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Citations de Nam-joo Cho (155)


Durant la période où Cha Seung yeon fit ses études, le club ne
connut pas de fille présidente. Des années plus tard on a entendu
qu’une fille, pile dix ans plus jeune que Cha Seung yeon, avait été élue
présidente. Cha Seung yeon, sans se montrer particulièrement émue, a
juste commenté la nouvelle d’un : Comme on dit, en dix ans, les montagnes
et les rivières changent. Sans s’impliquer autant que cette dernière, Kim
Jiyoung participait assez régulièrement aux activités du club. Pourtant,
après la randonnée d’automne de sa troisième année universitaire, elle a
rompu net. Ils avaient fait une sortie en montagne. Revenus au logement
qu’ils avaient loué dans cette province, certains se sont regroupés pour
des jeux de société, d’autres se sont lancés dans un match de jokgu 2 et
ceux qui préféraient boire ont sorti des verres. Kim Jiyoung était
frissonnante, sans doute un début de grippe, elle est entrée dans une
chambre chauffée où les plus jeunes jouaient aux cartes, s’est glissée dans
un tas de couvertures et, en tirant une jusqu’à sa tête, s’est allongée là. Le
sol était chaud, son corps a fondu de fatigue, les conversations
mélangées aux rires des cadets résonnaient dans ses oreilles comme dans
un rêve. Elle devait être endormie, quand soudain elle crut entendre son
nom.
— Apparemment, c’est fini entre lui et Kim Jiyoung, non ?
Puis elle entendit d’autres voix poursuivre :
— Tu as toujours été intéressé par elle, pas vrai ?
— Tu parles, plus qu’intéressé, je parie !
— Tu n’as qu’à te lancer, on va t’aider !
Au début, elle avait cru à un songe, mais sa conscience reprenant le
dessus, elle comprit qui se trouvait à présent dans la chambre. C’était la
bande des anciens, revenus du service militaire et qui buvaient tout à
l’heure dans le jardin. Kim Jiyoung, quoique ayant chaud et étant
parfaitement en alerte désormais, n’osa pas se manifester devant ces
garçons qui parlaient d’elle. Sans le vouloir, elle était témoin d’une
conversation qui devint encore plus gênante pour elle quand une voix
familière lança :
— C’est bon, arrêtez vos histoires. Je ramasse pas les chewing-gums
des autres pour les mâcher.
Cette voix était celle d’un ancien, amateur d’alcool lui-même mais qui
n’entraînait pas les autres à boire, qui aimait payer des repas aux cadets
sans pour autant s’imposer à leur table. Un type avec un comportement
exemplaire, respectueux et dont Kim Jiyoung avait une bonne opinion.
Elle prêta l’oreille plus attentivement, se demandant s’il s’agissait bien de
lui. Mais elle en était sûre. Peut-être était-il ivre, ou avait-il surréagi de
crainte que ses amis ne se moquent de lui. Elle a cherché plusieurs
interprétations à cette phrase, mais rien ne pouvait atténuer son
humiliation. Même un homme d’allure irréprochable, raisonnable, de
surcroît parlant d’une femme pour laquelle il avait de la sympathie,
pouvait tenir des propos aussi grossiers. Voilà ce que je suis, moi, un
chewing-gum jeté après avoir été mâché.
Ruisselant de sueur, étouffant de chaleur, elle dut cependant
demeurer sous la couverture. Le plus cocasse dans l’affaire, c’est qu’elle
craignait à présent qu’on la découvre, comme si elle était une criminelle
en fuite. Plus tard, quand elle les entendit quitter la chambre, que le
silence revint, elle put enfin s’extraire de ce sauna et rejoindre la chambre
des filles.
Elle ne dormit qu’à moitié cette nuit-là. Le lendemain matin, alors
qu’elle se promenait autour de leur chalet, elle tomba sur cet ancien.
— Tu as les yeux rouges, as-tu mal dormi ?
Il lui avait demandé ça aussi gentiment et doucement que d’habitude.
Comment veux qu’un chewing-gum puisse dormir ? Elle ravala sa réplique et
garda les lèvres serrées.
