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Citations de Nam-joo Cho (155)


Elle avait grandi de la sorte. Avec ce refrain de tout le temps dekvoir faire attention, s'habiller correctement, se comporter sagement, éviter les quartiers dangereux, les heures dangereuses, les personnes potentiellement dangereuses. La faute était du côté de celle qui n'avait pas su percevoir le danger ni l'éviter.
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Pour Kim Jiyoung, qui n'allait qu'au lycée et à I'institut, la situation était encore supportable. En revanche les choses étaient autrement plus rudes pour celles qui avaient un job à côté. Nombreux étaient ces patrons de petits commerces qui s'approchaient trop d'elles pour des remarques sur leur tenue ou leur attitude au travail, ou d'autres qui faisaient des avances en évoquant leurs gages. Et ces clients, nombreux eux aussi, qui croyaient avoir acquis le droit de draguer les filles parce qu'ils avaient acheté ceci ou cela. Les filles, presque inconsciemment, entassaient petit à petit au fond de leur coeur la désillusion et la peur des hommes.
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Les quatre frères sont nés et ont grandi dans une époque difficile, où survivre relevait de l'exploit. Alors que des gens, après la guerre, mouraient de faim sans faire grand cas des jeunes ni des vieux, madame Ko Sunbun, la grand-mère de Kim Jiyoung, s'est battue pour élever ses quatre fils, labourant les champs des autres, travaillant dans les commerces des autres, faisant le ménage chez d'autres tout en tenant impeccablement sa propre maison. Mains délicates, visage blanc, son mari ne toucha jamais la terre. Cet homme n'avait ni la volonté ni les capacités d'entretenir sa famille. Mais la grand-mère ne lui en voulait pas. I n'était pas violent, ce n'était pas non plus un coureur de jupons. Pour un mari, croyait-elle sincèrement, ce n'était déjà pas si mal. Des quatre fils, seul son troisième méritait le nom de « fils », mais la grand-mère se consolait de sa triste situation avec un raisonnement bien à elle :
-Après tout, c'est parce que j'ai fait quatre fils que je peux maintenant manger un repas chaud servi par mon fils et dormir dans une chambre bien chauffée par mon fils. Il faut avoir au moins quatre fils.

Pourtant, la personne qui cuisait et servait le riz, qui disposait la literie sur le sol bien chaud, ce n'était pas son fils mais sa belle-fille.
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Kim Jiyoung a fait le récit de ce qui s’était passé l’après-midi. Sur le
coup, elle était si confuse, elle se sentait tellement honteuse, elle n’avait
pensé qu’à s’enfuir. Mais à y repenser, au moment d’en faire le récit, elle
se mit à rougir violemment et ses mains tremblaient.
— Le café était à 1 500 wons. Ils avaient pris le même café que moi,
ils savaient combien ça coûtait. Toi, crois-tu que je n’aie pas le droit de
prendre un café à 1 500 wons ? Non mais, sans parler de 1 500 wons,
même si ça coûtait 15 millions de wons, j’achète ce que je veux avec
l’argent de mon mari, non ? Ça ne regarde que nous, pas vrai ? Je n’ai
pas volé ton argent. J’ai accouché dans des souffrances à en mourir,
j’élève mon enfant en renonçant à ma vie, à mon travail, à mes rêves,
enfin à tout ce que j’étais. Et je suis devenue quoi, une mère-parasite ?
Qu’est-ce que je dois faire maintenant ?
Sans un mot, Jeong Daehyeon a pris Kim Jiyoung par les épaules. Il
ne savait que dire. Il s’est contenté de lui tapoter le dos gentiment en
répétant Non, non, ce n’est pas vrai, ne pense plus à tout ça.
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Kim Jiyoung venait de déposer Jiwon à la garderie, elle se rendit à la
supérette pour de petites courses. Sur la vitrine du glacier voisin elle vit
affichée une annonce pour un emploi : Vendeuse en semaine, de 10 h à
16 h, 5 600 wons / heure, idéal pour une mère. Ce fut comme un
électrochoc. Celle qui était à la caisse devait être une mère également. Elle
est entrée et a acheté une glace avant de poser des questions au sujet de
l’annonce. La femme a répondu très gentiment qu’elle-même était mère
de deux enfants qu’elle mettait à la garderie et à la maternelle, que cela
faisait quatre ans qu’elle travaillait ici. Elle regrettait de devoir quitter ce
travail mais avait pris sa décision car son premier enfant allait entrer en
primaire.
— Comme nous sommes à l’intérieur du bâtiment, c’est calme en
semaine. Et quand le froid arrive, c’est encore plus calme. Au début
j’avais un peu mal au bras à force de creuser dans les glaces, mais c’est un
coup à prendre, après ça va.
— Dites, normalement après deux ans on passe en CDI, non ?
— Oh, vous êtes bien naïve, madame. Ça n’existe pas dans ce genre
de petit job, un contrat avec les charges sociales et tout. Vous voulez
débuter à partir de demain ? Alors vous aurez un contrat verbal et puis le
salaire tombera tantôt sur votre compte, tantôt sur celui de votre mari,
c’est comme ça qu’on fait les choses. Cela dit, pour moi qui ai travaillé
longtemps, ils m’ont promis une petite prime de départ.
Peut-être parce qu’elles étaient mères toutes les deux, ou parce que
Kim Jiyoung avait paru si candide, la vendeuse eut l’air attendrie. Elle lui
a dit qu’il y avait très peu de travail dans leur situation, que ce job-ci était
pas si mal, qu’elle ôtait l’annonce en attendant qu’elle réfléchisse. Kim
Jiyoung a répondu qu’elle allait en parler le soir même à son mari et s’est
retournée pour sortir quand la vendeuse a lâché :
— Moi aussi j’ai étudié à l’université.
À cet ajout tombé de nulle part, un chagrin s’est ouvert dans le cœur
de Kim Jiyoung. Ces derniers mots de la vendeuse ne la quittaient plus,
bourdonnaient dans sa tête.
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Autour de Kim Jiyoung, plusieurs mères avaient repris le travail,
confiant leur enfant à la garderie. Certaines travaillaient en free-lance
pour les anciens employeurs, d’autres avaient rejoint le marché de
l’éducation, dans le privé, etc. Mais le plus souvent, elles étaient
employées à temps partiel comme serveuses, caissières, agentes
d’entretien, conseillères téléphoniques. Plus de la moitié des femmes qui
avaient stoppé leur carrière mettaient au moins cinq ans avant de
retrouver du travail. Celles qui parvenaient à se faire embaucher perdaient
généralement sur le niveau du poste et le type de contrat. Le nouvel
emploi, dans la moitié des cas, se situait dans une entreprise comportant
moins de quatre salariés. Tandis que l’emploi continuait de diminuer
dans les bureaux ou l’industrie, les secteurs en croissance étaient la
restauration, l’hôtellerie et la vente. Sachant cela, bien sûr que les
conditions de rémunération ne pouvaient qu’être moins bonnes.
