Citations de Louise Browaeys (92)
Pour assurer notre survie, nous renonçons à la réalité embarrassante et nous espérons que tout finira par s’arranger. Mais le miracle ne survient pas. La beauté du monde nous reste étrangère ; elle ne peut pas nous sauver. Le monde appartient à ceux qui ne ressentent rien, je l’ai compris ici, à Saint-Brieuc, sous le feu du ciel qui tangue. Plus on est sensible, et plus on est condamné à errer comme un ragondin dans les canaux invisibles des égouts où il n’est toutefois pas exclu que nous puissions apercevoir les plus saisissants interstices de lumière. On est condamnés à errer précisément avec tout ce qu’on ignore de sa propre tristesse, de sa jalousie, de sa force, et qui se cognera encore, indéfiniment, sur les parois de cette galerie des glaces. Que peut-on découvrir si l’on a tout oublié ?Nous emprunterons toujours le même chemin, avec les mêmes branches, les mêmes comptines, les mêmes pierres, les mêmes poitrines étrangères. Je suis devenue une vieille commode dont les tiroirs sont scellés.
Nous vivons avec la prétention que nous pourrions vivre une autre vie. Nous confondons notre peine avec celle de la Terre, qui est pourtant bien plus prosaïque. C’est comme si les vies que nous n’avions pas vécues, les vies que nous nous imaginons au comptoir ou que nous fantasmons, la nuit venue, à la faveur d’un regard, d’une lettre ou d’une déception, c’est comme si ces vies-là étaient des faisceaux invisibles et tenaces, qui agiraient sur nos inflexions, sur nos rires et nos grimaces, faisant de nous de pathétiques marionnettes.
Alors, je serais bipolaire ? Ça me va, j'ai toujours pensé que j'avais deux pôles, passablement glacés, comme la Terre.
Comme les arbres, nous sommes faits de cercles concentriques. Nous pouvons essayer de nous connaître en en longeant un seul, mais nous pouvons aussi essayer de tous les chevaucher - après les avoir laissé nous chevaucher. Nous pouvons essayer de nous affronter et de nous aimer entièrement. De nous tenir droit dans l'incertitude, comme si nous étions déjà debout dans l'eau jusqu'à la taille. Marchant, dansant et nageant côte à côte. Pendant que la Terre tourne sur elle-même et autour du Soleil, et que la lumière gravite, scintillant au bord du monde et sur la cime des dernières jungles.
Si j'écrivais comme Déborah Levy dans un cabanon silencieux, entre un congélateur douteux et un pôele au gaz, et que je décidais d'y apporter dix livres essentiels, que j'étalerais de façon ostentatoire sur les étagères, au-dessus des bacs à légumes et des filets à papillons, j'aurais beaucoup de mal à choisir quels livres emmener. Les Vagues de Virginia Woolf, Noces d'Albert Camus, Eloges de Saint-John Perse. Le manuel de maraîchage biologique d'Eliot Coleman. Tout Proust et un passage de la Bible - mais lequel ? Le Manuel de la vie sauvage d'Alain Saury - le fondateur de l'association Les Mains vertes mais aussi ancien acteur porno - au cas où les choses tournent mal. Qui sait cependant s'il ne serait pas plus intéressant d'avoir sous la main un livre de Marguerite Duras en cas d'effondrements successifs de la civilisation occidentale ? Sans parler de Joyce Carol Oates, Franz Kafka et Annie Ernaux. D'Etre ici est une splendeur, de Marie Darrieussecq, dont le titre est déjà une invitation.
Puisque les émotions, et donc les arts, sont incontournables pour métaboliser la situation écologique. Puisque la lecture permet autant de se cultiver qu'un grand jardin d'herbes et de légumes. Puisque la lecture comme le jardinage sont devenus des actes de résistance - non rentables dans un monde où toute activité est soumise à un arbitrage coût-bénéfice. Puisque l'écologie et la littérature sont des sciences de liens, des révélateurs de réciprocité, et qu'elles m'ont tout simplement sauvé la vie. Puisque les bibliothèques et les jardins sont des espaces à notre mesure pour rencontrer le vivant et entrer nous aussi dans la danse.
Je libère mon partenaire de l'obligation de me compléter.
Je libère mes parents du sentiment qu'ils ont échoué avec moi.
Je ne manque de rien, j'apprends de tous les êtres, tout le temps.
Je dois plus que jamais être fidèle à moi-même en marchant avec la sagesse du coeur, je sais que j'accomplis mon projet de vie, libre des loyautés familiales qui peuvent perturber ma paix et mon bonheur, ce détachement est de ma responsabilité.
Je renonce au rôle du sauveur, d'être celui qui unit ou répond aux attentes des autres.
Je chéris mon essence, ma façon de l'exprimer, même si tout le monde ne peut pas me comprendre.
J'honore la Divinité en moi et en toi.
Je t'honore, je t'aime et te reconnais innocent.
Nous sommes libres.