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Une nuit, son père rentra tard d’une de ses rares soirées arrosées avec
ses anciens amis. Joyeusement ivre, il réveilla tout le monde en criant les
noms de ses trois enfants, si fort qu’on aurait dit que l’immeuble
tremblait. Le benjamin écoutait de la musique avec ses écouteurs, il
n’entendit rien, les deux sœurs se réveillèrent et sortirent de leur
chambre. Le père avait tiré son porte-monnaie, il y piocha des cartes et
des billets qu’il fourra n’importe comment dans les mains de ses filles. La
mère, qui les rejoignait à son tour, bâillant, gronda son mari.
— Quelle drôle d’idée de réveiller toute la famille pour te donner
ainsi en spectacle !
— Ce soir, j’ai revu mes vieux potes, je suis celui qui a le mieux
réussi ! Oui, je peux dire que ma vie, c’est une réussite ! Vous avez été
courageux ! Vous vous en êtes bien sortis !
L’ancien collègue qui avait investi sa prime de départ dans le business
avec la Chine avait tout perdu, ses autres collègues qui avaient conservé
leur poste, ceux qui avaient choisi la retraite anticipée, ceux qui s’étaient
lancés à leur compte, tous avaient des revenus plutôt moyens. Seul son
père avait prospéré et son appartement était le plus grand. En plus, l’une
de ses filles était enseignante, une autre étudiait à Séoul et, pour
parachever le tout, il avait un fils. Tous ses amis l’enviaient, clamait-il.
Mais, alors que son père continuait de se vanter et de parader comme un
paon, sa mère, le prenant par le bras, le remit à sa place.
— C’est moi qui ai pris l’initiative du commerce de porridge, et c’est
moi qui ai acheté cet appartement. Quant aux enfants, ils ont grandi tout
seuls. C’est vrai, tu as plutôt une belle vie, mais le mérite ne t’en revient
pas seul. Alors sois gentil avec moi et avec tes enfants. Tu sens l’alcool,
cette nuit tu dormiras dans le salon.
— Bien sûr, bien sûr ! La moitié c’est grâce à toi ! Je serai toujours
votre serviteur dévoué, chère Madame Oh Minsuk !
— Tu parles d’une moitié. Au mieux, c’est 7/3, tu entends ? 7 pour
moi et 3 pour toi.
Sa mère, dans un long bâillement, a lancé une couverture et un
oreiller dans le salon. Son père a prié son unique fils de le laisser dormir
dans sa chambre mais celui-ci a refusé, prétextant l’odeur d’alcool. Son
père, toujours de bonne humeur, s’est allongé par terre sans même faire
sa toilette et, roulé dans la couverture, s’est tout de suite mis à ronfler.
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Paresseux comme un étudiant était vraiment une expression passée de
mode. Aucun étudiant ne traînait en sirotant du soju. La plupart
potassaient avec assiduité, attentifs à leurs notes, cherchant à améliorer
leur anglais, trouvant des stages, participant à des concours, prenant des
petits boulots. Kim Jiyoung fit un jour la réflexion à sa sœur que la vie
d’étudiant avait perdu tout romantisme. Kim Eunyeong répliqua d’un
simple : « T’es folle. »
Il n’était pas rare, au temps du collège ou du lycée, que Kim Jiyoung
entende de ses amis que leur père avait fait faillite ou pris une retraite
anticipée. L’économie du pays était toujours en dépression, les jobs des
élèves et les emplois des parents ne rapportaient pas assez, mais
curieusement les frais d’inscription à l’université, gelés durant la
mainmise du FMI, avaient augmenté de façon spectaculaire, comme pour
regagner le terrain perdu. En 2000, ils crûrent deux fois plus que
l’inflation. La première amie que Kim Jiyoung s’était faite à la fac dut
arrêter ses études dès la première année. Elle venait d’un coin à trois
heures en car de Séoul. Elle lui avait confié avoir choisi d’étudier à la
capitale pour s’éloigner de ses parents. Elle n’en avait pas dit plus, Kim
Jiyoung ne pouvait donc en être certaine, mais probablement ne recevait-
elle aucun soutien financier de sa famille. Elle disait seulement combien il
lui était difficile de payer les droits d’inscription, les livres, le loyer, bref, sa
vie, quoiqu’elle travaillât sans arrêt pour gagner de l’argent.