Avec la mise en place de la gratuité de l’école maternelle, d’aucuns
prétendent que les jeunes mères aujourd’hui, après avoir déposé leur
enfant à l’école, occupent leur journée à se rendre à la manucure, prendre
des cafés, faire du shopping dans les centres commerciaux ou les grands
magasins. La réalité, c’est qu’en Corée aujourd’hui les trentenaires qui
peuvent vivre ainsi sont une petite minorité. A contrario, elles sont
nombreuses, rémunérées au SMIC, à servir des plats et des boissons
dans des cafés ou des restaurants, à soigner les ongles et les mains des
autres, à vendre ceci et cela dans des centres commerciaux et des grands
magasins. À présent qu’elle avait un enfant, Kim Jiyoung, quand elle
croisait une femme de son âge qui travaillait, s’interrogeait sur le mode :
A-t-elle un enfant ? Quel âge a-t-il ? À qui l’a-t-elle confié ? La crise
économique, un coût de la vie plus élevé, un marché de l’emploi en
berne… Ce qui est difficile et compliqué dans la vie pour les hommes, ça
l’est au moins autant pour les femmes ; or ça, la plupart des gens ne
veulent pas le reconnaître.
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Kang Hyesu a eu un grand rire. Kim Jiyoung lui a demandé pourquoi
elle avait pris un jour de congé, s’il n’y avait pas trop de travail en ce
moment. Kang Hyesu a répondu qu’une grosse affaire avait éclaté, que
l’atmosphère au sein de la boîte était critique. Une caméra avait été
trouvée dans les toilettes des femmes. Le crime avait été commis par un
agent de sécurité d’une vingtaine d’années qui travaillait dans
l’immeuble. Deux ans plus tôt, lors de la réunion du syndic, décision
avait été prise de changer la société de surveillance. Les anciens gardiens,
une bande de papys, avaient été remplacés par des jeunots. Certains
trouvaient ces jeunes gardiens plus rassurants, d’autres disaient qu’ils
avaient plus peur des nouveaux agents que d’éventuels cambrioleurs. À
l’époque, Kim Jiyoung s’était demandé ce qu’étaient devenus les papys.
Plus lamentable encore, c’est la façon dont la caméra fut dénichée.
L’agent de sécurité postait ces images volées sur un site pornographique
et un des managers de la boîte, membre de ce site, est tombé sur ces
photographies. Il a reconnu l’intérieur des toilettes, les vêtements des
femmes lui ont semblé familiers, il a fini par comprendre que c’étaient ses
collègues. Mais plutôt que d’avertir la police, il a fait circuler les images à
d’autres collègues. L’enquête n’a pas pu déterminer combien de collègues
hommes ont vu ces images, les ont partagées, en ont parlé entre eux.
Finalement l’un d’eux a déconseillé d’utiliser les toilettes de cet étage à
son amie, l’une de nos collègues en fait. Étonnée par cette
recommandation, elle l’a interrogé et a fini par avoir le fin mot de
l’histoire. Mais leur relation au sein de l’entreprise étant secrète, elle non
plus n’a pas immédiatement dénoncé les faits. Elle a révélé l’affaire à sa
collègue la plus proche, Kang Hyesu.
— J’ai averti toutes les femmes de l’entreprise. Nous nous sommes
rendues aux toilettes, nous avons trouvé la caméra et nous sommes allées
à la police. En ce moment, cet enfoiré d’agent de sécurité et ces espèces
de collègues pervers qui ont fait circuler les photos sont entendus par la
police.
— Quelle ordure, non mais quelle ordure…
Kim Jiyoung n’arrivait pas à dire autre chose. En même temps, des
questions lui traversaient l’esprit. Ai-je été prise moi aussi sur ces
images ? Mes collègues m’ont-ils vue aussi ? Une photo de moi circule-t-
elle encore quelque part sur Internet ? Comme si elle avait lu dans ses
pensées, Kang Hyesu a précisé que la caméra avait été installée cet été,
donc après son départ.
— À ce propos, je vois un psychiatre. Je fais semblant de rien, je ris
plus fort, mais franchement j’ai eu peur de devenir folle. Quand je croise
le regard d’un inconnu, j’ai peur qu’il m’ait vue sur ces images ; si
quelqu’un rit, je me demande s’il ne se moque pas de moi. J’ai
l’impression que le monde entier a vu ces photographies de moi. La
plupart des femmes de la boîte prennent des médocs ou consultent des
psys. Jeongeun a fini aux urgences après avoir avalé des somnifères.
Deux femmes du département des affaires générales ont démissionné.
Choi Hyeji et Park Seonyeong aussi.
Si Kim Jiyoung avait gardé son travail, elle aurait aussi figuré sur les
photos. Elle serait aussi angoissée que les autres femmes, elle
consulterait un médecin, elle aurait peut-être démissionné. Elle n’aurait
jamais eu l’idée que des images d’elle nue puissent circuler aussi
facilement auprès de tout un chacun. Kang Hyesu a dit qu’après cette
affaire, cet agent de sécurité qui avait dissimulé la caméra et ces collègues
hommes qui avaient partagé ces photos, elle ne pourrait plus jamais faire
confiance à un homme.
— Avec tout ça, les collègues mis en examen protestent et disent que
nous exagérons. Que nous faisons d’eux des criminels sexuels alors
qu’ils n’ont pas installé de caméra, qu’ils n’ont pas pris de photos, qu’ils
ont juste regardé ces images sur des sites publics. Tu parles ! Qui les a fait
circuler ? Qui s’est rendu complice en restant les bras croisés ? Ils ne
savent même pas que c’est un crime, ils n’ont même pas ce concept.
Son ancienne cheffe, Kim Eunsil, et quelques autres arrivaient encore
à garder la tête froide et faisaient face. Elles s’étaient rapprochées d’une
association qui défendait les droits des femmes. D’ailleurs Kim Eunsil
montait sa propre boîte et allait emmener avec elle toutes celles qui le
souhaiteraient. Elle avait réclamé au P-DG qu’il prononce des excuses
claires au nom de l’entreprise, qu’il mène une campagne interne de
prévention et que les coupables soient punis comme ils devaient l’être.
