Lajeune collection « Le Rayon Imaginaire » des éditions Hachette passe la seconde avec la traduction française (par Lise Capitan) du premier roman de science-fiction de l’Indienne Lavanya Lakshminarayan.
Cette ancienne game-designer a fait une entrée fracassante sur la scène internationale avec Analog/Virtuel, finaliste du prestigieux Prix Locus.
Alors qu’elle travaille d’arrache-pied sur son second ouvrage, The Ten-Percent Thief, situé dans le même univers, il était temps de découvrir cette nouvelle voix de l’imaginaire dans la langue de Molière…
Êtes-vous connectés ?
Analog/Virtuel n’est pas vraiment un roman à proprement parler mais plutôt ce que l’on appelle un fix-up de nouvelles, c’est-à-dire une succession d’histoires différentes dans un même univers comme La Cité des Saints et des Fous de Jeff Vandermeer ou Celestopol 1922 d’Emmanuel Chastellière.
Comme pour ces deux ouvrages, Analog/Virtuel s’articule autour d’une ville imaginaire ou, plutôt, futuriste : Apex City. Sur les ruines de l’ancienne Bangalore, la puissante mégalopole vit sous un régime nouveau, celui de la Bell Corporation et sa « technocratie méritocratique ».
Dans cette société, tout se fonde sur votre productivité. C’est elle qui va déterminer votre classe sociale et faire de vous un Analog ou un Virtuel.
Imaginez donc une courbe avec, au sommet, les Un-Pour-Cent des plus riches qui ont accès à toute une ribambelle d’artefacts technologiques et sont quasiment intouchables. Viennent ensuite les Vingt-Pour-Cents, très haut placés eux aussi et qui surplombent la masse des Soixante-Dix-Pour-Cents.
Mis tous ensemble, ils forment les Virtuels, les citoyens d’Apex City ultra-connectés dont la vie est truffée d’artefacts technologiques, de l’Omniport à l’Hyper Réalité et passant par la fameuse Biopuce Bell et ses IntraAurics.
Ce déluge technologique leur offre le droit à une vie ultra connectée, entre Woofer et InstaSnap, toujours en quête d’un nouveau buzz ou d’un nouvel objet à la mode à posséder.
Mais au-delà du Méridien carnatique, loin de la ClimaTech des Virtuels, les Dix-Pour-Cents les moins riches forment ce que l’on appelle les Analogs, les improductifs, ceux qui n’apportent pas assez au système, ceux qui lui ont désobéi ou ceux encore qui n’ont pas eu de chance, tout simplement.
Pour eux, pas question d’implants ou de bots mais les restes de l’immense Cité qui les surplombent, sous l’œil dédaigneux des Virtuels, observés comme des bêtes au cours de sorties scolaires. Comme des souris et non des hommes.
Opprimés, humiliés, brutalisés, les Analogs ont pourtant un rêve : celui de renverser le système de la Bell Corporation pour ne plus finir leurs jours dans la sinistre Ferme à Légumes…
C’est dans un terrible futur que nous entraîne Lavanya Lakshminarayan à travers cette succession de nouvelles aussi diverses que passionnantes. Dans leur ensemble, les histoires d’Analog/Virtuel explorent majoritairement la vie des Virtuels et montre l’horreur de la vie Analog à pas feutrés, pudiquement ou hypocritement, c’est selon. Au fur et à mesure, le lecteur va assembler les différentes pièces du puzzle narratif tendu par l’autrice et s’approprier un univers riche et inquiétant dans lequel la technologie et le capitalisme ont mis l’humanité à genou.
L’homme derrière le Capital
Lavanya Lakshminarayan imagine un monde asservi par une multinationale impitoyable qui a élevé la sacro-sainte productivité capitaliste au rang de valeur suprême. Le bonheur est ici remplacé par tout un tas de paramètres, de la Persona Sociale au Coefficient de compatibilité amoureuse, et le citoyen n’est plus qu’un automate voué à atteindre le haut d’une courbe où la richesse lui vaudra toujours plus de pression journalière pour s’y maintenir. Dans cette dystopie aux accents cyberpunk, les personnages humains constatent les failles d’un système cruel en diable. Soit parce qu’un membre de leur famille a été victime de la déportation vers Analog City, soit parce qu’un évènement les rend improductifs (et donc inutiles), soit parce qu’ils se confrontent aux limites d’un monde où l’on oblitère le sentiment et l’authenticité. Comme on peut s’y attendre, l’Indienne livre une critique acide des réseaux sociaux, de leur drogue du like et de l’abonné, expliquant leur rôle de garde-chiourmes participatifs et d’Entertainment toxique. Mais elle tente aussi de montrer l’humain derrière l’influenceuse, le pauvre bougre derrière l’employé du Département Investissement ou encore la sœur éplorée derrière la guide touristique. C’est en exploitant les failles humaines des Virtuels que Lavanya Lakshminarayan parvient à tirer son épingle du jeu et à toucher son lecteur.
Comme toujours dans un tel exercice de fix-up, la qualité des textes va varier d’un bout à l’autre mais il faut concéder que l’ensemble mis bout à bout fait forte impression. Non seulement parce que l’autrice dispose d’un univers cohérent, fouillé et hautement significatif pour le lecteur 2.0, mais aussi parce qu’elle se paye le luxe de tisser patiemment une histoire de rébellion en arrière-plan et d’en faire le fil rouge de son récit. Une rébellion imparfaite, qui bégaye et qui hésite, consciente qu’elle peut simplement échouer ou, pire, ouvrir la voie à une nouvelle dictature… mais une rébellion quand même contre une méritocratie qui déshumanise complètement les habitants d’Apex City. Petit à petit, la rébellion devient presque un sauvetage social.
Si l’on ne citera pas l’ensemble des textes contenus dans Analog/Virtuel, impossible de ne pas mentionner l’excellence de la nouvelle « Etudes » dans laquelle une Analog adoptée par un couple de riches Vingt-Pour-Cents souhaite de toutes ses forces devenir une Virtuose….mais sans aucune des aides technologiques de ses compétiteurs ! Un récit magnifique et émouvant qui montre la supériorité absolue du talent et de la créativité.
Une tapisserie chatoyante
Analog/Virtuel reprend évidemment nombre d’éléments des dystopies les plus célèbres de l’histoire moderne mais l’ouvrage parvient tout de même à trouver sa propre voix, sa propre identité, notamment visuelle. Peut-être parce qu’il mise tout sur son aspect méritocratique et le fléau qui s’abat en conséquence sur l’individu, ou peut-être tout simplement parce qu’il offre une ribambelle de personnages attachants et faillibles, avec de vrais salauds en son sein et même quelques voix en passe de disparaître. La multiplicité des approches, la lucidité de la critique sociétale — du féminisme à la surpopulation en passant par l’écologie — qui ne tombe jamais dans la dichotomie bien-mal, et l’optimisme qui irrigue la vision de Lavanya Lakshminarayan achèvent de convaincre qu’Analog/Virtuel est un excellent premier « roman » qui mérite toute votre attention.
Dense, intelligent et humain, Analog/Virtuel impressionne par la construction ambitieuse de son univers dystopique ultra-technologique qui nous offre une vision glaçante (mais crédible) de notre propre société rongée par le hashtag et le like. On attend avec impatience la suite des aventures imaginées par Lavanya Lakshminarayan.
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https://justaword.fr/analog-..