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Citations de Nam-joo Cho (155)


La mère de Kim Jiyoung, très occupée par sa boutique, ne pouvait pas
facilement se libérer pour s’occuper de sa petite-fille. Des restaurants
nombreux et divers avaient ouvert dans le quartier, si bien que le
commerce de porridge ne rapportait plus autant qu’avant. Il avait fallu
réduire l’équipe, sa mère compensant le personnel manquant. De cette
manière, ils maintenaient le chiffre d’affaires et pouvaient assumer les
études prolongées du benjamin. Souvent sa mère apportait des repas
tout préparés chez Kim Jiyoung.
— Maigre comme tu es, tu accouches, tu allaites ton bébé, tu prends
soin de lui toute seule, tu es formidable. L’amour maternel est une
grande chose, vraiment.
— Toi, c’était comment quand tu nous as élevés ? C’était pas trop dur,
tu n’as jamais eu de regrets ? Tu étais formidable toi aussi ?
— Ah, ne m’en parle pas. Déjà, ta sœur, c’était une piailleuse. Elle a
tellement pleuré jour et nuit, je ne sais plus combien de fois j’ai dû
l’emmener à l’hôpital. J’avais trois enfants, mais ton père n’a jamais su
changer une couche et ta grand-mère prenait trois repas par jour. J’avais
trop à faire, j’étais épuisée, ce fut un enfer.
Pourquoi ma mère ne m’avait jamais dit que c’était si dur ? Non
seulement sa mère, mais aucune femme de sa famille, aucune ancienne ni
aucune amie ayant eu des enfants ne lui avait donné d’informations
franches. Sur les petits et grands écrans on ne voyait que de jolis bébés et
tout le monde disait que la mère était belle et formidable. Bien entendu
Kim Jiyoung, consciente de sa responsabilité envers son enfant, ferait
tout pour bien l’élever, mais les mots comme formidable, elle ne voulait
plus les entendre. Parce que ces mots cachaient une réalité : c’était dur
d’élever son enfant.
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Jusqu’aux années 1990, la répartition de la population par sexe, en
Corée, était profondément déséquilibrée. En 1982, l’année où naquit
Kim Jiyoung, le rapport de naissances fut de 106,8 garçons pour
100 filles. La surnatalité masculine progressa jusqu’en 1990, où elle
atteignit 116,5 garçons pour 100 filles alors que la répartition naturelle
est de 103 à 107. Tandis que croissait l’écart garçons / filles et qu’il allait à
l’évidence continuer à s’aggraver, le nombre d’établissements scolaires
pour garçons était resté stable. Quelques rares collèges et lycées
accueillant à la fois filles et garçons ouvrirent des classes supplémentaires
pour les garçons, mais un tel déséquilibre au sein d’un même
établissement était source de problèmes. Il n’était pas non plus logique
que des enfants, avec un collège près de chez eux, soient envoyés dans
un lieu plus éloigné. L’année où Kim Jiyoung entra au collège, celui-ci
devint mixte. C’était le début et en quelques années, tous les collèges et
lycées suivirent.
C’était un collège ordinaire. Un modeste et vieux collège public, dont
les murs s’effritaient et dont la cour était si petite qu’il fallait courir en
diagonale pour s’entraîner au 100 mètres. Concernant la tenue
vestimentaire, le règlement intérieur était fort strict, en particulier
s’agissant des filles. Selon Kim Eunyeong, cela s’était durci quand le
collège était devenu mixte. La jupe de l’uniforme devait couvrir les
genoux, elle ne devait pas laisser deviner la forme des fesses ou des
cuisses. Le chemisier blanc de l’uniforme d’été étant fin, légèrement
transparent, les filles devaient obligatoirement porter un débardeur blanc
classique avec le contour du cou et des bras ronds. Pas de bretelles, pas
de T-shirt à manches courtes, pas de couleur ni de dentelles. Porter
uniquement un soutien-gorge sous son chemisier était absolument
tabou. En été, il fallait porter un collant couleur chair et des chaussettes
blanches par-dessus. En hiver, seuls des collants noirs opaques étaient
autorisés, pas de noirs semi-transparents, pas de chaussettes par-dessus.
