Citations de Patricia Reznikov (53)
-Sander a voulu faire des portraits de la société de son temps. Il a pensé que grâce à son inventaire quasi scientifique il pourrait exprimer l'essence de l'humain à une époque donnée et, à partir de là, montrer l'humanité universelle. Il a fait le portrait de l'avocat, de la bonne soeur, du médecin, d'enfants aveugles, de l'artiste de cirque, du chimiste, du député, du chef d'orchestre, de l'écrivain, du prêtre, de l'institutrice, du maréchal-ferrant, du boxeur, du peintre, du colporteur, du chômeur, de la serveuse, du lycéen, de la mendiante.
-Et il fait le portrait de victimes de persécutions...
-Exactement ! Comme si être persécuté était était une occupation comme une autre, un état comme un autre. Comme si un persécuté avait naturellement sa place dans la société allemande de son époque, et dans toute société de toute époque !
- Et tu trouves qu'il a tort ?
- Mais non, justement, il a tout à fait raison ! C'est ça, qui est incroyable, c'est qu'il a tout compris ! Dans toute société, à un moment ou à un autre, il y a les persécutés. Invariablement. C'est presque mathématique. Non seulement ses photos sont belles, mais elles sont vraies ! Plus vraies que la vérité même des gens qu'il a photographiés. (p. 89)
Je me sers mon thé goût russe avec ma théière pétersbourgeoise tout en lisant les journaux. La rentrée littéraire de janvier s'annonce et tous les articles font l'éloge des cinq mêmes écrivains à la mode. Curieux bal des vanités plein de cruels froufrous. Ça fait longtemps qu'on ne m'invite plus. Trop vieux. (p.30)
"Tant de sévérité dans ces pages et ici tant de douceur. Chaque époque édictait ses codes et ses rites, ses lois et ses transgressions. Ici, en cette autre journée d'été, plus de trois siècles et demi plus tard, je faisais l'expérience d'une sorte de nirvana. Nirvana : extinction d'une flamme, d'une fièvre, apaisement, détachement, libération. Adieu angoisses, colère, regrets. Les mouvements du ponton de bois sur lequel je m'étais allongée suivaient le clapotis de l'eau le long de la berge, comme les oscillations de mon aiguille intérieure".
Un jour, mon appartement a brûlé, et avec lui, toute ma bibliothèque.
Tous les auteurs que j'aimais, ceux qui m'avaient aidée à me construire, ceux qui m'avaient accompagnée comme une famille, ceux qui avaient bercé mes moments de solitude, tous sont partis en fumée. Comme dans un mauvais rêve, une sorte d'holocauste. Sont morts des poètes russes, américains, des romanciers français, anglais, allemands. Et, d'une certaine manière, moi aussi, je suis morte avec eux.
À partir de ce moment ma vie a changé. Je n'ai plus cru en rien, ni au bonheur, ni à l'immortalité, ni que la vie puisse avoir une signification. Le fait qu'un appartement et tous les souvenirs qu'il renferme, tous les secrets, se transforment en cendres, le fait d'échapper de justesse à la mort me sont apparus comme l'événement le plus sinistre, le plus dénué de sens qui soit. L'épreuve n'a pas fait de moi une meilleure personne. Je ne suis pas devenue plus sage, plus généreuse, je n'ai pas eu de révélation. Je me suis sentie amoindrie, amère. Je me suis refermée sur moi-même pour lécher mes plaies.
Il y a souvent un tableau derrière le tableau. Une porte dissimulée qui mène quelque part.
(p.11)
Il (Nietzsche) dit qu'il faut vivre anti-historiquement. Comme les animaux et les enfants qui vivent dans l'instant, sans conscience du passé ou du futur. Alors que nous autres, les adultes, nous vivons en tant qu'êtres imparfaits, inachevables, entre ce qui était et ce qui sera. Nous ne pouvons oublier. Il nous faut toujours espérer, attendre une perfection rêvée mais impossible, inaccessible. Nous nous souvenons toujours des occasions manquées, nous sommes pleins de regrets, pleins d'amertume. Nous sommes constamment déchirés entre la nécessité d'être et d'avoir été.
- En Rrrussie il n'y a pas de pianos, tu sais bien, ils les ont tous fusillés. Il n'y a plus que des trrracteurs, dit Sergueï d'un ton badin. (p. 19)
[A propos de André Kertész]
J'ai lu quelque part qu'on dit que son anglais et son français ne sont pas très bons. Qu'il a perdu son hongrois et que la seule langue qu'il parle est la photographie. (p. 33)
- Mais vous, petite femme française, vous avez aussi votre lettre écarlate. Elle est douloureuse à porter mais c'est la vôtre. Faites-en l'usage que vous pourrez ! (...)...pensez à notre cher Nathaniel Hawthorne qui a si bien compris les tourments de l'âme humaine et qui était capable, pourtant d'un tel goût pour le bonheur ! (p.267)
La question revenait à cela : devait-on exalter son féminin pour accomplir sa vie de femme ou, au contraire, le mettre en sourdine pour s'en émanciper ?
