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Citations de Polina Panassenko (144)


Je pense plutôt à l'âme qui reste encore trois jours. Trois jours présente dans les endroits chers du défunt, les endroits de sa vie terrestre. Je ne connais pas les détails, je préfère ne pas, cette information me convient comme telle. Je me presse d'arriver à l'appartement. Nous sommes la nuit du troisième jour, je veux arriver à temps. Je fais un décompte avantageux qui me laisse plus d'heures pour étreindre son âme. Étreindre son âme morte avec mon corps vivant. Si ça se trouve on ne dit pas âme morte, on dit âme tout court. Si c'est profane d'avoir dit ça, j'espère que je n'ai pas perdu ma chance de l'étreindre pour autant. Je tiens à le faire, puisque c'est tout ce qu'on nous laisse.
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Puis on laisse dérouler tous les hits d'Outiossov, jusqu'à ce que Les fenêtres de Moscou arrive. Moskovskié okna. Celle-là on la remet deux fois. Léonid Outiossov chante :
Voici qu'à nouveau le ciel s'assombrit
Les fenêtres s'allument à la tombée de la nuit
C'est ici que vivent mes amis
Et dans la lueur de ces fenêtres
Je cherche les traits de ceux qui me sont chers
Rien en moi ne brille plus fort qu'elle
Elle m'étreint et elle m'appelle
La lueur éternelle des fenêtres de Moscou
Elle m'est chère depuis toujours
Elle m'étreint et elle m'appelle
La lueur éternelle des fenêtres de Moscou
Sous vos fenêtres, je me presse d'arriver
Rendez-vous de mes jeunes années
Chères fenêtres, je vous souhaite d'être heureuses
Votre lumière plus que tout m'est précieuse
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Après du thé pour moi, du kéfir pour lui, on se rabiboche. J'ai préparé une playlist de ses tubes préférés. Du Léonid Outiossov, du Alexandre Vertinski, du Vadim Kozin à gogo. J'ai galéré à trouver toutes les versions originales.
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Et puis tac, uppercut. Tu sais que tous les émigrés rentrent mourir au pays ? Tous. Tôt ou tard, leur terre leur manque et ils viennent mourir là où ils sont nés, ils rentrent chez eux.
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Vingt-cinq millions de morts. Tu sais combien c'est vingt-cinq millions de morts ? Nous on en a eu vingt-cinq millions et eux cinq cent mille, sans l'Armée rouge ils n'auraient jamais pu..Tu les vois les lilas ? Ils ont des lilas comme ça là-bas ? Ah tu vois, tu vois, bon, mais ils ont des gens bien quand-même, Yves Montand, ça va, il est pas mal, ça ne vaut pas Léonid Outiossov mais... Tu connais Léonid Outiossov ?
On rentre écouter Léonid Outiossov.
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Sur le chemin de l'aéroport j'essaie d'imaginer l'appartement en notre absence. Ça doit être comme un forêt sous la neige, silencieuse, immobile, endormie. Suspendue dans l'attente du printemps de notre retour.
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Vingt quatre heures plus tard le démembrement de l'Union soviétique est acté. Sur le Kremlin le drapeau soviétique est remplacé par le drapeau russe.

Le 26 décembre 1991, l'Union soviétique n'existe plus.
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Cette fois je n'ai pas de jupe d'été mais j'ai mes règles. Quand t'as tes règles t'as pas le droit d'entrer dans l'église. T'as pas le droit parce que t'es sale et que l'église c'est propre alors t'attends. T'attends d'être propre, et quand c'est bon tu y retournes avec ta jupe longue, tes cheveux couverts et ta phase lutéale.
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Après les choux, on s assoit. Toujours en rond. Toujours main moite dans main moite. Il faut s assoir, se taire et écouter. La femme -adulte-moins-immenses a bien vu que la mode de chez nous n’était pas vraiment la mienne. Elle me fait des sourires pédagogiques.