Seules les chaussures de ville noires étaient autorisées, les baskets étaient
proscrites. En plein hiver, sans chaussettes, en collant et chaussures de
ville, Kim Jiyoung avait si froid aux pieds qu’elle en aurait pleuré.
Quant aux garçons, il leur était interdit de retoucher la longueur des
pantalons qui ne devaient par ailleurs être ni trop serrés ni trop amples.
À part cela, l’école fermait les yeux sur la plupart des écarts. Ils pouvaient
porter, sous leur chemise d’été, un débardeur ou un T-shirt blanc,
certains portaient même du gris, voire du noir. Quand il faisait très
chaud, il leur était permis d’ouvrir quelques boutons de leur chemise ;
durant l’heure de cantine ou de pause, certains ne gardaient que le T-
shirt. Ils pouvaient aussi porter des baskets, des chaussures de foot ou de
jogging, comme des chaussures de ville.
Un jour, une fille qui était en baskets se fit contrôler au portail du
collège. Elle protesta auprès du professeur.
— Pourquoi les garçons ont-ils droit aux baskets et aux T-shirts et
pas nous ?
Le professeur répondit que les garçons faisaient tout le temps du
sport.
— Les garçons ne passent même pas les dix minutes d’interclasse
sans bouger. Foot, basket, base-ball, ou jeu de cheval 1. Comment leur
dire de boutonner entièrement leur chemise et de porter des chaussures
de ville ?
— Et vous pensez que les filles ne font pas de sport parce qu’elles
n’aiment pas ça ? C’est parce qu’on nous habille avec ces jupes, ces
collants et ces chaussures qu’on renonce au sport, c’est trop
inconfortable. Moi, en primaire, je jouais au cheval, à la marelle, à
l’élastique tout le temps entre les cours.
Joignant le délit d’insolence à une tenue vestimentaire fautive, elle fut
punie et dut faire plusieurs fois le tour de la cour en marchant en canard.
Le professeur avait précisé qu’elle devrait tenir les pans de sa jupe en
marchant ainsi accroupie, afin que ses sous-vêtements ne soient pas
visibles. Elle n’en fit rien. Chaque fois qu’elle faisait un pas, on
entrevoyait les sous-vêtements. Après un tour effectué dans cette posture,
le professeur leva la punition. Une copine de classe, également punie
pour tenue fautive, lui demanda pourquoi elle n’avait pas tenu sa jupe.
— Pour qu’il constate de visu à quel point ces tenues sont
impossibles.
Le règlement ne changea pas, mais à compter de ce jour, les
surveillants et les professeurs firent semblant de ne pas voir les T-shirts
et les baskets des filles.
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— Après tout, c’est parce que j’ai fait quatre fils que je peux
maintenant manger un repas chaud servi par mon fils et dormir dans une
chambre bien chauffée par mon fils. Il faut avoir au moins quatre fils.
Pourtant, la personne qui cuisait et servait le riz, qui disposait la literie
sur le sol bien chaud, ce n’était pas son fils mais sa belle-fille. La grand-
mère, en dépit de tout ce qu’elle avait enduré, était une personne plutôt
généreuse. Elle était aussi une belle-mère relativement aimante vis-à-vis
de sa belle-fille – par rapport à nombre de belles-mères de l’époque. Elle
lui répétait sans cesse qu’elle devait avoir un fils, qu’il fallait absolument
avoir un fils, et même deux, minimum.
Quand Kim Eunyeong est née, sa mère, le bébé dans les bras, en
larmes, tête basse, a dit qu’elle était désolée. La grand-mère l’a consolée
avec tendresse.
— Ce n’est pas grave. Tu feras un garçon pour le deuxième.
Quand Kim Jiyoung est née, sa mère, le bébé dans les bras, en
larmes, tête basse, a dit qu’elle était désolée. À nouveau la grand-mère l’a
consolée avec tendresse.
— Ce n’est pas grave. Tu feras un garçon pour le troisième.