Mais le patron voulait tout bonnement enterrer l’affaire.
— Qu’est-ce que vous croyez que nous allons devenir si cette histoire
fuite ? Nos employés ont tous des familles, des parents, est-ce vraiment la
satisfaction que vous cherchez, bousiller leur vie avec vos révélations ? Et
les employées femmes, vous croyez que ça va leur rapporter quoi si tout le
monde apprend que ce genre d’images d’elles circulent partout ?
Le directeur, qui avait plutôt des idées progressistes pour un Coréen
de sa génération, n’avait songé qu’à défendre la boîte avec ces propos
archaïques et égoïstes. Effarée, Kim Eunsil avait répliqué :
— Qu’ils aient une famille, des parents, ce n’est pas une raison pour
leur pardonner, au contraire, c’est une raison pour ne jamais commettre
ce genre de crime. Commencez par changer votre propre manière de voir.
Si vous continuez à penser de la sorte, cette fois-ci ou un autre jour,
quelque chose de comparable vous tombera dessus. Vous savez que vous
n’avez jamais organisé la moindre séance d’information sur le
harcèlement sexuel au travail ?
En fait, Kim Eunsil aussi était inquiète et épuisée. Kim Eunsil, Kang
Hyesu et toutes les autres victimes souffraient et souhaitaient que l’affaire
se termine pour retrouver leur quotidien. Pendant que les coupables
s’efforçaient de s’en sortir du mieux possible, elles se préparaient à tout
perdre.
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L’année de son accouchement, la télé a diffusé un documentaire sur
l’accouchement naturel, à la suite duquel sont parus plusieurs livres
traitant du sujet. Cette méthode est devenue à la mode. Réduire au
minimum l’intervention médicale pour que la mère et le bébé soient les
acteurs principaux de l’arrivée au monde de celui-ci. Pourtant, c’est un
moment où la vie des deux est en jeu. Kim Jiyoung a choisi d’accoucher à
l’hôpital parce que l’environnement médical la sécurisait. Elle pensait que
la méthode d’accouchement était le choix du couple, que personne ne
pouvait dire quelle était la bonne méthode. Mais un grand nombre
d’articles paraissaient dans la presse pour dire que les médicaments
pouvaient avoir des effets secondaires sur le bébé, de même que la prise
en charge médicalisée du nouveau-né. Ces articles ont eu pour effet de
provoquer anxiété et culpabilité chez les femmes. Des gens qui gobent
sans réfléchir un cachet à la moindre migraine, qui n’oublient pas de
mettre de la pommade anesthésiante pour enlever un petit grain de
beauté, disent aux femmes de mettre leur enfant au monde dans la
douleur et d’oublier les menaces qui pèsent sur leur vie à cet instant. Ils
parlent comme si cette souffrance était la quintessence de l’amour
maternel. Il s’agit de quoi, là, d’une religion ? Ayez foi dans l’amour
maternel et le paradis vous tendra les bras !
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Arriva le moment où elle ne put plus bouger ses poignets. Un samedi
matin, elle confia le bébé à Jeong Daehyeon et se rendit à la clinique
proche de chez eux, là où elle s’était déjà fait soigner après une blessure à
la cheville. Le médecin, un vieux bonhomme, a dit qu’elle avait des
infections sans importance. Il l’a interrogée sur ce qu’elle avait fait comme
travail pour se blesser ainsi. Kim Jiyoung a répondu qu’elle venait d’avoir
un bébé et le médecin a hoché la tête, comme si cela expliquait tout.
— C’est normal, après un accouchement, ça grince de partout. Si
vous le nourrissez au sein, c’est délicat de prendre des médicaments. Vous
pouvez venir pour de la kiné ?
Kim Jiyoung a acquiescé de la tête.
— Essayez de ne pas forcer sur les poignets et de vous reposer. Il n’y
a rien d’autre à faire.
— M’occuper de mon bébé, faire la lessive, nettoyer la maison… c’est
impossible de ne pas utiliser mes poignets.
Kim Jiyoung a répondu comme si elle se plaignait et le vieux
bonhomme a eu un petit rire.
— Dans le temps, on lavait le linge avec un battoir, on faisait bouillir
le linge en faisant du feu avec du bois, on balayait, on frottait partout,
pliés en deux. De nos jours, le linge, c’est la machine qui s’en occupe, le
ménage, c’est l’aspirateur, pas vrai ? Je ne vois vraiment pas ce qu’il y a de
si dur aujourd’hui pour les femmes.
Le linge sale n’entre pas tout seul dans la machine, ni ne se couvre de
lessive et d’eau tout seul. Quand le cycle est fini, il ne sort pas non plus
tout seul de la machine pour aller s’étendre sur le séchoir. L’aspirateur ne
sait pas prendre un chiffon humide pour essuyer ici et là, ni ne lave les
chiffons avant de les étendre. Ah, ce toubib, est-ce que ça lui est arrivé
une seule fois dans sa vie de faire tourner une machine à laver ou de
passer l’aspirateur ?
Sur l’écran de son ordinateur, le médecin a consulté la fiche de Kim
Jiyoung contenant l’historique de ses traitements, a cliqué plusieurs fois
avant de déclarer qu’il délivrerait une ordonnance compatible avec
l’allaitement. Autrefois il fallait chercher manuellement la fiche de chaque
patient, où avaient été écrites manuellement toutes les informations, à la
suite de quoi le docteur rédigeait manuellement une ordonnance. Je ne
comprends pas ce qu’il y a de si dur aujourd’hui pour les médecins. Dans
le temps on courait avec des documents papier de bureau en bureau pour
les faire valider par les supérieurs. Je ne comprends pas ce qu’il y a de si
dur aujourd’hui pour les employés. Dans le temps on repiquait le riz à la
main, puis on le récoltait à la main à l’aide d’une faucille. Je ne
comprends pas ce qu’il y a de si dur aujourd’hui pour les paysans…
Franchement, personne n’oserait parler de la sorte. La technologie a
progressé dans tous les domaines, le besoin en main-d’œuvre diminue,
mais bizarrement le domaine familial semble échapper à la règle. Depuis
qu’elle était devenue femme au foyer à plein temps, Kim Jiyoung réalisait
que l’attitude des gens devant le ménage était d’une grande hypocrisie.