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Tout le monde en cercle. Main moite dans main moite. Rotation dans le sens des aiguilles d’ une montre. On plante les choux. Aller retour Aller retour . On ne fait que ça. On plante. On plante. Avec toutes les parties du corps. On plante puis on se demande si on a bien planté. À la bonne mode. En ce qui me concerne ça se passe mal. Les modes changent trop vite, je n arrive pas à suivre. Jusqu’à la mode,à la mode, ça va. Mais à partir d’ on les plante avec je panique. Je ne sais pas comment ça s appelle. Je finis par tout planter pareil.
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Pour qui a perdu son accent, il n’est pas exclu que son accent lui
manque. Ce n’est pas obligé mais ce n’est pas exclu. Peut-être qu’arrivera
le jour où mon accent viendra me demander des comptes. Alors ma vieille,
on parle comme Jean-Pierre Pernaut ? Il viendra en fin de matinée. En fin
de matinée, il ne se passe jamais grand-chose. Soit ce qui devait se passer a
déjà eu lieu le matin, soit ça attendra le soir. Et là, on sonne à la porte. Je
regarde dans le judas, je dis C’est pour quoi ? Ouvre, c’est ton accent. Une
petite femme menue au regard pointu, au front large, avec un béret en laine
mauve qui lui couvre l’oreille droite et un baise-en-ville dans les mains.
J’ouvre.
À peine sur le palier Qu’as-tu fait de moi, elle dit, qu’as-tu fait de moi,
malheureuse ? Je t’ai cherchée moi-même au fond de tes provinces, j’y suis
encore malgré tes infidélités. Je fixe une rayure sur le parquet, elle se tait.
Je relève la tête, la femme menue a disparu.
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C’est le visage de M. Armado que je vois quand Caroline de l’état civil
m’explique que j’ai cru m’appeler Polina ET/OU Pauline. Et je plonge.
Je reconnecte au moment où Caroline dit : « Autorisée à » c’est une
formule de politesse juridique, ça veut dire « obligée de » s’appeler Pauline
et « interdit » de s’appeler Polina.
Ça me fait beaucoup d’effet. Ce qu’elle vient de dire. Caroline est
désolée mais ça fait près de vingt ans que j’ai perdu mon prénom russe, et
non, croire qu’on l’avait encore ne donne pas le droit de le remettre sur son
passeport. Il faut remplir un nouveau dossier – que voici – pour en faire la
demande. Elle ne peut pas me dire si je pourrai le récupérer mais elle est
sympa, elle me le souhaite. Elle me souhaite aussi une bonne journée et elle
s’en va. La fille qui avait commencé à rentrer mes infos dans l’ordinateur
dit Je mets votre dossier en attente. Sur le dossier papier, en note de service,
elle écrit « La dame voudrait récupérer son prénom ». Merci, je dis. Y a pas
de souci.
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Au début, je pensais que parler français sans accent ça voulait dire
parler sans qu’on sache que je suis russe. Sans qu’on puisse me demander
d’où je viens et ce qui m’amène.
Mais à Saint-Étienne on peut parler français sans accent et avoir
l’accent quand même. À Saint-Étienne, l’accent, ça veut dire l’accent
stéphanois. On peut le cumuler. Stéphanois + russe. Stéphanois + russe +
banlieue. Il y a aussi le parler gaga. Le parler gaga, pendant longtemps, je
ne savais pas que ça se cumule. Je ne savais pas qu’en dehors du Forez,
personne n’est berchu quand il lui manque une dent.
Français sans accent ça veut dire français accent TV personnage
principal. Accent Laura Ingalls et Père Castor. Accent Jean-Pierre Pernaut
et Claire Chazal. Prendre l’accent TV c’est renoncer à tous les autres. Pas
de cumul possible avec l’accent TV. Une fois que tu parles comme au
20 heures tout autre accent devient un à-côté, un 5 à 7. Pour s’encanailler,
comme au bon vieux temps mais rien de plus. Un accent qui revient sans
qu’on l’appelle, c’est gênant comme Dom Juan qui tombe sur Done Elvire.