Moins d’un an après la naissance de Kim Jiyoung, le troisième bébé
s’est annoncé. Une nuit, sa mère a rêvé qu’un tigre aussi grand qu’une
maison surgissait dans la cour en brisant le portail avant de pénétrer sous
sa jupe. Elle était persuadée d’avoir un fils. La doctoresse âgée qui avait
déjà suivi ses deux précédentes grossesses a longuement examiné
l’échographie avant de lâcher prudemment :
— Le bébé, comme ses deux grandes sœurs… elle est très, très
jolie…
De retour chez elle, sa mère, à force de pleurer, a rendu tout ce qu’elle
avait mangé. Tandis que, derrière la porte des toilettes, la grand-mère la
félicitait.
— Tu n’avais pas la nausée, quand tu as porté Eunyeong et Jiyoung,
mais cette fois ça semble violent, non ? Ce doit être un enfant différent
de celles-ci.
Incapable de sortir, elle est restée longtemps dans les toilettes, à
pleurer et à vomir. Tard dans la nuit, une fois les filles endormies, sa mère
a demandé à son mari qui se tournait et se retournait sans trouver le
sommeil :
— Si jamais… Si jamais le bébé dans mon ventre s’avérait être une
fille, toi, qu’est-ce que tu ferais ?
Elle espérait une réponse comme : « Quelle drôle de question ! Que
ce soit une fille ou un garçon, nous l’élèverons avec amour. » Son mari
restait muet.
— Alors, toi, papa de Eunyeong, qu’est-ce que tu ferais ?
Se tournant de l’autre côté du mur, son père a répondu.
— Il ne faut jamais dire jamais, ça porte malheur. Dors maintenant.
Sa mère a sangloté toute la nuit, silencieusement, en se mordant les
lèvres, jusqu’à ce que son oreiller soit trempé. Le matin ses lèvres étaient
si enflées qu’elle n’arrivait plus à fermer la bouche.
C’était l’époque où le gouvernement mettait en œuvre toute une série
de mesures pour contrôler les naissances, au nom du planning familial.
Dix ans plus tôt, l’IVG pour raison médicale avait été rendue légale.
Comme si avoir une f ille constituait une raison médicale, l’avortement des
fœtus filles était pratiqué de façon massive. Cette tendance allait persister
durant toutes les années quatre-vingt, jusqu’au début des années quatre-
vingt-dix où la population atteignit le point culminant du déséquilibre
des naissances garçon/filles. Au-delà du troisième enfant, la proportion
de garçons était plus du double des filles. Sa mère est allée toute seule à
la clinique et a fait « effacer » la petite sœur de Kim Jiyoung. Ce n’était pas
son choix, mais c’était sa responsabilité. Et tandis que sa mère souffrait
de tout son corps et de toute son âme, il n’y avait personne dans la
famille pour la réconforter. Sa mère hurlait comme un animal dont le
petit vient d’être arraché par les griffes d’un prédateur. La vieille
doctoresse lui a serré la main, lui a dit qu’elle était désolée. Si sa mère
n’est pas devenue folle, c’est uniquement grâce aux mots de cette dame.
Il a fallu attendre quelques années avant qu’un autre enfant ne se
présente. Ce bébé était un garçon, il pourrait voir le jour. Cet enfant, c’est
le petit frère de Kim Jiyoung, son cadet de cinq ans.
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Kim Jiyoung est entrée à l’école primaire. C’était une grande école où
elle pouvait se rendre en vingt minutes, cheminant par plusieurs ruelles.
Pour chaque année, il y avait de onze à quinze classes, avec une
cinquantaine d’élèves par classe. Ils étaient si nombreux que, avant la
rentrée de Kim Jiyoung, les classes des plus petits furent divisées en
classe du matin et classe de l’après-midi.