La communauté scientifique sera dans doute heurtée que j'utilise le mot "écologie" pour parler d'un champ bien plus vaste que celui de l'environnement. Mais nous ne nous trouvons jamais en dehors de l'écologie en devenir : nous en faisons partie. "Nous sommes une partie de cette Nature dont nous suivons l'ordre", nous dit Spinoza. nous évoluons par rétroactions successives dans le monde vivant. Ernst Haeckel, dans sa définition originale, sans sa dérive moderne qui tend à exclure l'homme, désignait bien l'écologie comme "la science des relations des organismes avec le monde environnant, c'est à dire dans un sens large, la science des conditions d'existence". Les lois de la systématique s'appliquent à une forêt-jardin comme à un cerveau humain ou à un cercle d'enfants. et je prendrai donc la liberté de parler d'écologie "sociale","corporelle" ou même "relationnelle" pour évoquer la complexité et la réciprocité des liens, fragiles et agissants, que nous entretenons avec les autres, avec le monde, avec nous-même. J'ai l'intuition que la disparition de la nature sous des monceaux de déchet en plastique est à relier à la disparition de la poésie. (p.52-53)
J'apprendrai que le désir est un croissant de lune. Il apparaît, il disparaît. Rien ne compte plus alors, que le désir, la jouissance ou l'absence de jouissance. Le désir se nourrit d'une lumière dont la source demeure invisible. Avec de l'entraînement, on a confiance, on sait que le désir reviendra. On aura à nouveau la sensation d'avoir des nénuphars qui poussent à travers le corps (il n'y a rien de plus beau que l'éclosion d'un nénuphar, il n'y a pas besoin d'être botaniste pour le savoir), on aura à nouveau la sensation d'être les premiers hommes sur terre.
Je me laisse aller. Je sais que le temps est compté, le temps est un os à ronger; tout, à la fin, peut se réduire à un os.
page 281
Il allait encore dire tu sais, les hommes ont inventé deux choses pour oublier qu'ils vont mourir : l'alcool et la religion, et je ne me sentais plus la force de bouleverser ses petites mythologies.
page 227
Il y a des menhirs que le temps n'érode pas. Ou bien, s'il les érode, on vit la certitude qu'il en dresse ailleurs, patiemment, parmi nos pas précipités.
page 204
Avant, on pouvait au moins provoquer les gens en duel, et on avait la journée pour trouver un ou deux témoins... Bon maintenant, ma chérie, on va se prosterner pour embrasser la terre.... On va creuser et on va s'enterrer là comme des ordures.
page 175
On pourrait dire que je suis en fuite. Je voyage. Je vole. On pourrait dire je touche la beauté. Je rentre dans les églises désertes. J'aime et je compte les signes. Je sens. Je vis. Je vais de refuge en refuge. Je croque la vie par le côté sans plastique, le côté qui ne se voit pas.
page 161
J'apprendrai que le désir est un croissant de lune. Il apparaît, il disparaît. Rien ne compte plus, alors, que le désir ou l'absene lumière dont la source demeure invisible. Avec de l'entraînement, on a confiance, on sait que le désir reviendra.
page 108
Le présent que nous vivons, chacun plus ou moins intensément, est une fabrique de souvenirs. Mais seuls certains en bénéficient. Peu importe. D'autres vivent sans souvenirs. Les mains vides Le cœur également battant Maintenant que mes carnets de mots sont pleins à craquer, il faut que je me tourne vers l'avenir. L'avenir étincelant. Il y a des gens que la mélancolie stupéfie. C'est amusant.
page32
Aucune étude sérieuse n'a encore été conduite sur le sujet, mais je suspecte une corrélation forte entre la lutte de ces femmes pour des causes écologiques perdues et leur dislocation psychique (...), qui surviendrait en grande majorité à la suite de souffrance psychiques brutales, de harcèlements insidieux ou, le plus souvent, de l'indifférence absolue de l'ensemble de la population.
Comment une chose si cruciale pour nous peut-elle avoir si peu de poids pour un autre ? Plus on creuse cette question et plus on creuse sa propre solitude. Et comment supporter, par-dessus le marché, le temps qui passe et qui sans cesse redistribue les cartes en dépit du bon sens ?
je t'ai conseillé de tenir un carnet avec des listes de mots, d'écrire dedans au moins tous les jours, avant de te coucher. C'est ce que tu faisais avant d'aller à l'hôpital, alors j'ai pensé que cet exercice t'aiderait à guérir. Les mots ne consolent de rien mais ils offrent une maison modeste, une sorte de cabane où l'on peut s'abriter le temps d'une saison et attirer des oiseaux rares.
Quand j'y repense, je crois que je peux affirmer que j'étais assez heureuse pendant cette période. La solitude me permettait de me débarrasser d'une certaine crasse mentale. Elle creusait. Deux fois, j'avais regardé les nouvelles à l télévision (...) et je n'avais pas regretté d'avoir, en quelque sorte, quitté ce monde-là. Je n'ai jamais rien compris à l'actualité.
Mais le problème, c'est que la majorité des gens ne supportent pas le vagabondage. Ils n'aiment pas le chaos, et tout ce qui leur rappelle de près ou de loin le désordre. L'idée que l'on puisse errer entre la mer et la ville toute la journée en faisant ce dont on a envie et en vivant sobrement leur est inconcevable.