— L’après-midi je donne des cours dans un institut privé, je sers dans
un bar le soir et quand je rentre, le temps de me débarbouiller il est déjà
deux heures du matin. Là je prépare mes cours ou je corrige les copies,
puis je dors un peu. Quand j’ai un trou entre deux cours à la fac, je bosse
encore, tu le sais. Franchement je suis tellement claquée, je dors à moitié
en classe. Pour gagner de quoi payer la fac, je pourris mon année
universitaire. Parce que, évidemment, avec tout ça, mes notes sont nulles.
Elle a dit qu’elle allait retourner dans sa région natale et que pendant
une année elle ne ferait que gagner de l’argent. Kim Jiyoung s’est
contentée d’écouter son amie, sachant que, hormis l’argent, rien ne lui
apporterait de réel réconfort. Cette amie, qui mesurait à peu près
1,60 mètre, avait perdu douze kilos cette première année de fac, pour
peser à peine plus de quarante kilos. On m’a dit qu’on mincissait en arrivant
à l’université, tu m’étonnes ! et elle a éclaté de rire en frappant dans ses
mains comme si elle avait trouvé une excellente plaisanterie. Les
extrémités élastiques des manches de son blouson étaient usées et les
poignets maigres qui sortaient de ces trous lâches laissaient nettement
voir leurs os.
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Sa mère lui conseillait la prudence, opter pour un cursus
d’enseignante en province. Elle avait abouti à cette conclusion après de
longues réflexions. En ces temps incertains, les plus âgés se voyaient
éjectés de leur boulot et les plus jeunes peinaient à en trouver. Le poste
de leur père lui-même, que l’on croyait sanctuarisé, était sujet au doute, il
y avait en outre encore une sœur et un frère à charge tandis que l’avenir
économique du pays continuait de s’obscurcir. Pour Kim Eunyeong,
pour le reste de la famille, sa mère avait donc souhaité que l’aînée des
enfants suive un cursus lui offrant toutes les chances de déboucher sur
une situation assurée. De plus, les droits d’inscription en fac pour
devenir enseignante étaient moins élevés que pour d’autres études. Au
fond, le seul point épineux concernait la société elle-même : les métiers
de la fonction publique ou de l’enseignement étaient devenus très
recherchés et le niveau requis pour y accéder avait grimpé. Les notes de
Kim Eunyeong lui ouvraient sans problème les universités de Séoul, mais
semblaient un peu justes pour un cursus d’enseignement.
Kim Eunyeong caressait depuis des années le rêve de devenir
productrice dans les médias et avait, fort logiquement, choisi des études
de journalisme. Elle avait dressé la liste des facultés accessibles avec ses
résultats et elle bûchait dur. Quand sa mère lui délivra son conseil – se
diriger vers l’enseignement –, Kim Eunyeong n’hésita pas une seconde à
répondre qu’elle ne comptait pas le suivre.
— Je n’ai pas envie de devenir institutrice. Je veux faire autre chose.
Et puis, pourquoi devrais-je quitter la maison et partir en province ?
— Il faut voir sur le long terme. Tu sais, il n’y a pas de meilleur métier
pour une femme qu’institutrice.
— Qu’est-ce qu’il y a de si mirifique dans le métier d’institutrice ?
— Tu termines tôt la journée, tu as toutes les vacances scolaires, tu
peux arrêter un temps et reprendre. C’est idéal pour élever des enfants.
— C’est certainement un bon métier pour élever les enfants. Dans ce
cas, c’est un bon métier pour tout le monde, pas seulement pour les
femmes. Les enfants, est-ce que les femmes les font toutes seules ?
Maman, tu diras la même chose au benjamin, tu voudras aussi qu’il
choisisse l’enseignement ?
Les deux sœurs n’avaient jamais entendu des sermons du genre : Il
faut bien choisir son partenaire dans un mariage, ou : C’est important de savoir
bien cuisiner, et ainsi de suite. Pour aider des parents surmenés, elles
avaient appris à être indépendantes. Cela n’avait jamais voulu dire qu’elles
devaient apprendre à faire le ménage parce qu’elles étaient des filles.
Enfants, elles avaient suivi une éducation fondée peu ou prou sur deux
axes, d’abord les habitudes ou attitudes dans la vie quotidienne, du
genre Tiens-toi droite, Range tes affaires, Ne lis pas la nuit, Salue tes aînés,
Prépare ton cartable en avance… et ensuite : bien travailler à l’école.