Pour Kim Jiyoung qui n’avait pas connu la maternelle, l’école primaire
fut, pour ainsi dire, sa première expérience de vie sociale. Elle s’en sortit
plutôt bien. La période d’adaptation passée, la mère de Kim Jiyoung la
confia à la garde de sa grande sœur qui fréquentait la même école. Tous
les matins, sa sœur l’aidait à préparer ses manuels scolaires et ses cahiers
selon l’emploi du temps du jour et son carnet de correspondance. Elle
mettait, dans sa grosse trousse au motif de princesse, quatre crayons à
mine, ni trop pointus ni trop usés, avec une gomme. Les jours où elle
avait besoin d’une fourniture particulière, sa mère donnait de l’argent à
sa grande sœur pour qu’elle lui achète le nécessaire dans la papeterie en
face de l’école. Kim Jiyoung, sans se perdre sur le chemin ni varier de
route, allait et venait de l’école à la maison sans incident. Elle restait sage
sur sa chaise tout le long des cours et ne fit jamais pipi dans sa culotte.
Elle recopiait correctement dans son carnet de correspondance les mots
inscrits par la maîtresse au tableau noir. Elle avait assez souvent 100 sur
100 à ses dictées.
La première difficulté qu’elle rencontra à l’école fut les blagues
méchantes du voisin de table, difficulté que connaissaient de nombreuses
petites filles de son âge. Pour Kim Jiyoung, toutefois, il ne s’était pas agi
de simples blagues, mais de violence, de méchanceté. Elle en souffrait
beaucoup mais n’avait d’autre recours que de s’en plaindre à sa grande
sœur ou à sa mère. Lesquelles ne pouvaient rien pour elle. Sa sœur disait
que les garçons étaient indécrottablement puérils, que l’on n’y pouvait
rien, qu’elle ferait mieux de les ignorer. Quant à sa mère, elle lui disait
qu’au lieu d’en faire toute une histoire elle devrait comprendre que le
garçon cherchait simplement à être ami avec elle.
Son voisin de table a commencé par bousculer Kim Jiyoung. En
s’asseyant, en se mettant en rang par deux, en prenant son cartable,
chaque fois il lui donnait un coup d’épaule. Quand il la croisait, il
s’approchait exprès d’elle et la tapait au passage sur le bras. Il empruntait
sa gomme, son crayon ou sa règle et ne les rendait pas tout de suite.
Quand elle réclamait ses affaires, il les jetait au loin ou posait ses fesses
dessus, ou parfois s’entêtait à dire qu’il ne les avait pas prises. Alors,
comme elle essayait de récupérer ses affaires pendant le cours, il leur
arrivait d’être punis tous les deux. À partir du moment où Kim Jiyoung a
cessé de lui prêter quoi que ce soit, il s’est mis à se moquer d’elle, de ses
habits, de ses paroles maladroites. Il s’est aussi mis à cacher n’importe où
son cartable ou son sac à chaussons pour qu’elle panique en les
cherchant partout.
Un jour, au début de l’été, pendant le cours, Kim Jiyoung, gênée par
ses pieds qui transpiraient, avait ôté ses chaussons. D’un coup, poussant
sa jambe sous son pupitre, son voisin fit voler l’un des chaussons qui fila
dans l’allée et glissa jusqu’au bureau de la maîtresse. Toute la classe se
transforma aussitôt en mer d’hilarité. La maîtresse, visage cramoisi,
cria en tapant sur son bureau :
— À qui est ce chausson ?
Kim Jiyoung n’osait pas répondre. Elle avait peur. Bien que le
chausson fût le sien, elle attendait que son voisin se dénonce. Mais le
voisin, sans doute tout aussi apeuré, restait tête basse, bouche cousue.
— Vous ne répondez pas ? Vous voulez que je contrôle vos
chaussons ?
À voix basse, Kim Jiyoung murmura à son voisin en le poussant du
coude :
— C’est toi qui l’as lancé.
À quoi il répondit baissant encore plus la tête :
— Mais c’est pas mon chausson.