Elle sera entourée mais seule, unique, audacieuse et fragile, précoce, libre mais, hélas, aussi, femme.
C'est Sándor qui l'a en partie élevée, avec les autres. Enfin, disons qu'il a été présent dans sa vie. Et elle veut te connaître. Je n'ai pas fait grand-chose de la mienne, rien de remarquable en tous les cas, mais ça ne doit pas beaucoup t'étonner, j'imagine. C'est ce qui se passe, généralement, non ? Il semble qu'il ne soit pas possible de faire autrement. La vie est une toute petite chose, maladroite, inachevée. Et nous, on peut seulement faire un peu de musique.
Le photographe est celui qui regarde le monde et qui espère.Il espère qu'il saura le surprendre dans ses convulsions, le déchiffrer. Pour témoigner, pour le rendre meilleur peut être. Mais, ajouta-t-il avec une moue, ce n'est qu'un songe. Car il est aussi dans la photo et il se regarde rêver.
- Alors, tu vois, je n'ai rien emporté. Tout ce j'ai est enfermé là-dedans- elle me désigna son front de l'index- et de temps en temps je laisse mes souvenirs sortir et faire quelques pas. Mais pas longtemps. Ils ne sont pas très habitués à la liberté. Ils pourraient perdre la tête et faire les fous. (p. 55)
j'appris qu'on pouvait rencontrer une bibliothèque flottante, un foyer dans la tempête, un refuge où poser sa tête et penser le monde, en compagnie de voyageurs errants, blessés, aux visages las, mais aux yeux grands ouverts. Je compris que l'esprit humain, ce véhicule des raisonnements et des songes, était un conservatoire poétique et spirituel. (p. 21)
Dans le pire de mes cauchemars, je vois cette femme. Je vois cette femme au visage inquiet. Elle n'est plus tout à fait jeune. Elle marche dans les rues boueuses d'un village ancien, un endroit du vieux monde où les maisons sont en bois, avec des barrières fragiles. Derrière les fenêtres sombres, on devine parfois un samovar qui luit, une assiette de pommes flétries, les visages d'enfants qui n'ont pas assez joué, maigres et poisseux, endormis sur leur bras, sur un coin de la table. Quelques bouleaux ondoient au loin. C'est le printemps. La pluie vient de laver le ciel, vient de laver le monde, on dirait. La femme marche d'un pas pressé, ses pieds glissent, elle se retourne de temps à autre comme si des ombres la suivaient. Un pli lui barre le front, cruellement, et puis deux autres, au coin de la bouche, comme les traces d'une espèce de baiser carnivore. Elle serre avec fièvre ses bras autour d'elle, elle a froid, elle a oublié de prendre son châle. Elle a entendu des rumeurs. Elle se dépêche. Soudain, alors qu'un vent humide et clair la pousse et la chahute sur la route glissante, qui passe entre les maisons et les maigres jardins, elle voit dans le ciel un cheval. Un solide cheval noir. Un autre le suit, bientôt, en hennissant. Puis ce sont quatre, six, dix chevaux qui obscurcissent le ciel, sur le dos desquels de hauts cavaliers, brusquement, se sont matérialisés. Des hommes chamarrés, harnachés comme pour une fête. La horde se penche alors et descend vers la terre. La femme trébuche et se met à courir, changeant plusieurs fois de direction, ne sachant où aller. Son cœur pris dans sa poitrine comme un oiseau aveuglé cogne, s'affole. Elle entend des chiens qui aboient et se parlent. Ils rient. Et tandis qu'elle tourne la tête dans un ultime effort pour tenter d'identifier, derrière elle, les ombres immenses qui la traquent, la peur l'envahit
Imaginer nos parents avant notre naissance. C'est une entreprise hasardeuse, vouée à l'échec. Ces êtres mystérieux, parfaits et imparfaits, responsables et irresponsables, qui ne maîtrisent en réalité rien, procèdent du Grand Inconnu Nébuleux des Origines.
Sur les murs des photos en noir et blanc encadrées, comme autant de fenêtres ouvertes sur des mondes qui m'étaient inconnus. (p. 30)
La photographie, c'est voir et écrire avec la lumière. Le photographe voit, et le monde est vu et voit aussi. Tout voit tout. p.90
Ce simple petit croissant est un rappel des frontières mouvantes et coupantes comme des couteaux, dans cette région du monde où les nationalités ont valsé comme des étiquettes dans un jeu de Monopoly sanglant. p.36