Apparemment, plus aucun parent coréen ne considérait que les filles
pussent ne pas bien travailler à l’école ni aller aussi loin dans leurs études
que les garçons. Ça faisait un bon moment qu’elles allaient à l’école,
portant l’uniforme et le cartable, à l’instar des garçons. Désormais, elles
réfléchissaient à leur orientation scolaire, faisaient des projets
professionnels, se donnaient à fond et entraient en concurrence pour
réussir. L’opinion publique à cette époque laissait entendre de plus en
plus souvent qu’être une fille ne devait pas être un obstacle pour atteindre
ses buts. En 1999, alors que Kim Eunyeong atteignait ses vingt ans, fut
instaurée la loi interdisant la discrimination hommes / femmes. Et en
2001, quand à son tour Kim Jiyoung eut vingt ans, un ministère de
l’égalité des sexes fut créé. Pourtant, à chaque étape décisive de la vie,
l’étiquette femme revenait pour brouiller la vision, retenir la main tendue,
faire marche arrière. C’était tout à fait déroutant.
— Et puis qui sait si je me marierai un jour ? Si j’aurai un enfant ?
Eh, peut-être que je mourrai avant ? Pourquoi devrais-je renoncer à ce
que je veux au nom d’un avenir que personne ne connaît ?
Sa mère tourna la tête et fixa la carte du monde accrochée au mur, les
coins usés par le temps, sur laquelle étaient collés quelques petits cœurs
rouges et verts. Kim Eunyeong avait donné autrefois à sa sœur ces
autocollants de journal intime pour qu’elle marque les pays où elle
souhaiterait se rendre. Kim Jiyoung avait apposé ses petits cœurs sur des
pays connus, États-Unis, Chine, Japon ; quant à Kim Eunyeong, elle
avait choisi les pays nordiques, Danemark, Suède, Finlande. Quand sa
sœur lui avait demandé les raisons de ce choix, elle lui avait répondu que,
pour sûr, il n’y aurait pas beaucoup de Coréens là-bas. Sa mère aussi
connaissait le sens de ces autocollants.
— Tu as raison. Je n’avais pas vraiment réfléchi. Oublie ce que je t’ai
dit et prépare ton concours avec sérieux.
Alors que sa mère s’apprêtait à partir, hochant lentement la tête, Kim
Eunyeong l’a interpellée d’un Maman ?
— C’est à cause des frais de scolarité qui sont moins chers ? Ou parce
que l’avenir est plus ou moins assuré ? Que je peux gagner de l’argent
dès la sortie de la fac ? Parce que papa a des soucis en ce moment et qu’il
y a encore deux jeunes enfants à élever ?
— Oui, en partie. Disons que c’est à peu près la moitié. L’autre
moitié, c’est que je pense sincèrement que c’est un beau métier,
institutrice. À présent, je trouve que ce que tu dis est plus juste.
Sa mère avait répondu avec franchise et Kim Eunyeong n’ajouta rien.
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Un soir où s’était déroulé un cours exceptionnel à son institut, elle
sortit très tard. Elle bâillait à l’arrêt du bus quand un garçon lui dit
bonjour, cherchant à attraper son regard. Un visage qu’elle avait déjà vu,
sans le connaître, sans doute un garçon avec lequel elle avait un cours en
commun. Elle inclina légèrement la tête, embarrassée. Il était à quelques
mètres de Kim Jiyoung et s’approchait de plus en plus. Des gens qui se
tenaient entre eux s’en allant les uns après les autres vers leurs bus, il se
retrouva juste à côté d’elle.
— Vous prenez quel bus ?
— Pardon, pourquoi ?
— Vous semblez attendre que je vous raccompagne.
— Moi ?
— Oui.
— Pas du tout, non, vous pouvez partir.
Elle eut envie de lui demander qui il était, s’il la connaissait et d’où,
mais la peur vague qu’elle ressentit fut plus forte et elle renonça à
poursuivre la conversation avec cet inconnu. Elle resta donc à observer
les phares des voitures tout en évitant son regard. Quand son bus arriva
enfin, Kim Jiyoung demeura d’abord sur place, comme si elle ne l’avait
pas vu, et courut au dernier moment pour monter dedans. Le garçon,
suivant Kim Jiyoung, fit de même. Jetant des coups d’œil dans la vitre où
se reflétait le dos de l’intrus, elle mourait de peur à l’idée que ce dernier la
surveillait autant de son côté.