La maîtresse frappa une nouvelle fois sur son bureau. Kim Jiyoung
n’avait plus le choix, elle leva le bras. Sommée de venir jusqu’au bureau
de l’institutrice, elle se fit sermonner devant toute la classe. Comme elle
n’avait pas répondu sur-le-champ à la question « À qui est ce
chausson ? », elle devenait en un instant une petite fille lâche et qui volait
du temps d’étude à ses camarades, menteuse et voleuse à la fois. Kim
Jiyoung était couverte de pleurs et de morve, dans un état où elle se
trouvait incapable de donner plus d’excuses ou d’explications. À ce
moment, une petite voix se fit entendre :
— Ce n’est pas Kim Jiyoung la coupable.
C’était la voix d’une fille du dernier rang, de l’autre côté de l’allée des
pupitres.
— C’est son chausson à elle, mais ce n’est pas elle qui l’a lancé. J’ai
tout vu.
Embarrassée, la maîtresse interrogea :
— Qu’est-ce que tu racontes ? Si ce n’est pas elle, qui d’autre ?
Sans oser le nommer, la fille ne faisait que fixer la nuque du coupable.
Le regard de la maîtresse ainsi que ceux des autres élèves convergèrent
au même endroit. Le garçon finit par avouer. La maîtresse le disputa
sévèrement, le visage deux fois plus rouge, d’une voix à peu près deux
fois plus forte et à peu près deux fois plus longtemps que pour les
réprimandes à Kim Jiyoung.
— Toi, ça fait un moment que tu embêtes Kim Jiyoung. J’ai tout vu
depuis le début. Ce soir, tu vas noter tout ce que tu as fait de mal à Kim
Jiyoung, tout depuis le début, sans rien oublier. Ne t’avise pas d’omettre
quoi que ce soit car je sais tout. Tu le montreras à ta maman et tu me
rapporteras ton carnet de correspondance demain avec sa signature.
À la fin de la journée, le voisin partit, épaules basses, marmonnant
qu’il allait se faire massacrer par sa maman. Quant à la maîtresse, elle
avait demandé à Kim Jiyoung de rester dans la salle après la classe.
Kim Jiyoung était tendue, elle se demandait ce qu’elle avait fait de mal.
Chose inattendue, dès que la maîtresse se fut assise devant Kim Jiyoung,
elle s’excusa. Elle dit qu’elle était désolée d’avoir commencé par
l’admonester avant même de saisir ce qui s’était passé, que naturellement
elle avait cru que la fautive était la propriétaire du chausson, que ce n’était
pas assez réfléchi de sa part, que désormais elle ferait attention. Elle
s’expliqua posément, point par point, et promit que cela ne se
reproduirait pas. La tension de Kim Jiyoung fondait au fur et à mesure,
laissant place à une violente crise de larmes. La maîtresse lui demanda si
elle avait autre chose à ajouter ou des questions et Kim Jiyoung,
difficilement, tâchant de ravaler ses sanglots, répondit en tremblant :
— Mon voisin… bou-ou-ou… changez-moi de voisin… Et puis…
bou-ou-ou… plus jamais… bou-bou-ou-ou… je serai à côté de lui…
Bou-ou-ou… s’il vous plaît…
La maîtresse tapota gentiment l’épaule de Kim Jiyoung.
— Mais tu sais, Jiyoung, moi, je l’avais remarqué auparavant, ton
voisin, tu n’as pas compris, toi, mais il t’aime.
Kim Jiyoung fut à ce point abasourdie que ses larmes s’arrêtèrent net.
— Il ne m’aime pas. Vous avez dit que vous saviez tout ce qu’il m’avait
fait comme méchancetés.
La maîtresse sourit.
— Les garçons sont comme ça. Ils font exprès d’être méchants avec
les filles qu’ils aiment. Et ils les embêtent aussi. Je vais lui parler, pour
qu’il comprenne. Plutôt que de changer de place en restant sur ce
malentendu, moi j’aimerais que vous profitiez de l’occasion pour devenir
de vrais bons amis.
Quoi, mon voisin m’aime ? Être méchant, c’est une preuve d’amour ?
