Une vie pour prouver au monde que dix petits doigts sur un clavier peuvent changer le plomb en or.
Car ce chant-là, il le reconnaît immédiatement. Tout homme, quel qu'il soit, porte en lui de manière confuse et brouillée ce cri, cette angoisse, ce vide désespéré. Qu'il aimerait tant parvenir, même le temps d'un soupir, même pour une seconde, à dire et à rendre.
La nuit, tandis que sa mère dort, que la frénésie de Paris s'interrompt, que les ténèbres encerclent sa chambre, il l'entend distinctement, ce silence. C'est un épais brouet. Une glu visqueuse. Il ondule, enfle, emplit la pièce. S'enroule autour de lui comme un serpent.
Des notes belles et resplendissantes, des mélodies qui sont pleines de douceur et de joie. Des étoiles, des soleils.
Dans le bateau, l'enfant chante à tue-tête désormais. Certains passagers l'observent et esquissent un sourire. Il met une telle joie dans ce chant. Ses membres sont parcourus de frissons. Sa tête, tournée vers le ciel, comme si l'air lui était adressé. A la toute fin, juste au moment d'un passage à la sixte, il marque une pause, détache les notes pour qu'on perçoive bien la modulation.
Ainsi donc faut-il que s'en aille à vau-l'eau tout ce qui vaut à nos yeux dans ce monde.
Je me dis que je ne suis plus de ce monde.
Que j'ai fait un pas de côté. Ou plutôt qu'on m'a forcé à m'écarter, à faire place à la foule pressée des vivants, des bien portants, qui n'a pas le temps pour moi et pour tout ça, la lenteur, la défaillance.
Les mots ne font que trahir. Ils mentent, ils déforment. Ils ne savent pas dire. Alors qu'au moins le souvenir dont ils procèdent soit lui à la hauteur, qu'il reflète autant que possible la réalité que je souhaite décrire. Même si je sais que c'est illusoire. Et qu'avec la meilleure volonté du monde la mémoire déformera, tordra, défera ce qui a eu lieu. Elle n'en fait qu'à sa tête. J'en suis conscient. Mais qu'au moins je conserve l'honnêteté de ne pas la trahir. De rester fidèle au souvenir