Tantôt dévalorisé, quand on parle juste de rester à la maison, tantôt
sublimé quand on parle de se consacrer à faire croître l’humanité, mais
jamais en évaluant ce travail en chiffres réels, en coûts. Sans doute parce
qu’à partir du moment où une chose a un prix, quelqu’un doit payer
pour cela.
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C’était son premier emploi. Le premier monde où elle avait posé son
premier pas. Certains disent que la société est une jungle, que les amis
que l’on se fait après l’école ne sont pas de vrais amis. Ce n’était pas exact.
Certes il y avait plus d’irrationnel que de rationnel et, par rapport au
travail fourni, la récompense était moindre. Mais une fois devenue cette
personne qui n’appartenait plus à rien, elle a compris que l’entreprise
avait constitué pour elle une sorte de bouclier dans ce monde. Et ses
collègues, pour la plupart, étaient des gens bien. Peut-être parce qu’ils
partageaient des intérêts et des goûts semblables ? Finalement elle
s’entendait mieux avec ses collègues qu’avec ses amies de jeunesse. Son
travail ne rapportait pas une fortune, il ne lui donnait pas non plus une
voix dans le monde, ce n’était pas le genre de travail qui permettait de
créer ou de produire quelque chose de tangible ni de visible, mais il lui
plaisait. Elle éprouvait un sentiment d’accomplissement durant ce
processus : remplir ses missions et s’en voir confier de plus importantes.
Il y avait aussi l’aspect gratifiant d’être une personne responsable, qui
gagnait sa vie. Maintenant, tout cela était fini. Ce n’est pas que Kim
Jiyoung manquait de compétences ou de sérieux, mais les choses étaient
désormais ainsi. Que l’on laisse son enfant aux soins des autres pour
aller travailler ne signifie pas que l’on n’aime pas l’enfant. De même si on
abandonne le travail pour élever un enfant, cela ne signifie pas que l’on
n’aime pas son travail.
En 2014, l’année où Kim Jiyoung a démissionné, une femme
coréenne sur cinq faisait de même en raison d’un mariage, d’une
grossesse, des enfants à charge. En Corée, le taux d’activité économique
des femmes diminue sensiblement autour des âges de maternité : entre
20 et 29 ans, 63,8 % des femmes sont actives, entre 30 et 39 ans, ce taux
chute à 58 % avant de remonter à 66,7 % après 40 ans.
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Alors que la date de l’accouchement se rapprochait, Kim Jiyoung se
tracassait de plus en plus. Elle allait devoir se décider entre prendre un
congé maternité, demander le congé parental prolongé, ou tout
bonnement abandonner son emploi. La meilleure solution lui semblait
être le congé parental prolongé, quitte à ne pas reprendre son travail le
moment venu. Mais cette option n’aurait pas les faveurs de ses collègues.
Kim Jiyoung et Jeong Daehyeon ont maintes fois débattu du sujet.
Reprendre le boulot après le congé maternité, ou un an plus tard au
terme du congé parental, ou pas du tout. Ils ont fait un tableau sur une
feuille et l’ont rempli. Pour chacune des trois options ils ont réfléchi aux
différents aspects : Qui va prendre soin du bébé ? Combien cela va-t-il
coûter ? Quels seront les avantages et les inconvénients ? Une chose était
claire, si le couple continuait de travailler, ils devraient confier le bébé aux
grands-parents, à Busan, ou trouver une nounou qui s’occuperait du
bébé jour et nuit, à domicile.
Laisser le bébé à Busan leur parut peu réaliste. Bien que ses beaux-
parents se soient dit prêts à élever l’enfant, ils étaient tous les deux assez
âgés – de surcroît la belle-mère avait été récemment opérée du dos.
Engager une nounou à domicile ne tentait ni Kim Jiyoung ni Jeong
Daehyeon ; cela signifiait certes avoir quelqu’un qui s’occupait du bébé,
mais aussi qui partagerait leur existence, le ménage, le temps, toute la vie
de la famille. Déjà qu’une nounou qui veille bien sur un enfant n’était,
disait-on, pas facile à trouver, en avoir une avec laquelle partager ses jours
tiendrait de l’exploit. Et si jamais une telle perle existait, encore faudrait-il
être en mesure de la payer car cela devait coûter une somme rondelette.
Enfin, jusqu’à quand cela devrait-il durer ? À partir de quel âge l’enfant
serait-il capable d’aller seul à l’école, aux activités périscolaires, de se faire
seul à manger le soir ? Et d’ici là, combien d’inquiétudes, de frustrations,
quel poids de culpabilité devraient-ils supporter ? De sorte qu’ils en sont
arrivés à conclure qu’il fallait que l’un d’entre eux quitte son travail pour
s’occuper de l’enfant. Et celui-là, évidemment, ce serait Kim Jiyoung. Le
travail de Jeong Daehyeon était plus stable, son salaire était plus
important. Mais avant toute chose, le schéma de la mère à la maison avec
les enfants et du père au bureau, ce schéma était universel.
Cette conclusion, bien sûr, Kim Jiyoung l’avait déjà envisagée.
N’empêche, elle en fut peinée. Jeong Daehyeon tapota les épaules
voûtées de son épouse.
— Quand il sera plus grand, nous prendrons une nounou de temps
en temps, et puis il ira à la garderie. Toi, en attendant, tu continues à
apprendre, tu cherches d’autres styles de boulot. Qui sait, ça sera peut-
être l’occasion de débuter une nouvelle activité ? Je t’aiderai, c’est promis.
Jeong Daehyeon était sincère. Kim Jiyoung avait beau le savoir, elle
ne put empêcher sa colère de sortir.
— Tu ne peux pas arrêter cinq minutes avec cette histoire que tu
m’aideras ? Que tu m’aideras pour le ménage, que tu m’aideras pour le
bébé, et maintenant, quoi ? Pour mon avenir professionnel ? Cette
maison-là qu’il faut nettoyer, n’est-ce pas aussi la tienne ? Le bébé, n’est-
ce pas aussi le tien ? Et puis quoi, l’argent que je gagne, je le dépense
pour moi sans doute ? C’est quoi cette manie de parler tout le temps
comme ça, comme si tu me rendais d’inestimables services tout le temps ?
Kim Jiyoung était un peu désolée de son accès de colère alors qu’ils
avaient fini par aboutir à une conclusion, non sans mal. Elle s’empressa
de lui dire qu’elle s’excusait et il dit que ce n’était rien.