Coup d’œil autour pour vérifier que personne n’a vu. L’accent qui revient
malgré toi, on le remarque et on se moque : T’as l’accent qui pointe.
C’est l’en-dedans qui sort au-dehors. C’est le relief qui fait tomber ta
langue dans le domaine public. Le même que celui du ventre des femmes
enceintes. On veut savoir qui c’est là-dessous. Et ça fait combien de temps.
S’il n’y a ni bosse ni relief alors qu’on sait qu’il y a quelque chose, il arrive
qu’on soit un peu déçu. On ne distingue pas bien le dedans du dehors. Alors
parfois : Dis-nous quelque chose en russe. Impression qu’on te pose sur un
tabouret et qu’on te demande de baisser ton froc.
Je suis la seule de ma famille à avoir perdu l’accent russe. La paroi
entre le français et le russe est devenue étanche. Plus rien ne filtre au
travers. On m’a dit C’est dingue ça, on n’entend rien du tout, non mais c’est
vrai, c’est vrai, pas un pète de quelque chose. L’accent c’est quelque chose.
Rien du tout c’est ce qu’il m’en reste. Ce sont les oreilles des autres qui
actent la rupture, s’étonnent qu’il ne soit plus là. Tu as un français
impeccable. Impeccable. Une cuisine bien lavée. Pas de pelures coincées
dans le trou de l’évier. Pas de taches sur la nappe. Même pas une miette
accrochée à l’éponge. Mais si mon français est impeccable, le français de
ma mère, il est quoi ? Et celui de mon père ?
L’accent c’est ma langue maternelle.
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Je ne vais pas adorer du tout vivre avec un prénom choisi par le tribunal
de Bobigny parce qu’il trouve que je m’intègre mieux comme ça. Parce
qu’il trouve que comme ça, de la maternelle au cimetière, on garde à l’esprit
que s’intégrer est un work in progress. C’est comme le mollet dynamique et
la fesse galbée, ça s’entretient. Un moment d’inattention et paf, ça se
relâche, ça ramollit et ça pendouille. Ça commence par un accent tonique
fluctuant, une intonation plus droite. Au début, seulement quand on est
fatigué ou quand on a un peu bu, puis de plus en plus souvent. Ensuite on
arrête d’employer des articles. Je mange saucisse, je travaille dans théâtre.
Puis on se met à rouler les r et décliner tous les mots. Saucisseka.
Saucisseki. Saucisseké. Saucissekou. Saucissekoï. Et paf ! Désintégrée.
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À la fin de l’été, on rentre en France. Dans le hall de l’aéroport, à côté
d’une machine à café, un gros panda allongé sur le dos tient dans ses pattes
une boule en verre pleine de pièces. On s’approche. C’est la WWF, dit mon
père, ils protègent les espèces menacées.
Ma mère aussi veille sur mon russe comme sur le dernier œuf du
coucou migrateur. Ma langue est son nid. Ma bouche, la cavité qui l’abrite.
Plusieurs fois par semaine, ma mère m’amène de nouveaux mots, vérifie
l’état de ceux qui sont déjà là, s’assure qu’on n’en perd pas en route. Elle
surveille l’équilibre de la population globale. Le flux migratoire : les
entrées et sorties des mots russes et français. Gardienne d’un vaste territoire
dont les frontières sont en pourparlers. Russe. Français. Russe. Français.
Sentinelle de la langue, elle veille au poste-frontière. Pas de mélange. Elle
traque les fugitifs français hébergés par mon russe. Ils passent dos courbé,
tête dans les épaules, se glissent sous la barrière. Ils s’installent avec les
russes, parfois même copulent, jusqu’à ce que ma mère les attrape. En
général, ils se piègent eux-mêmes. Il suffit que je convoque un mot russe et
qu’un français accoure en même temps que lui. Vu ! Ma mère les saisit et
les décortique comme les crevettes surgelées d’Ochane-Santr’Dieu. On ne
dit pas garovatsia. On dit parkovatsia ou garer la voiture. La prochaine fois
que garovatsia arrive je lui dis non, pousse-toi, laisse passer parkovatsia.