— Tenez, asseyez-vous là. Tout va bien ?
Une femme, visage fatigué, probablement rentrant chez elle après le
travail, venait de céder sa place à Kim Jiyoung qui, pâle comme un linge,
était prise de sueurs froides. Kim Jiyoung voulut lui demander de l’aide,
elle saisit son doigt et lui envoya un regard brûlant. La femme ne comprit
pas et réitéra sa question.
— Vous êtes malade ? Voulez-vous que je vous accompagne à
l’hôpital ?
Kim Jiyoung secoua la tête. Elle baissa la main pour que le garçon ne
s’aperçoive de rien et, avec le pouce et l’auriculaire, mima un téléphone.
Le regard de la femme alla du visage de Kim Jiyoung à son signe de
doigts, elle sembla dubitative puis sortit de son sac son téléphone qu’elle
lui glissa, discrète. Kim Jiyoung baissa la tête pour masquer ce qu’elle était
en train de faire et envoya un message à son père : C’EST JIYOUNG. VIENS
À L’ARRÊT DE BUS. VITE, S’IL TE PLAÎT.
Le bus approchant de son arrêt, Kim Jiyoung, angoissée, chercha des
yeux son père. Mais il n’était pas là. Le garçon se tenait à un pas derrière
elle quand la porte s’ouvrit. Elle avait peur de descendre, mais elle ne
pouvait pas non plus rester dans le bus pour se retrouver à une heure
tardive dans un quartier inconnu. Ne me suis pas s’il te plaît, ne me suis
pas, ne me suis pas… Priant ainsi en son for intérieur, elle posa le pied
dehors. Le garçon descendit à son tour. Seuls eux deux étaient
descendus à cet arrêt. Aucun passant ne se montrait. La pénombre était
dense, à cause d’un lampadaire en panne. Le garçon s’approcha de Kim
Jiyoung, figée là, comme statufiée, et lui murmura :
— Toi, tu t’assieds tout le temps devant moi. Tu me fais passer les
polycopies avec un putain de sourire. Tu me fais le coup tout le temps,
genre tu me plais, je suis partante, etc., c’est quoi cette façon de me traiter
comme si j’étais un obsédé ?
Elle ne savait pas. Elle n’avait aucune idée de qui était derrière elle ni
quelle tête elle faisait en distribuant des polycopies, ni de ce qu’elle disait
à celui qui barrait le couloir pour lui demander de libérer la voie. À cet
instant, le bus, qui avait redémarré, s’arrêta. La femme de tout à l’heure la
héla, en descendant :
— Mademoiselle, votre foulard ! Vous avez oublié votre foulard !
Elle courait vers l’arrêt de bus, brandissant un foulard qui, à première
vue, ne ressemblait en rien au foulard d’une lycéenne. Le garçon
s’éloigna à grands pas en lançant un « Putain de salopes ! ».
Quand la femme atteignit l’arrêt, Kim Jiyoung s’affaissa et éclata en
sanglots. Son père apparut au même moment, sortant d’une ruelle en
courant. Kim Jiyoung leur expliqua brièvement ce qui s’était passé.
Qu’apparemment il s’agissait d’un garçon de sa classe mais qu’elle n’avait
aucun souvenir de lui, qu’apparemment il avait cru qu’elle éprouvait
quelque chose pour lui. La femme, Kim Jiyoung et son père s’assirent
côte à côte sur le banc de l’abribus. Son père dit à la femme que, sorti à la
hâte, il n’avait pas pris son porte-monnaie, qu’il était désolé de ne pas
pouvoir lui offrir un taxi pour son retour chez elle, qu’il ne manquerait
pas de lui témoigner sa reconnaissance. La femme secoua vivement les
mains et répondit :
— Le taxi est encore plus dangereux. Votre fille a été réellement
choquée je crois. Réconfortez-la.
Pourtant Kim Jiyoung se fit pas mal gronder par son père ce soir-là.
Pourquoi aller dans un institut aussi éloigné ? Pourquoi entamer la
conversation avec n’importe qui ? Pourquoi une jupe si courte ?… Elle
avait grandi de la sorte. Avec ce refrain de tout le temps devoir faire
attention, s’habiller correctement, se comporter sagement, éviter les
quartiers dangereux, les heures dangereuses, les personnes
potentiellement dangereuses. La faute était du côté de celle qui n’avait
pas su percevoir le danger ni l’éviter.