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Le g ynécologue-obstétricien, au ventre plus gros que celui de Kim
Jiyoung, lui a suggéré, avec un sourire tendre, de préparer de la layette
rose. Le couple n’avait pas de préférence, fille ou garçon. Mais bien
entendu leurs familles auraient préféré un garçon. À l’annonce qu’elle
attendait une fille, Kim Jiyoung a senti un poids écraser son cœur,
anticipant le stress qu’il lui faudrait supporter. De fait la mère de Kim
Jiyoung lui a sorti du premier coup le Tu n’auras qu’à faire un garçon la
prochaine fois, tandis que la mère de Jeong Daehyeon lâchait un Ça ne fait
rien. Mais ni la réaction de l’une ni celle de l’autre n’étaient des vétilles
pour Kim Jiyoung.
Cette façon de penser n’était pas l’apanage des personnes âgées. Des
jeunes de l’âge de Kim Jiyoung tenaient avec le plus grand naturel des
propos comme : « Ayant eu une fille en premier, j’étais angoissée avant de
savoir que mon deuxième était un garçon » ; ou : « Depuis que je sais que
je porte un garçon, je suis fière devant mes beaux-parents » ; ou :
« Quand j’ai appris que c’était un garçon, je me suis mise à manger tout
ce dont j’avais envie ! » Kim Jiyoung aurait aimé leur dire qu’elle aussi
était fière, qu’elle aussi mangeait ce qu’elle voulait, que ce genre de chose
n’avaient rien à voir avec le sexe du bébé. Finalement elle s’est tue, de
crainte que ses propos ne passent pour un complexe d’infériorité mal
assumé.
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Jeong Daehyeon avait parlé sur le même ton qu’il aurait employé
pour dire : Tiens, nous allons prendre du saumon de Norvège, ou On pourrait
mettre Le Baiser de Klimt sur le mur. Ce fut du moins ce que ressentit Kim
Jiyoung. Ils n’eurent pas l’occasion de discuter sérieusement de leur
avenir familial ni de fixer le calendrier de l’accouchement mais, comme la
plupart des gens, les enfants constituaient pour eux la suite logique du
mariage. Les paroles de Jeong Daehyeon n’étaient donc pas anormales,
mais pour Kim Jiyoung ce n’était pas non plus une question banale.
Sa grande sœur s’était mariée un an avant elle et n’avait pas d’enfant.
Ses amies avaient plutôt tendance à se marier tard, de sorte qu’elle n’avait
pas encore eu l’occasion de fréquenter des femmes enceintes ni des
nouveau-nés. Elle ne savait pas à quels changements s’attendre au
niveau de son corps, ni quels allaient être leur importance. Surtout, elle
craignait de ne pas pouvoir poursuivre son travail avec un bébé. Tous les
deux rentraient souvent tard du bureau, tous les deux avaient
fréquemment des week-ends pris par le boulot, ils n’allaient pas pouvoir
s’en sortir juste avec une nounou ou la garderie. Et ni ses parents ni ses
beaux-parents ne pourraient aider à garder le bébé. Arrivée à ce point de
la réflexion, Kim Jiyoung s’est surprise à se demander à qui elle allait
confier ce bébé, alors qu’il n’était même pas conçu. Une vague de
culpabilité s’est abattue sur elle. Ce bébé pour lequel elle se sentirait
toujours désolée, ce bébé dont elle n’aurait pas le temps de prendre soin,
fallait-il absolument le mettre au monde ? Comme Kim Jiyoung soupirait
désespérément, Jeong Daehyeon l’a consolée en lui tapotant l’épaule.
— Je t’aiderai. Je changerai ses couches, je lui donnerai le biberon. Je
laverai ses petits vêtements aussi.
Kim Jiyoung a tenté d’expliquer de son mieux à son mari les
sentiments qu’elle éprouvait. À savoir l’angoisse de ne pas pouvoir
poursuivre sa vie professionnelle après la venue de l’enfant ; et sa
culpabilité face à cette angoisse. Jeong Daehyeon, qui avait écouté sa
femme avec grande attention, hochant la tête aux moments les plus forts,
a répondu :
— Jiyoung, au lieu de penser à ce que tu vas perdre, penses à ce que
tu vas gagner. Devenir parents, c’est magnifique, c’est émouvant. Et puis,
si vraiment nous ne trouvons personne qui puisse garder l’enfant et que
tu dois arrêter ton travail, il ne faut pas que cela t’inquiète, je prendrai
tout en charge. Je ne te demande pas de quitter la maison pour gagner
de l’argent.
— Et toi, tu y perds quoi ?
— Pardon ?
— Tu me dis de ne pas penser à ce que je vais perdre. Il est probable
que je vais perdre ma jeunesse, certains réseaux comme mes amis par
exemple, mon boulot, mes collègues, etc., mes projets personnels et mon
avenir professionnel, tout, quoi. Mais toi, qu’est-ce que tu vas perdre,
toi ?
— Eh bien… Pour moi aussi ce ne sera plus comme avant… Il faudra
que je rentre tôt, je ne pourrai plus voir mes amis aussi souvent, ça sera
compliqué pour assister aux dîners d’équipe ou pour les heures
supplémentaires. Et quand je rentrerai, il faudra que je t’aide alors que je
serai claqué. Et puis quoi, pour toi et pour notre enfant, voilà, je serai
chef de famille… c’est ma charge ! J’aurai toutes ces responsabilités
nouvelles à assumer pour ma famille.
Kim Jiyoung s’est efforcée de comprendre le discours de Jeong
Daehyeon tel qu’il le livrait, sans l’interpréter de façon trop personnelle,
trop sensible, mais ce n’était pas simple. Sa vie à elle pouvait basculer
dans les semaines à venir, et son mari énumérait de son côté un tas de
futilités.
— D’accord, c’est vrai, ce sera difficile pour toi également. Sinon, tu
sais, ce n’est pas parce que tu m’as dit d’aller gagner de l’argent que je
bosse. Je bosse parce que j’aime mon boulot. Mon travail me plaît et
gagner de l’argent me plaît aussi.
Elle aurait voulu ne rien lui reprocher, mais elle ne pouvait
s’empêcher de se sentir flouée quelque part.
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Les parents des deux familles attendaient la bonne nouvelle. Eux et
d’autres proches de la famille avaient fait tour à tour des rêves
prémonitoires et, après chacun, ils avaient appelé Kim Jiyoung pour
prendre de ses nouvelles. Ainsi sont passés quelques mois et ils ont fini
par avoir des doutes et par s’inquiéter de la santé de Kim Jiyoung.