Kim Jiyoung s’est sentie désorientée. Elle a repensé à tout ce qui s’était
passé, mais sans parvenir à comprendre ce que lui avait dit la maîtresse. Si
on aime quelqu’un, alors il faut être encore plus gentil avec cette
personne, encore plus aimable. Que ce soit pour un ami, sa famille, un
chien ou un chat à la maison, c’est ça qu’il faut faire, pas l’inverse. Et cela
Kim Jiyoung le savait, du haut de ses huit ans. Il lui avait déjà rendu la vie
à l’école assez difficile. Elle avait subi assez d’injustices, et maintenant elle
était la mauvaise fille qui ne comprenait pas son ami ? Kim Jiyoung
secoua la tête.
— Non, je ne veux pas. Changez-moi de voisin.
Le lendemain, la maîtresse réorganisa les tables de la classe. Kim
Jiyoung eut un nouveau voisin, un garçon qui, du fait de sa grande taille,
était toujours assis seul au dernier rang. Et les deux enfants ne se
disputèrent jamais.
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Madame Oh Misuk, la mère de Kim Jiyoung, avait deux grands
frères, une grande sœur et un petit frère. Tous avaient quitté tôt la
campagne natale. D’origine paysanne depuis des générations, leurs
ancêtres avaient vécu leur vie sans difficulté notable. Mais c’est le monde
qui avait changé. Le pays, autrefois essentiellement agricole, s’était
industrialisé à grande vitesse et désormais il n’était plus possible de vivre
décemment du seul travail aux champs. Le grand-père maternel de Kim
Jiyoung, à l’instar de la plupart des parents du milieu rural de l’époque,
avait envoyé ses enfants dans les grandes villes. Pour autant, il n’était pas
si à l’aise financièrement pour que chacun des enfants puisse étudier,
comme ils l’auraient souhaité. Se loger en ville coûtait cher, globalement,
la vie y était onéreuse. Les études plus encore.
La mère de Kim Jiyoung, après avoir terminé l’école primaire, était
restée à la maison pour aider aux tâches domestiques et aux champs
jusqu’à ses quinze ans, quand elle était montée à Séoul. Sa sœur, de deux
ans son aînée, y était déjà installée et gagnait sa vie dans une usine de
textile. La mère de Kim Jiyoung s’y fit embaucher. Les deux sœurs et
deux autres jeunes filles logeaient ensemble dans une chambre de deux
pyeongs. La plupart des collègues de l’usine étaient des jeunes filles.
Toutes avaient à peu près le même âge, le même niveau scolaire et une
situation familiale similaire. Ces jeunes ouvrières croyaient que la vie
c’était ça, trimer sans cesse, sans dormir assez, sans se reposer
suffisamment, sans manger correctement. Avec la chaleur que crachaient
les machines, l’air était à la limite du supportable. Même en remontant le
plus haut possible sur leurs cuisses leurs jupes déjà courtes, les gouttes
de sueur glissaient de leurs coudes, de leurs cuisses. Les poussières qui
saturaient l’atmosphère confinée amoindrissaient la vue et nombreuses
étaient les filles qui souffraient de troubles respiratoires. La somme
ridicule qu’elles gagnaient en s’épuisant nuit et jour, le visage jauni par le
sommeil qu’elles combattaient à coups de pilules, allait pour l’essentiel
servir à payer les études du grand ou du petit frère. Dans ce temps-là,
tout le monde pensait que le fils ferait la réussite et le bonheur de la
famille, qu’il allait l’élever dans l’échelle sociale. Aussi les filles se
chargeaient-elles volontiers du soin de leurs frères.
L’aîné des oncles a fait des études de médecine à l’université publique
de la région, après quoi il a mené toute sa carrière dans le CHU dont il
était issu. Le cadet des oncles a pris sa retraite en tant que commissaire
de police. Pour sa mère, il était gratifiant de voir ses deux grands frères,
sérieux et droits, réussir de belles études. Leur succès était aussi sa fierté.