Sa mère a contacté la femme et a insisté, disant qu’elle souhaiterait lui
offrir rien qu’une petite somme ou un menu cadeau, un café sinon, ou
un sachet de clémentines ? Mais la femme a repoussé toutes les offres.
Kim Jiyoung a fini par penser que c’était à elle de la remercier et lui a
téléphoné. La femme lui a dit qu’elle était heureuse que rien de mal ne
soit arrivé et a ajouté :
— Ce n’est pas votre faute.
Elle a continué, disant qu’il y avait trop d’hommes bizarres dans ce
monde, qu’elle-même en avait connu. Pointer du doigt la responsabilité
des hommes et non celle de Kim Jiyoung a fait monter les larmes aux
yeux de celle-ci. Elle n’a pas pu répondre, étouffant ses sanglots. À
l’autre bout du téléphone, la femme a conclu :
— Mais le monde contient plus d’hommes bons que de mauvais.
Kim Jiyoung a quitté l’institut. Pendant longtemps, dès que la
pénombre descendait, elle n’a plus osé s’approcher de l’arrêt de bus. Elle
a effacé le sourire de son visage, elle a évité de croiser les regards des
inconnus. Elle avait peur de tous les hommes et il lui est même arrivé de
pousser un cri en croisant son frère dans l’escalier. Dans chacun de ces
moments, les paroles de la femme lui sont revenues à l’esprit. Ce n’est pas
ma faute, le monde contient plus d’hommes bons que de mauvais. S’il n’y avait
pas eu ces mots délivrés par cette dame, peut-être n’aurait-elle pas
échappé à cette terreur avant très longtemps.
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our Kim Jiyoung, qui n’allait qu’au lycée et à l’institut, la situation
était encore supportable. En revanche les choses étaient autrement plus
rudes pour celles qui avaient un job à côté. Nombreux étaient ces patrons
de petits commerces qui s’approchaient trop d’elles pour des remarques
sur leur tenue ou leur attitude au travail, ou d’autres qui faisaient des
avances en évoquant leurs gages. Et ces clients, nombreux eux aussi, qui
croyaient avoir acquis le droit de draguer les filles parce qu’ils avaient
acheté ceci ou cela. Les filles, presque inconsciemment, entassaient petit
à petit au fond de leur cœur la désillusion et la peur des hommes.
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Elle fut affectée à un lycée de filles, situé à un quart d’heure de bus.
Elle prenait également des cours privés de maths dans un institut de
renom, situé lui à trente minutes de bus de chez elle. Enfin, elle allait
souvent se balader dans un quartier étudiant, cette fois à une heure de
chez elle en transports en commun. Désormais lycéenne, la sphère de sa
vie avait grandi, elle se rendait compte que le monde était vaste et les
pervers omniprésents. Nombreuses étaient les mains douteuses qui
frôlaient ses fesses ou sa poitrine dans les bus et le métro. Il y avait même
des cinglés qui collaient carrément leur corps contre ses cuisses ou son
dos. Les filles avaient horreur de ces garçons des cours privés ou des
temples protestants qui posaient une main nonchalante sur leur épaule
ou qui, l’air de rien, touchaient leur nuque, épiaient l’entrebâillement
d’un col de T-shirt ou d’un chemisier ; mais elles n’y pouvaient rien,
sinon se dérober aussi vite que possible à ces situations sans pouvoir se
plaindre.
Le lycée non plus n’était pas un sanctuaire. Il se trouvait toujours un
ou deux profs hommes pour pincer la chair tendre à l’intérieur de leurs
bras, pour donner une tapette sur une fesse ou passer la main dans leur
dos, sur la bretelle du soutien-gorge. Le prof principal de première
année avait la cinquantaine. Il tenait toujours une baguette dont
l’extrémité était en forme de main avec l’index tendu. Sous prétexte de
contrôler le badge, il appuyait sur la poitrine des filles ; sous prétexte de
contrôler les uniformes, il soulevait leurs jupes. Un jour, après l’appel du
matin, le prof a quitté la salle en oubliant son accessoire sur la table. Une
fille qui s’était fait si souvent contrôler, une fille avec une forte poitrine,
s’est élancée vers la table, a saisi l’objet et l’a violemment jeté par terre, l’a
piétiné avec rage, le brisant, en larmes. Les filles du premier rang se sont
dépêchées de ramasser les morceaux et de les faire disparaître. Sa
meilleure amie l’a prise dans ses bras et l’a consolée.
