Citations de Leïla Slimani (2066)
Les gens insatisfaits détruisent tout autour d’eux.
Nous ne serons jamais heureux que lorsque nous n'aurons plus besoin les uns des autres. Quand nous pourrons vivre une vie à nous, une vie qui nous appartienne, qui ne regarde pas les autres. Quand nous serons libres.
Malgré les avancées législatives, malgré l'évolution de la société, le corps de la femme reste contraint par le groupe. Avant d'être un individu, une femme est une mère, une sœur, une épouse, une fille, garante de l'honneur familial, et, pire encore, de l'identité nationale, sa vertu est un enjeu public. Il reste à inventer la femme qui ne serait à personne, qui n'aurait à répondre de ses actes qu'en tant que citoyen lambda et pas en fonction de son sexe... La femme qui pourrait s'affranchir de la Qa'ida, c'est-à-dire de la norme, de la coutume, admises par tous.
Quand ils font l'amour, les hommes regardent leur sexe. Ils prennent appui sur leurs bras, penchent la tête et observent leur verge pénétrer la femme. Ils s'assurent que cela fonctionne. Ils restent quelques secondes à apprécier ce mouvement, à se réjouir peut-être de cette mécanique, si simple et si efficace. Adèle sait bien qu'il y a aussi une forme d'excitation dans cette auto-contemplation, dans ce retour vers soi. Et que ce n'est pas seulement leur sexe à eux, mais aussi le sien qu'ils contemplent.
Adèle a fait un enfant pour la même raison qu'elle s'est mariée. Pour appartenir au monde et se protéger de toute différence avec les autres. En devenant épouse et mère, elle s'est nimbée d'une aura de respectabilité que personne ne peut lui enlever. Elle s'est construit un refuge pour les soirs d'angoisse et un repli confortable pour les jours de débauche.
L'homme s'est attaché à ses mains, si douces, puis à sa bouche et à ses fesses et, enfin, à tout ce corps qu'elle lui a offert, suivant ainsi son instinct et les conseils de sa mère.
A cette époque, Paul s'est senti pris au piège, accablé d'obligations. Il s'est éteint, lui dont tout le monde admirait l'aisance, le rire tonitruant, la confiance en l'avenir. Lui, le grand échalas blond sur le passage de qui les filles se retournaient sans qu'il les remarque. Il a cessé d'avoir des idées folles, de proposer des week-ends à la montagne et des virées en voiture pour aller manger des huîtres sur la plage. Il a tempéré ses enthousiasmes. Dans les mois qui ont suivi la naissance d'Adam, il s'est mis à éviter la maison. Il inventait des rendez-vous et buvait des bières, seul, en cachette, dans un quartier éloigné de chez lui. Ses copains étaient devenus parents eux aussi, et la plupart avaient quitté Paris pour la banlieue, la province ou un pays chaud du sud de l'Europe. Pendant quelques mois, Paul est devenu puéril, irresponsable, ridicule. Il a eu des secrets et des envies d'évasion. Il n'avait d'ailleurs pas d'indulgence pour lui-même. Il mesurait bien à quel point son attitude était banale. Tout ce qu'il voulait, c'était ne pas rentrer chez lui, être libre, vivre encore, lui qui avait si peu vécu et qui s'en rendait compte trop tard. Les habits de père lui semblaient à la fois trop grands et trop tristes.
Mais c'était fait maintenant, il ne pouvait pas dire qu'il n'en voulait plus. Les enfants étaient là, aimés, adorés, jamais remis en cause, mais le doute s'était insinué partout. Les enfants, leur odeur, leurs gestes, leur désir de lui, tout cela l'émouvait à un point qu'il n'aurait pu décrire. Il avait envie, parfois, d'être enfant avec eux, de se mettre à leur hauteur, de fondre dans l'enfance. Quelque chose était mort et ce n'était pas seulement la jeunesse ou l'insouciance. Il n'était plus inutile. On avait besoin de lui et il allait devoir faire avec ça. En devenant père, il avait acquis des principes et des certitudes, ce qu'il s'était juré de ne jamais avoir. Sa générosité est devenue relative. Ses engouements ont tiédi. Son univers s'est rétréci.