Elle se plaisait à vanter leur réussite devant ses camarades d’usine. Une
fois ces frères financièrement indépendants, elle avait continué à trimer
pour le petit dernier. Grâce à elle, le benjamin put ainsi finir ses études
dans une université de la capitale. Pourtant les gens tressaient des
lauriers à cet oncle aîné qui, soi-disant, avait su si bien redresser la famille
et l’entretenir. Ce n’est qu’alors que sa tante et sa mère comprirent
qu’elles-mêmes n’auraient jamais leur chance dans le cercle familial. Sur
le tard, les deux filles se mirent à étudier, dans un établissement qui
dépendait de leur usine. Le jour elles allaient à l’usine, la nuit elles
révisaient leur certificat d’études. Sa mère a poursuivi au-delà du collège.
L’année où son dernier oncle, le benjamin, est devenu professeur dans
un lycée, sa mère validait son équivalence de diplôme de fin d’études
secondaires.
Kim Jiyoung était écolière quand un jour sa mère, qui contemplait
une phrase de la maîtresse sur son carnet de correspondance, sortit :
— Moi aussi j’aurais voulu être maîtresse d’école.
Pour Kim Jiyoung, une maman était une maman et la phrase sonnait
bizarrement. Ne comprenant pas vraiment, elle eut juste un petit rire.
— C’est vrai. Quand j’étais à l’école, j’étais la plus douée de nous cinq.
Je réussissais mieux que ton grand-oncle.
— Pourquoi tu n’es pas devenue maîtresse, alors ?
— Parce qu’il fallait gagner de l’argent pour payer les études de mes
frères. C’était l’usage. Toutes les femmes faisaient cela, à l’époque.
— Mais maintenant, tu peux devenir maîtresse ?
— Maintenant il faut gagner de l’argent pour vous envoyer à l’école.
C’est comme ça. Toutes les mamans font cela.
Sa mère regrettait sa vie manquée et regrettait d’être devenue la
maman de Kim Jiyoung – une pierre, ferme et lourde, quoique petite, qui
pèse contre un pan de sa longue jupe. Kim Jiyoung avait d’un coup
l’impression d’être cette pierre et ça la rendait triste. La mère, percevant sa
peine, de ses doigts, tendrement, a remis de l’ordre dans les cheveux de
sa fille.
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- Le café était à 1 500 wons. Ils avaient pris le même café que moi, ils savaient combien ça coûtait. Toi, crois-tu que je n'aie pas le droit de prendre un café à 1 500 wons ? Non mais, sans parler de 1 500 wons, même si ça coûtait 15 millions de wons, j'achète ce que je veux avec l'argent de mon mari, non ? Ça ne regarde que nous, pas vrai ? Je n'ai pas volé ton argent. J'ai accouché dans des souffrances à en mourir, j'élève mon enfant en renonçant à ma vie, à mon travail, à mes rêves, enfin à tout ce que j'étais. Et je suis devenue quoi, une mère-parasite ? Qu'est-ce que je dois faire maintenant ?
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Dans le temps on lavait le linge avec un battoir(...) on balayait, on frottait (...) de nos jours, c'est la machine qui s'en occupe, le ménage, c'est l'aspirateur pas vrai ? Je ne vois pas ce qu'il y a de si dur aujourd'hui pour les femmes.
Le linge sale n'entre pas tout seul (...) L'aspirateur ne sait pas prendre un chiffon humide et essuyer ici et là (...) Ah ce toubib, est ce que ça lui est déjà arrivé une seule fois dans sa vie de faire tourner une machine ou de passer l'aspirateur ?
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"Moi aussi j'aimerais me balader tranquille et me prendre un bon petit café avec l'argent de mon mari.. La vie d'une mère-parasite, c'est la belle vie... Jamais je n'epouserai une Coréenne..."
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Kim Jiyoung a trente-cinq ans. Elle s'est mariée il y a trois ans et a eu une fille l'an dernier. Elle, son mari Jeong Daehyeon et leur fille Jeong Jiwon, sont locataires dans une résidence de la banlieue de Séoul. Jeong Daehyeon travaille dans une importante entreprise de high-tech, Kim Jiyoung a travaillé dans une société de communication jusqu'à la naissance de sa fille. Jeong Daehyeon rentre chez lui tous les jours de la semaine vers minuit et passe au moins un jour par week-end seul au bureau...