Pour l’anniversaire de son beau-père, le premier qu’ils fêtaient
ensemble depuis leur mariage, le couple est descendu à Busan. Ils sont
allés déjeuner avec des gens de la famille qui habitaient non loin, une
occasion de les saluer et de faire connaissance. Pendant que l’on
préparait le repas, pendant le déjeuner, pendant la vaisselle, les gens âgés
n’arrêtèrent pas de poser des questions du genre : « Est-ce que Kim
Jiyoung va nous annoncer quelque chose ? » « Pourquoi cette annonce
ne vient-elle pas ? » « Font-ils tous les efforts qu’il faut ? » Et ainsi de
suite. Le couple répondit qu’ils n’avaient pas encore de projet mais les
autres en conclurent tous qu’ils n’arrivaient pas à avoir d’enfant et ont
commencé à en chercher la cause : c’était parce que Kim Jiyoung n’était
plus toute jeune, parce qu’elle était trop maigre, parce qu’elle n’avait pas
une bonne circulation sanguine – elle a les mains froides –, parce qu’elle
n’a pas un utérus bien solide – elle a un bouton sur le menton… Tous
aboutissaient à la même conclusion : Kim Jiyoung était la cause de tout.
Une tante a glissé à la mère de Jeong Daehyeon :
— Quelle belle-mère es-tu, qui n’as rien fait jusqu’à maintenant ?
Fais vite préparer des médicaments chez le médecin traditionnel pour
qu’elle puisse enfin tomber enceinte. Ta belle-fille doit être déçue que tu
n’aies rien fait de tout ce temps.
Kim Jiyoung n’était pas du tout déçue de ce que sa belle-mère ne se
préoccupe pas de ses capacités reproductives, ce qui était dur à supporter
en revanche c’était le moment présent. Elle aurait aimé leur dire qu’elle
allait bien, qu’elle n’avait pas besoin de ces âneries de médicaments et que
pour l’accroissement de leur famille, merci, elle en parlerait avec son mari,
pas avec les gens de sa famille. Mais elle ne put dire autre chose que Non
merci, ça va.
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Vers la fin des années 1990 débuta véritablement le débat sur le
système patriarcal de désignation du chef de famille auprès de l’état civil.
Des associations apparurent qui réclamaient l’abolition de ce système.
Certains utilisèrent les deux noms des parents ; on entendit aussi les
récits douloureux de personnalités ayant souffert de n’avoir pas eu pour
nom de famille celui du beau-père. À cette époque passait un feuilleton
télévisé très populaire, l’histoire d’une mère célibataire qui avait élevé
seule son enfant et qui risquait de le perdre quand, bien plus tard, son
père réapparaissait. Cette série avait fait comprendre à Kim Jiyoung
l’absurdité de ce système. Bien entendu, un grand nombre de gens
soutenaient le contraire, arguant que sans ce système basé sur le chef de
famille, les gens deviendraient comme des animaux, que personne ne
saurait reconnaître les parents ni les frères et sœurs et que le pays entier
éclaterait en mille morceaux.
Le système patriarcal fut finalement aboli. En février 2002, la cour
constitutionnelle déclara que le patriarcat enfreignait le principe d’égalité
des sexes et était par là même anticonstitutionnel. Un nouveau Code civil
ne tarda pas à être promulgué, qui entérinait essentiellement la fin de
l’ancien mode de désignation du chef de famille auprès de l’état civil. Il
entra en application le 1er janvier 2008. Désormais il n’y avait plus en
Corée cette chose étrange, le chef de famille, et tout le monde vivait
parfaitement bien avec son propre état civil. En conséquence, les enfants
n’étaient plus obligés de prendre le nom du père. Si le couple se mettait
d’accord au moment de la déclaration de mariage, les enfants pouvaient
prendre le nom de la mère. Théoriquement. Sauf qu’en 2008, l’année où
prit fin l’ancien système, on n’enregistra que 65 cas et que par la suite on
ne dépassa guère les 200 chaque année.
— Encore maintenant, la plupart des gens donnent aux enfants le
nom du père. Si on donne le nom de la mère, les gens se disent qu’il y a
une raison particulière à cela. Et ça entraînera plus tard des demandes
d’explications, des corrections et des vérifications.
À cette remarque de Kim Jiyoung, Jeong Daehyeon hocha
profondément la tête. En cochant la case NON de sa propre main, Kim
Jiyoung a senti un vent froid transpercer son cœur. Le monde n’était plus
le même, mais de petites règles, des normes et des habitudes n’avaient
pas tellement évolué. Kim Jiyoung repensa à ce qu’avait dit Jeong
Daehyeon : après la déclaration de mariage, ça change dans l’esprit. Est-
ce que les lois ou les institutions changeraient les pensées ? Ou à
l’inverse, était-ce la pensée qui réformait les lois et les institutions ?
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Pour son premier emploi, dès ses premières tâches, elle avait su se
faire reconnaître. Kim Jiyoung a senti combien les mots de sa cheffe
l’aideraient à l’avenir dans sa vie professionnelle chaque fois qu’elle
buterait sur un obstacle. Assez contente, fière aussi mais sans montrer sa
joie, elle a remercié sa cheffe, qui a repris la parole en souriant.
— Encore une chose. À partir de demain, vous ne me préparez plus
mon café. Vous ne mettrez pas non plus mes couverts le midi, vous ne
débarrasserez pas non plus mes assiettes après les repas.
— Je suis désolée si cela vous a incommodée.
— Cela ne m’a pas incommodée, mais ce n’est pas votre travail. J’ai
remarqué ça il y a longtemps déjà, chaque fois que nous avons de
nouveaux employés, les filles les plus jeunes prennent en charge toutes
les tâches ingrates sans même qu’il soit besoin de les solliciter. Les
garçons ne font pas cela. Un garçon, même s’il est le benjamin de notre
société, même s’il est le dernier à avoir intégré l’équipe, il ne lui viendra
pas à l’esprit de prendre en main spontanément ces choses. Comment les
filles sont-elles devenues ainsi, cette part de l’humanité qui se charge de
tous ces trucs sans qu’on ait besoin de leur expliquer quoi que ce soit ?
Kim Eunsil, sa cheffe, a dit qu’elle avait débuté dans cette entreprise
quand ils n’étaient que trois. Elle a vu la boîte grandir et ses collègues
progresser, ce qui lui a donné une grande confiance et beaucoup de
satisfaction personnelle. Les collègues de cette première phase sont tous
devenus chefs d’équipe comme elle, ou ont rejoint les départements
communication de grosses entreprises, ou ont monté leur propre agence,
bref, tous étaient encore actifs aujourd’hui. Quant aux anciennes
collègues femmes, plus une n’était encore en activité.