Dans le métro qui la ramenait à la maison, Myriam était impatiente comme une amoureuse. Elle n'a pas vu ses enfants de la semaine et, ce soir, elle s'est promis de se consacrer tout entière à eux. Ensemble, ils se glisseront dans le grand lit. Elle les chatouillera, les embrassera, elle les tiendra contre elle jusqu'à les étourdir. Jusqu'à ce qu'ils se débattent.
Cachée derrière la porte de la salle de bains, elle les regarde et elle prend une profonde inspiration. Elle a le besoin éperdu de se nourrir de leur peau, de poser des baisers sur leurs petites mains, d'entendre leurs voix aiguës l'appeler "maman". Elle se sent sentimentale tout à coup. C'est ça qu'être mère a provoqué. Ça la rend un peu bête parfois. Elle voit de l'exceptionnel dans ce qui est banal.
Bizarrement, le voile les protège des "animaux"
-pour quel motif souhaitez-vous avorter?
-je ne veux pas d'enfant.
- Ah, ça ne va pas être possible! Vous ne pouvez avorter que pour des raisons de santé.
-si je ne peux pas avorter je me suicide.
-cela affectera-t-il votre santé?
Ce bébé, elle le désire avec une violence de fanatique, un aveuglement de possédée. Elle le veut comme elle a rarement voulu, au point d'avoir mal, au point d'être capable d'étouffer, de brûler, d'anéantir tout ce qui se tient entre elle et la satisfaction de son désir.
"Je ne suis pas comme toi, disait-il fièrement à Louise. Je n'ai pas une âme à carpette, à ramasser la merde et le vomi des mioches. Il n'y a plus de négresses pour faire un travail pareil." Il trouvait sa femme excessivement docile. Et si cela l'excitait la nuit, dans le lit conjugal, cela l'exaspérait le reste du temps. Il donnait continuellement des conseils à Louise, qu'elle faisait mine d'écouter. "Tu devrais leur dire de te rembourser, c'est tout", "Tu ne devrais pas accepter de travailler une minute de plus sans être payée", "Prends un congé maladie, va, qu'est-ce que tu veux qu'ils y fassent ?".
Louise regarde partir la vieille qui se retourne deux ou trois fois. Elle lui sourit, reconnaissante,A mesure que la silhouette voûtée s’éloigne, Louise serre Mila contre elle, de plus en plus fort. Elles écrase le torse de la petite fille qui supplie;" Arrête Louise , tu m'étouffes.
Une main dans celle de Louise et l'autre agrippant son cornet, Mila fait le chemin inverse dans la nuit, lapant la glace qui lui donne affreusement mal à la tête. Elle ferme les yeux très fort, pour faire passer la douleur, essaie de se concentrer sur le goût de fraises écrasées et sur les petits morceaux de fruits qui se coincent entre ses dents. Dans son estomac vide la glace tombe en lourds flocons.
"Ma nounou est une fée." C'est ce que dit Myriam quand elle raconte l’irruption de Louise dans leur quotidien...
Louise ouvre les volets de son appartement
Elle voudrait, jusqu'à l'ivresse, se nourrir de leur innocence, de leur enthousiasme. Elle voudrait voir avec leurs yeux quand ils regardent quelque chose pour la première fois, quand ils comprennent la logique d'une mécanique, qu'ils en espèrent l'infinie répétition sans jamais penser, à l'avance, à la lassitude qui viendra.
Pour la sociologue marocaine, si Shérérazade est un personnage si extraordinaire, ça n'est pas parce qu'elle incarnerait la femme orientale séductrice et lascive mais, bien au contraire, parce qu'elle reprend ses droits sur le récit, qu'elle n'est plus seulement objet mais sujet de l'histoire. Les femmes doivent retrouver le moyen de peser sur une culture qui l'otage des religieux et du patriarcat. En prenant la parole, en se racontant, elles usent d'une des armes les plus puissantes contre la haine et l'hypocrisie généralisée. Les mots.
On maintient les gens frustrés, comme ça leur principal souci, c’est de savoir avec qui et comment ils vont baiser plutôt que de se rebeller contre leurs conditions de vie.
Son mari, lui, n'apparaît jamais, éternellement voué à prendre en photo une famille idéale à laquelle il n'appartient que comme spectateur. (p.45)