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C'était l'époque où le gouvernement mettait en oeuvre toute une série de mesures pour contrôler les naissances, au nom du planning familial. Dix ans plus tôt, l'IVG pour raison médicale avait été rendue légale. Comme si "avoir une fille" constituait une raison médicale, l'avortement des foetus fille était pratiqué de façon massive. [...] Sa mère est allée toute seule à la clinique et a fait "effacer" la petite soeur de Kim Jiyoung. Ce n'était pas son choix, mais c'était sa responsabilité.
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Le monde n'était plus le même, mais de petites règles, des normes et des habitudes n'avaient pas tellement évolué. [...] Est-ce que les lois ou les institutions changeraient les pensées ? Ou à l'inverse, était-ce la pensée qui réformait les lois et les institutions ?
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Si j'étais un homme ordinaire, quadragénaire, je n'aurais jamais compris. Ma femme est de la même promo que moi. Etudiante, elle était bien plus brillante que moi, avec de grandes ambitions. Elle est devenue médecin spécialiste, ophtalmologiste. Or, j'ai vu son parcours, je l'ai vue renoncer à un poste de professeure à la fac, puis devenir médecin salariée avant de finalement cesser son activité. Témoin de sa vie, j'ai pu me rendre compte de ce que c'était que de vivre en tant que femme en Corée. Particulièrement en tant que femme ayant des enfants.
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S'il y avait deux parapluies, l'un revenait au petit frère, le second était partagé entre les sœurs. S'il y avait deux couvertures, l'une allait au petit frère, l'autre couvrait les deux sœurs. S'il y avait deux goûters, le petit frère prenait le sien, les sœurs se partageaient le leur. À vrai dire, Kim Jiyoung n'avait pas conscience que son petit frère bénéficiait d'un traitement de faveur et elle n'en concevait aucune jalousie. Telle avait toujours été la règle.
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Pourquoi ma mère ne m’avait jamais dit que c’était si dur ? Non seulement sa mère, mais aucune femme de sa famille, aucune ancienne ni aucune amie ayant eu des enfants ne lui avait donné d’informations franches. Sur les petits et grands écrans on ne voyait que de jolis bébés et tout le monde disait que la mère était belle et formidable. Bien entendu Kim Jiyoung, consciente de sa responsabilité envers son enfant, ferait tout pour bien l’élever, mais les mots comme formidable, elle ne voulait plus les entendre. Parce que ces mots cachaient une réalité : c’était dur d’élever son enfant.
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Quel que soit son talent, une femme qui a encore des enfants à charge cause des soucis. Je prendrai une célibataire pour la remplacer.
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La première rencontre entre les familles eut lieu dans un restaurant coréen traditionnel de Gangnam.
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L'opinion publique à cette époque laissait entendre de plus en plus souvent qu'être une fille ne devait pas être un obstacle pour atteindre ses buts.
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Des gens tenaient de tels propos en croyant en plus faire preuve de gentillesse. Elle ne savait pas à quel moment quelque chose était parti en vrille, elle ne savait pas non plus comment protester. Pas plus qu’elle n’avait envie de se lancer dans une querelle stérile. Elle se résigna et se tut.
(p. 70, Chapitre 4, “2001-2011”).
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Elle avait grandi de la sorte. Avec ce refrain de tout le temps devoir faire attention, s’habiller correctement, se comporter sagement, éviter les quartiers dangereux, les heures dangereuses. Les personnes potentiellement dangereuses. La faute était du côté de celle qui n’avait pas pu percevoir le danger ni l’éviter.
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Kim Jiyoung est née le 1er avril 1982, dans une maternité de Séoul. À sa naissance, elle pesait 2,9 kilos et mesurait 50 centimètres. Son père était fonctionnaire et sa mère femme au foyer. Ses parents avaient déjà une fille, âgée de deux ans. Un petit frère viendrait cinq ans plus tard. La famille constituée de six membres – parents, grand-mère, trois enfants – vivait dans une petite maison d’une dizaine de pyeongs avec deux chambres, un salon avec cuisine et un W-C.
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