Pour faire mentir les préjugés sur les femmes, sa cheffe restait la
dernière à tous les dîners de l’équipe, se portait volontaire pour travailler
le soir ou pour les déplacements professionnels. Et un mois après son
accouchement, elle avait repris le travail. Au début, elle en était fière, mais
à la longue, assistant aux départs successifs de ses collègues ou des
cadettes, elle sentit un certain trouble et maintenant elle était
franchement découragée. La vérité, c’est que les dîners d’équipe étaient le
plus souvent inutiles et les heures de travail effectuées tard le soir ou le
week-end, de même que les fréquents déplacements, auraient dû être
résolus en renforçant les effectifs. Quant au congé maternité, qui était un
droit fondamental, le fait de ne pas en avoir profité c’était comme si elle
en avait privé les cadettes. Dès qu’elle avait été promue cadre, sa première
décision avait été de supprimer les dîners, pique-niques et autres ateliers
de travail parfaitement stériles. Elle renforça également le système de
congé maternité et paternité. Elle disait qu’elle n’oublierait jamais
l’émotion qu’elle avait ressentie en déposant un bouquet de fleurs sur le
bureau d’une cadette qui revenait après un congé maternité d’un an, la
première depuis la création de la boîte.
— Qui est cette cadette ?
— Tu ne la connais pas, elle nous a quittés quelques mois après son
retour.
La cheffe n’avait pas réussi à mettre un terme aux heures
supplémentaires des soirs et des week-ends. Même en lâchant une
bonne part de son salaire au baby-sitter, la cadette en question devait
sans cesse se creuser la tête pour confier son enfant à tel ou tel, elle se
disputait avec son mari tous les jours au téléphone, au point qu’un week-
end elle était venue au bureau avec son bébé dans les bras. Elle avait
donc fini par démissionner. Alors qu’elle s’excusait de son départ, sa
cheffe demeurait incapable de lui dire un mot.
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Kim Eunsil était l’unique femme des quatre chefs de la boîte. Elle
avait une fille écolière ; on disait que sa mère habitait avec elle pour
s’occuper de la maison et de sa petite fille. Quelques-uns la trouvaient
courageuse, d’autres la trouvaient impitoyable, d’autres enfin sortaient
des compliments farfelus sur son mari. Disant que la vie d’un gendre
avec sa belle-mère était plus compliquée que la vie d’une belle-fille avec sa
belle-mère, qu’aujourd’hui les conflits gendre / belle-mère étaient plus
durs, que même sans connaître le mari de la cheffe Kim Eunsil, ce devait
être un type bien, vu qu’il vivait avec sa belle-mère, et ce genre de choses.
Kim Jiyoung a pensé à sa mère, elle qui avait vécu dix-sept ans avec sa
belle-mère. Sa grand-mère gardait de temps en temps le benjamin quand
sa mère s’absentait pour une tournée de coiffure, mais à part ça, elle ne
s’occupait pas des enfants, ni pour leurs repas, leur toilette ou leur
coucher. Elle ne faisait rien non plus pour la maison. Elle prenait les
repas préparés par sa belle-fille, portait des vêtements lavés par sa belle-
fille, dormait dans une chambre nettoyée par sa belle-fille. Or personne
n’avait jamais dit que sa mère était quelqu’un de bien.
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Seule devant le miroir, elle déversa tout ce qu’elle avait sur le cœur,
sans se sentir pour autant soulagée. La nuit, même dans son sommeil,
furieuse, elle donnait des coups de pied à sa couverture. Après ce premier
entretien, plusieurs autres ont suivi. Elle a entendu des remarques sur
son apparence physique, des plaisanteries peu convenables sur ses
vêtements, elle a connu les regards sournois sur certaines parties de son
corps et même des contacts corporels que rien n’autorisait. Et toujours
pas d’employeur. Devait-elle reporter la fin de ses études ? Ou les
suspendre ? Devait-elle partir en stage linguistique à l’étranger ? Alors
que ces questions la hantaient, le dernier semestre touchait à sa fin, la
cérémonie de remise des diplômes approchait.
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La veille de l’entretien, elle s’entraîna jusque tard dans la nuit avec sa
sœur sur un questionnaire. Elle se coucha plus d’une heure après s’être
mis sur le visage une couche épaisse de crème hydratante. Elle eut du mal
à trouver le sommeil. De crainte que la crème ne tachât la couverture, elle
n’osait se retourner dans son lit. Elle resta allongée sur le dos, ne
bougeant que les pupilles, et ne s’endormit qu’à l’aube. Elle fit de
nombreux rêves dont aucun ne connut de dénouement. Au matin, elle se
sentait infiniment fatiguée et son maquillage ne prenait pas. Elle
somnola dans le bus qui l’emmenait à son entretien et manqua l’arrêt.
Elle était partie en avance mais elle préféra tout de même sauter dans le
premier taxi pour se rassurer. Le vieux chauffeur, cheveux soigneusement
peignés en arrière, ayant jeté un coup d’œil sur elle dans le rétroviseur,
l’interrogea :
— Vous allez à un entretien d’embauche ?
— Oui.
— D’habitude je ne commence pas ma journée en prenant une
femme, mais ça se voit que vous vous rendez à un entretien alors pour
vous j’ai fait une exception.
Une exception ? Sur le coup, Kim Jiyoung crut qu’il allait lui offrir la
course. Puis elle comprit ce qu’il voulait dire. Elle prenait un taxi, elle
payait le trajet avec son argent, et en plus il faudrait remercier ce type de la
prendre ? Des gens tenaient de tels propos en croyant en plus faire
preuve de gentillesse. Elle ne savait pas à quel moment quelque chose
était parti en vrille, elle ne savait pas non plus comment protester. Pas
plus qu’elle n’avait envie de se lancer dans une querelle stérile. Elle se
résigna et se tut.
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Tant qu’elle n’avait pas sérieusement débuté ses envois de candidature
pour des entretiens d’embauche, Kim Jiyoung n’était pas particulièrement
inquiète. En effet elle ne tenait pas spécialement à intégrer une grande
entreprise et se disait qu’elle irait volontiers travailler dans une PME du
moment que l’esprit qui y régnait lui plaisait et que le travail l’intéressait.