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Aplatie au sol, serrant son ventre d’une main, Kim Jiyoung a fait ses
devoirs en bougonnant des : « Je ne comprends pas. La moitié de
l’humanité subit ça chaque mois. Au lieu de médocs au nom imprécis de
antidouleurs qui provoquent des vertiges et donnent la nausée, quelqu’un
ne pourrait pas inventer un remède efficace et sans effets secondaires,
spécialement conçu pour les douleurs des règles ? Le labo qui sortirait ça
gagnerait une fortune ! » Sa grande sœur, qui enveloppait une bouteille
en plastique remplie d’eau chaude dans une serviette et la lui tendait en
guise de bouillotte, a approuvé.
— Tu m’étonnes. De nos jours on guérit des cancers, on transplante
des cœurs, et il n’existe pas un seul traitement pour la douleur des règles,
c’est dément. Ils croient que c’est la catastrophe si un soin concerne
l’utérus. C’est quoi le problème, c’est un territoire sacré, ou quoi ?
Sa sœur indiquait du doigt son propre ventre et, en dépit de sa
douleur, Kim Jiyoung a pouffé de rire en serrant la bouteille chaude dans
ses bras.
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uand on servait un bol de riz bien chaud, tout juste cuit, l’ordre
normal de distribution était d’abord le père, puis le petit frère et la
grand-mère. Il était normal que le petit frère mangeât des morceaux de
tofu frit, des raviolis et des galettes de viande, tandis que Kim Jiyoung et
sa sœur se contenteraient des morceaux effrités ou de miettes. Il était
normal que les baguettes en métal, les chaussettes, les hauts et bas de
sous-vêtements, l’ensemble cartable-trousse-chaussons du petit frère
soient toujours assortis et ceux de Kim Jiyoung et de sa sœur toujours
dépareillés. S’il y avait deux parapluies, l’un revenait au petit frère, le
second était partagé entre les sœurs. S’il y avait deux couvertures, l’une
allait au petit frère, l’autre couvrait les deux sœurs. S’il y avait deux
goûters, le petit frère prenait le sien, les sœurs se partageaient le leur. À
vrai dire, Kim Jiyoung n’avait pas conscience que son petit frère
bénéficiait d’un traitement de faveur et elle n’en concevait aucune
jalousie. Telle avait toujours été la règle. De temps en temps elle
ressentait bien un vague sentiment d’injustice, mais elle se l’expliquait
simplement, se disant que c’était normal : elle était l’aînée. Et si elle
partageait plus ou moins tout avec sa grande sœur, c’était encore normal
puisqu’elles étaient de même sexe. Leur mère les complimentait de ce
qu’elles s’occupaient bien de leur petit frère. Ces compliments réguliers
repoussaient d’autant toute possibilité d’être jalouse.
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Pour l’entreprise, une femme trop intelligente est un problème. Vous voyez, rien que là, pour nous, vous êtes un problème.
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Elle avait grandi de la sorte. Avec ce refrain, de tout le temps devoir faire attention, s’habiller correctement, se comporter sagement, éviter les quartiers dangereux, les heures dangereuses, les personnes potentiellement dangereuses. La faute était du côté de celle qui n’avait pas su percevoir le danger ni l’éviter.
page 63
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De nos jours on guérit des cancers, on transplante des cœurs, et il n’existe toujours pas un seul traitement pour la douleur des règles, c’est dément.
Ils croient que c’est la catastrophe si un soin concerne l’utérus. C’est quoi le problème, c’est un territoire sacré, ou quoi ?
Page 58
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Depuis qu'elle était devenu femme au foyer à plein temps, Kim Jiyoung réalisait que l'attitude des gens devant le ménage était d'une grande hypocrisie. Tantôt dévalorisé, quand on parle juste de "rester à la maison", tantôt sublimé quand on parle de "se consacrer à faire croître l'humanité", mais jamais en évaluant ce travail en chiffres réels, en coûts. Sans doute parce qu'à partir du moment où une chose a un prix, quelqu'un doit payer pour cela.