On ne dit pas mangévatsia, on dit stolovatsia ou manger. Attention.
Attention, sinon tu vas finir comme les fils Morkovine. Je les ai vus les fils
Morkovine. Je sais ce que je risque. Les fils d’un collègue de mon père. Des
jumeaux. À peine plus âgés que moi. Arrivés de Saint-Pétersbourg ils ne
parlent plus vraiment le russe ni tout à fait le français. Ils cherchent leurs
mots. Ils ont un accent bizarre. Des consonnes trop dures, des voyelles trop
ouvertes. On dirait qu’ils sont en train de muter. Ils ont déjà la langue dans
le formol, on va les mettre en bocal et les observer. Je ne veux pas muter
mais je n’ai rien vu venir. Il fallait faire rentrer le français et maintenant
qu’il est là on me dit qu’il va me changer en mutant Morkovine.
Pour me préserver de la mutation, ma mère a rapporté de Moscou un
antidote : Pas à pas vers le cinq sur cinq. Un épais cahier d’exercices
rempli de règles de grammaire et de dictées qui décrivent des paysages
champêtres. C’est très bien fait, dit ma mère, on apprend la grammaire à
partir des grands classiques. Je pense aux Minikeums qui ont commencé
depuis cinq longues minutes. Tant pis si je mute. Tant pis si je m’endors sur
la neige du français.
Mais Pas à pas vers le cinq sur cinq ne m’a pas demandé mon avis. Pas
à pas vers le cinq sur cinq a tout prévu. Il a un programme pour moi pour
les dix années à venir. Et s’il le faut Pas à pas vers le cinq sur cinq ira me
chercher jusque dans les toilettes. D’ailleurs il en tapisse les murs. Avant il
y avait les drapeaux du monde. Maintenant le russe a pris toute la place.
Deux niveaux d’accrochage. Station debout / station assise sur la
cuvette. Tout est prévu pour qu’il soit inévitable. J’entre, « ji / shi pishi
tchéréz i » au-dessus de la chasse d’eau. Je me retourne, il y a « gnat’
diérjat’, dyshat’, obydiét’ » qui passent. Je m’assois, « plav / plov,
mak / mok » me regardent. Papier toilette à gauche : « stiéklianyï,
olovianyï, dérévianyï ». Essuie, relève, remonte le pantalon, « plav / plov,
mak / mok » face porte. Demi-tour « gnat’, diérjat’ ». Tire la chasse
« ji / shi ». Demi-tour « plav / plov » et ressors.
Russe à l’intérieur, français à l’extérieur. C’est pas compliqué. Quand
on sort on met son français. Quand on rentre à la maison, on l’enlève. On
peut même commencer à se déshabiller dans l’ascenseur. Sauf s’il y a des
voisins. S’il y a des voisins on attend. Bonjour. Bonjour. Quel étage ? Bon
appétit.
Il faut bien séparer sinon on risque de se retrouver cul nu à l’extérieur.
Comme la vieille du cinquième qu’on a retrouvée à l’abribus la robe de
chambre entrouverte sans rien dessous. Tout le monde l’a vue. On a dit Elle
ne savait plus si elle était dedans ou dehors.
Un jour ça m’arrive. Je joue avec les enfants des allées voisines sur la
pelouse au pied de l’immeuble. Ça sent le gazon tondu et la crotte de chien
fraîche. La fenêtre du neuvième étage s’ouvre, ma mère se penche, appelle.
Le repas est prêt, il faut venir. Je tourne la tête, je demande un sursis. Je crie
Iésho tchout-tchout.
Cul nu à l’abribus. J’ai oublié. Où j’étais, j’ai oublié. Autour de moi un
cercle d’enfants se forme. Un chef de gare, des passagers. Le cercle me
tourne autour, siffle et crie Tchouuu-tchouuu.