Yun Hyejin était plus sceptique. Ses résultats à l’université étaient
supérieurs, elle avait eu une meilleure note que Kim Jiyoung au TOEIC
et avait déjà obtenu des certificats obligatoires pour une embauche, dont
un de compétence informatique. De plus elle était dans une voie, les
études de commerce, que privilégiaient les recruteurs. Pourtant elle
s’inquiétait de trouver une place fût-ce dans une PME quelconque, sans
parler d’une grande entreprise.
— Pourquoi ça ?
— Parce que nous, on n’est pas issues du top 3 des universités
nationales.
— Tu les as vus, aux forums des anciens étudiants, pas mal sont
entrés dans des boîtes cotées.
— Ces anciens dont tu parles, ce sont presque tous des hommes. Tu
as vu combien de femmes ?
Kim Jiyoung eut l’impression qu’un troisième œil s’ouvrait grand en
elle. Effectivement, c’était cela. Depuis qu’elle avait entamé sa quatrième et
dernière année universitaire, Kim Jiyoung avait assisté à un maximum de
forums avec d’anciens étudiants et à de nombreuses réunions
d’information sur l’emploi. Parmi toutes ces séances, elle n’avait pas vu
une seule ancienne étudiante. En 2005, l’année où Kim Jiyoung a fini
ses études, un sondage, portant sur cent entreprises coréennes, effectué
par un site spécialisé dans la recherche d’emploi, établissait que le taux de
femmes embauchées était de 29,6 %. Or ce chiffre s’accompagnait de
commentaires disant qu’un fort vent féminin soufflait sur le marché du
travail. La même année, un autre sondage auprès de DRH de grandes
entreprises dévoilait que 44 % avaient coché : Si deux candidats sont à peu
près dans la même situation, je choisis un homme. Et pas une réponse pour
Je choisis une femme.
Yun Hyejin lui a dit que dans son département à l’université
arrivaient parfois des recommandations officieuses via des professeurs, et
que ceux qui bénéficiaient de cette voie informelle étaient tous des
garçons. Ce genre de pratique était entourée de silence, impossible de
savoir qui avait été recommandé par qui ni pour quelle boîte ni sur quels
critères. Impossible également de savoir si c’était la fac qui avait
recommandé tel garçon ou si c’était l’entreprise qui avait réclamé un
garçon, avait-elle expliqué. Yun Hyejin lui raconta alors le parcours
d’une de ses anciennes camarades qui avait achevé ses études quelques
années auparavant.
L’ancienne en question avait été chaque année major de sa
promotion, elle avait d’excellentes notes aux évaluations en langues
étrangères, avait été plusieurs fois primée, avait multiplié les stages,
accumulé divers certificats, était une bénévole active de son club
universitaire, bref, présentait un CV en tous points irréprochable. Elle
avait visé une entreprise pour y travailler. Elle sut plus tard que son
département avait reçu de cette boîte une demande de recommandation
et que quatre garçons avaient été sélectionnés pour un entretien ; en fait
elle l’apprit quand un des garçons se plaignit de ne pas avoir été pris.
Elle protesta fermement auprès de son professeur référent, demandant
sur quels critères avait été faite la sélection, annonçant son intention d’en
faire un débat public en l’absence de critères recevables. Elle eut des
entretiens avec plusieurs autres professeurs, depuis le professeur délégué
jusqu’au président de la fac. Durant toutes ses démarches, les profs
mirent en avant des arguments qu’elle ne pouvait pas admettre : La boîte a
fait comprendre qu’ils préféraient un garçon, C’est une sorte de compensation
pour leur service militaire, Les garçons sont les futurs chefs de famille, etc.
Parmi toutes ces explications, la plus désespérante vint du président de
l’université.
— Pour l’entreprise, une femme trop intelligente est un problème.
Vous voyez, rien que là, pour nous, vous êtes un problème.
Pardon ? Si nous ne sommes pas assez intelligentes, c’est un
problème, si nous le sommes trop, c’est encore un problème, et avec tout
ça si nous sommes moyennes nous allons entendre que c’est un
problème d’être moyennes ? Elle en avait conclu que sa lutte était vaine et
avait cessé de protester. À la fin de l’année elle passa le concours externe
de cette même société et fut prise.
— Génial, quelle victoire ! Alors, elle est heureuse là-bas ?
— Non, il paraît qu’elle a démissionné six mois plus tard.
Un jour, regardant le bureau, elle remarqua qu’il n’y avait presque
aucune femme parmi les cadres. Un autre jour, déjeunant à la cantine,
elle vit passer une femme enceinte et demanda à ses collègues quelle était
la durée du congé maternité. Personne à sa table ne sut lui répondre, du
manager au simple employé, parce qu’un tel cas ne s’était jamais produit,
expliquèrent-ils. Elle sut qu’elle n’avait pas d’avenir dans cette entreprise.
Après mûre réflexion, elle donna sa démission. Elle eut droit en retour à
des commentaires sarcastiques, du genre : Quand on vous dit que ça ne
marche jamais avec les f illes. Elle répondit que c’étaient eux qui faisaient
tout pour que ça ne marche pas.
Pour les femmes salariées, le taux d’utilisation des congés maternité
était de 20 % en 2003. Un taux qui n’a franchi la barre des 50 % qu’en
2009. Encore aujourd’hui, quatre femmes sur dix travaillent sans congé
maternité. Bien entendu, et avant tout, les statistiques ignorent le cas le
plus fréquent, à savoir les femmes qui quittent leur emploi après un
mariage, une grossesse ou une naissance. Parmi les femmes, on comptait
10,22 % de cadres en 2006, un chiffre qui a crû lentement pour atteindre
18,37 % en 2014. Cela dit, encore aujourd’hui, moins d’un cinquième
des cadres sont des femmes.
— Ah bon, alors, que fait-elle maintenant ?
— Elle a passé avec succès le concours de la magistrature l’an dernier.
Tu t’en souviens, l’université était toute retournée à la nouvelle qu’enfin
une femme accédait à ce poste, la première depuis des années. Ils avaient
même mis une banderole, tu ne l’as pas vue ?
— Ah si, si, je m’en souviens, j’avais été impressionnée.
— Ils sont tordus dans cette fac, pas vrai ? Avant ça les gênait d’avoir
une fille trop intelligente et maintenant qu’elle a réussi – et toute seule –
son concours, ils se vantent en disant qu’elle fait la f ierté de notre université
et bla bla bla.
Kim Jiyoung avait l’impression de se tenir debout dans une ruelle
envahie par un épais brouillard. À la fin de l’année, quand les entreprises
ont commencé à publier leurs annonces de recrutement, ce brouillard
s’est transformé en lourdes gouttes de pluie qui martelaient sa peau nue.
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