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- Tu ne peux pas arrêter cinq minutes avec cette histoire que tu m'aideras ? Que tu m'aideras pour le ménage, que tu m'aideras pour le bébé, et maintenant, quoi ? Pour mon avenir professionnel ? Cette maison-là qu'il faut nettoyer, n'est-ce pas aussi la tienne ? Le bébé, n'est-ce pas aussi le tien ? Et puis quoi, l'argent que je gagne, je le dépense pour moi sans doute ? C'est quoi cette manie de parler tout le temps comme ça, comme si tu me rendais d'inestimables services tout le temps ?
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La Corée est le pays où l'écart des salaires hommes/femmes est le plus important de l'OCDE. Selon les chiffres de 2014, pour un salaire masculin de 1 million de wons, le salaire féminin moyen OCDE s'établit à 844000 wons, contre 630000 wons en Corée. The Economist signalait en 2016 que la Corée occupait le dernier rang dans les indices du plafond de verre empêchant les femmes d'accéder aux fonctions supérieures.
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Nam-joo Cho
la boite a fait comprendre qu'ils préferaient un garçon, c'est une sorte de compensation pour leur service militaire. les garçons sont les futurs chefs de famille, etc. [...] Pour l'entreprise, une femme trop intelligente est un problème.
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Nam-joo Cho
Pourquoi débutait-on par les garçons pour attribuer un numéro d'élève? Le fait qu'un garçon soit numéro un, le fait que l'on débute par les garçons, le fait que les garçons soient devant les filles, demeurait tout simplement évident, naturel. Pendant que les garçons se mettaient en rang deux par deux puis en marche avant les filles, qu'ils faisaient leurs exposés avant les filles et que leurs devoirs étaient corrigés avant ceux des filles, elles attendaient silencieusement leur tour, s'ennuyant un peu, parfois pensant que c'était tant mieux, sans jamais s'interroger sur cette façon de faire. De même qu'elles vivaient sans se demander pourquoi le numéro de carte d'identité des garçons débutait par 1 et celui des filles par 2.
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Le système patriarcal fut finalement aboli. En février 2002, la cour constitutionnelle déclara que le patriarcat enfreignait le principe d'égalité des sexes et était par là même anticonstitutionnel. Un nouveau code civil ne tarda pas à être promulgué, qui entérinait essentiellement la fin de l'ancien mode de désignation du chef de famille auprès de l'état civil. Il entra en application le 1er janvier 2008. Désormais il n'y avait plus en Corée cette chose étrange, le 'chef de famille', et tout le monde vivait parfaitement bien avec son propre état civil. En conséquence, les enfants n'étaient plus obligés de prendre le nom du père. Si le couple se mettait d'accord au moment de la déclaration de mariage, les enfants pouvaient prendre le nom de la mère. Théoriquement. Sauf qu'en 2008, l'année où prit fin l'ancien système, on n'enregistra que 65 cas et que par la suite on ne dépassa guère les 200 chaque année.
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_C'était pas trop dur, tu n'as jamais eu de regrets ? Tu étais formidable toi aussi ?
_ Ah, ne m'en parle pas. Déjà, ta soeur, c'était une piailleuse. Elle a tellement pleuré nuit et jour, je ne sais plus combien de fois j'ai dû l'emmener à l'hôpital. J'avais trois enfants, mais ton père n'a jamais su changer une couche et ta grand-mère prenait trois repas par jour. J'avais trop à faire, j'étais épuisée, ce fut un enfer.
Pourquoi ma mère ne m'avait jamais dit que c'était si dur ? Non seulement sa mère, mais aucune femme de sa famille, aucune ancienne ni aucune amie ayant eu des enfants ne lui avaient donné d'informations franches. Sur les petits et grands écrans on ne voyait que de jolis bébés et tout le monde disait que la mère était belle et formidable. Kim Jiyoung, consciente de sa responsabilité envers son enfant, ferait tout pour bien l'élever, mais les mots comme formidable, elle ne voulait plus les entendre. Parce que ces mots cachaient une réalité : c'était dur d'élever son enfant.
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C’était l’époque où le gouvernement mettait en œuvre toute une série de mesures pour contrôler les naissances, au nom du planning familial. Dix ans plus tôt, l’IVG pour raison médicale avait été rendue légale. Comme si avoir une fille constituait une raison médicale, l’avortement des fœtus filles était pratiqué de façon massive.
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