entrepris, que j'aille au bout de cette tentative pour comprendre leur histoire."
Mon grand-père éprouve une grande tendresse à l'égard des petits malfrats, qui lui vouent souvent, en retour, une sorte de reconnaissance fraternelle. Il est vrai qu'une fois l'un d'entre eux, que mes grands-parents avaient recueilli pour quelque temps, est parti en emportant la baignoire. Mais dans la maison, personne ne lui en veut d'avoir été tenté. C'était une belle baignoire, tout en marbre, une vraie pièce de collection. Preuve qu'il connaissait son métier.
Le français est une drôle de langue, elle lâche les sons et les retient en même temps, comme si, au fond, elle n’était pas tout à fait sûre de bien vouloir les laisser filer...
La bibliothécaire articule exagérément comme si je ne comprenais pas la langue dans laquelle elle me parle. (...)mais la bibliothécaire ne se rend compte de rien. Elle ne sait pas que je voie les- e -muets, que je suis persuadée que , de leur côté, ils me voient aussi. Qu'à notre façon nous sommes ensemble. C'est elle, l'abrutie. (p. 74)
Avant de me laisser partir en paix, mon corps avait décidé de me faire remonter le cours du temps. Il pliait bagage d'une manière certaine, mais par à-coups, en me faisant vivoter à reculons. Mais c'est qu'il me rembobinait toute entière, en accélérant toujours la cadence de ma disparition. Une lente mais trop sûre disparition.
Puis j'ai traduit pour lui, en espagnol, la dernière phrase du roman - d'abord, parce que c'était plus prudent que d'en raconter davantage, mais aussi parce qu'elle me semblait vraiment parfaite. C'est que les fleurs annoncées y avaient enfin fait leur apparition : au bout de deux-cent-soixante-dix pages, elles avaient fini par débarquer ! Même si tant de choses étaient pour moi restées dans l'ombre, même si ça avait été si difficile d'aller jusqu'au bout de ma lecture, dès que j'ai lu cette phrase je me suis dit qu'elle valait à elle seule toute cette peine :
"Une couche de vase couvrait encore la terre, mais, ici et là, s'épanouissaient déjà de petites fleurs bleues."
On aurait dit que les robes en question n’avaient jamais été portées – tu verras, elles ont encore dans le dos ces petits fils en plastiques qui servent à attacher les étiquettes indiquant le prix. Les gens ici se défont de choses neuves, c’est incroyable ! – ma mère s’étonne chaque fois, et moi avec elle. C’est que de l’autre côté de l’océan, on ne jette rien : les vieilles nappes engendrent des mouchoirs par dizaines et on détricote les pulls devenus trop petits pour en faire des chaussettes.
Flavia.
Elle a en elle une force et un courage que je ne croyais pas pouvoir exister.
Je le sais depuis le début: c'est pour elle que j'écris ce livre.
J'écris pour la petite fille qu'elle était et qu'elle est toujours.
J'écris pour l'enfant qui a gardé en elle, durant plus de trente ans, quatre images de ce jour-là. Puis qui me les a livrées à une table de café.
Ce jour-là, Claudio n'a pas écouté Griselda.
C'est une des premières choses qu'il a dites à l'Avocate. Un an et demi plus tard, quand le procès a eu lieu, c'est encore une des premières choses qu'il a déclarées: ce jour-là, Griselda l'a appelé, mais il n'a pas su l'écouter.
« Lors de notre traversée de l’Atlantique à bord de l’Anna C ….., je devais avoir un peu plus d’un mois ..
Je ne sais pas quel nom je portais à l’époque ——- mes parents ne s’accordent pas sur la question , comme sur tant d’autres choses » …
Reblochon : avec son e presque éteint dans la première syllabe et sa finale qui vient se placer pile poil sous le nez, le nom de ce fromage est parfait.
Souvent, c’est moi qui regarde derrière nous. C’est plus naturel qu’une enfant s’arrête et se retourne ; chez un adulte ce pourrait être un comportement suspect, le signe d’une inquiétude qui risquerait d’attirer l’attention. Moi j’ai appris à glisser ces gestes de prudence dans un jeu.
Si nous avons quitté notre appartement, c’est parce que maintenant les Montoneros doivent se cacher. C’est nécessaire parce qu’il y a des personnes qui sont devenues très dangereuses : ce sont les hommes des commandos de l’AAA, la Alianza Anticomunista Argentina, qui enlèvent les militants comme mes parents et les tuent ou les font disparaître.
Au plus noir, au bout de la nuit et de l'horreur, le pari de l'amour et de la vie.
Les "e" muets me fascinent depuis le début. Je les ai aimés dès les premiers cours de Noémie, à La Plata, dès que mon professeur de français m'a fait découvrir le premier d'entre eux, celui qu'elle cachait au bout de son prénom. Une voyelle muette ! Quand on ne connaît que l'espagnol, on ne peut pas imaginer que de telles choses existent – une voyelle qui est là mais qui se tait, ça alors ! J'étais plus que surprise – littéralement abasourdie. Et comme exaltée, soudain : je voulais tout savoir à propos de la langue qui était capable de faire des choses pareilles.
« El Loco a reçu un message de LA HAVANE :
« Les Hommes et les Femmes qui sont sous votre responsabilité sont de toute urgence convoqués à Cuba » ,…
« De Toute urgence » ……..
El loco est convaincu qu’il y a derrière tout ça un projet du CHE ….
——-Tu le crois aussi ? .
——— C’est bien possible
Ah, l’appel de La Havane!
Se disant que tout cela avait probablement un sens qui leur échappait encore……. »
Si je fais aujourd’hui cet effort de mémoire pour parler de l’Argentine des Montoneros, de la dictature et de la terreur à hauteur d’enfant, ce n’est pas tant pour me souvenir que pour voir, après, si j’arrive à oublier un peu.
Griselda va au cimetière de Pantin. Souvent.
Combien de fois par an ? par mois ? par semaine ?
On ne peut pas mesurer, impossible de compter.
Cela fait des années qu'elle fait ce trajet. Depuis ce jour-là, elle ne cesse de le recommencer.
Avec Noémie, j'ai découvert des sons nouveaux, un "r" très humide que l'on va chercher tout au fond du palais, presque dans la gorge, et des voyelles qu'on laisse résonner sous le nez, comme si on voulait à la fois les prononcer et les garder un peu pour soi. Le français est une drôle de langue, elle lâche les sons et les retient en même temps, comme si, au fond, elle n'était pas tout à fait sûre de bien vouloir les laisser filer – je me souviens que c'est la première chose que je me suis dite. Et qu'il allait me falloir beaucoup d’entraînement aussi.
Les Suédois aiment les bibelots aussi. En fait, ils adorent leurs maisons et tout ce qu'ils mettent dedans. C'est à cause du froid qu'il fait là-bas. Et des jours si courts pendant une bonne partie de l'hiver, ces mois durant lesquels il fait toujours nuit. C'est pour tenir le coup, pour supporter ces si longues ténèbres, qu'ils ont eu cette idée : s'occuper de leur intérieur. (p. 83)