À la fin de l’année, je passe de Polina à Poline. J’adopte un e en feuille
de vigne. Polina à la maison, Poline à l’école. Dedans, dehors, dedans,
dehors.
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Avant de franchir le portillon, je reçois les instructions de bonne
conduite de mon grand-père et les réponses à fournir aux éventuelles
questions du monde extérieur en ce qui concerne mon lieu d’habitation.
J’habite à Moscou. Je suis élève à l’école numéro 26. Celle en briques
rouges et blanches sur le chemin du cirque, juste à côté de la maison. Ne
rien dire sur la France. Ne pas parler des voyages. Ne pas parler français
bien sûr, mais ça c’est évident. Si on me parle de la France, j’élude. Si
quelqu’un insiste, je dis que j’apprends le français avec un prof particulier
pour entrer à l’école 1265 en section internationale. Je peux dire que j’ai
une carte d’abonnement à la bibliothèque pour enfants, métro
Oktyabrskaya. Celle sur la place avec la grande statue de Lénine. C’est tout.
Pendant qu’il liste les dangers qui me guettent, je pense à la Grande
Guerre patriotique. Aux fascistes qui torturaient les prisonniers sans insigne
pour déterminer à leurs cris de douleur de quel pays ils venaient. Ça
m’inquiète. En français je sais qu’on crie « aïe » mais le problème c’est
qu’en russe on crie « aïe » aussi. Comment être sûre de crier « aïe » en
russe et pas en français. Et si je crie « aïe » en russe mais qu’on croit que
j’ai crié « aïe » en français, comment prouver ensuite que c’était bien un
« aïe » russe.
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Cette fois c’est différent. Elle a sorti le mot il y a longtemps, c’est le
contenu qui me manque. J’ai envie de savoir mais je n’ai pas envie de
demander. Qu’est-ce qu’il y a, Véra ? Je passe sur le prénom, je commence
le tâtonnement expérimental. Je m’approche : Mamie, je suis iévreï.
Quelque chose contracte son visage, la traverse et ressort par un cri. Véra,
tu es russe ! Bingo. Donc déjà iévreï, ça veut dire « pas russe ». Donc mon
père n’est pas russe. Mais s’il n’est pas russe, il est quoi ? J’entends les pas
de la vraie Véra qui se rapprochent. En général, ma sœur distingue à
l’oreille si ma grand-mère appelle « Véra Véra » ou « Véra pas Véra ».
Mais là il y a eu cri donc vérification sur place. Qu’est-ce qui se passe ici ?
Elle me regarde. Je suis une iévreï, je dis. Véra ! crie ma grand-mère. Celui-
là c’est un « Véra pas Véra ». Je vois, dit « Véra Véra », alors déjà on dit
iévreï pour un homme, iévreïka pour une femme et toi, t’es baptisée
orthodoxe. C’est Pelagueïa ton nom d’église.
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Dans la salle éblouissante, les choses empirent de jour en jour. À
l’instant où la sirène retentit, je ferme la bouche jusqu’à ce que ma mère
arrive. Deux de mes voisins de table ont fini par comprendre qu’ils avaient
carte blanche. Quoi qu’ils fassent, quoi qu’ils me fassent, je ne pourrai
jamais faire usage de sons à leur encontre. L’immense femme-adulte ne me
sera d’aucun secours. Impunité totale.
L’immense femme-adulte informe ma mère de mon mutisme. On me
parle encore et encore de la langue qu’il me manque. La langue du français.
C’est pour elle que je dois y aller. Je dois retourner à la materneltchik pour
qu’elle me pousse. Tu la chanteras comme un oiseau, tu verras. Tchik-
tchirik, fait le moineau.
Mais j’ai déjà une langue. Qu’est-ce qui lui arrivera ? Tchik-tchik, font
les ciseaux.
Je pense aux queues des lézards que j’attrape à la datcha. Si on les
touche, elles se détachent. On voit le moignon rose et les chairs à vif. La
queue s’agite encore un peu puis c’est fini. C’est une queue morte. On
enferme le lézard dans le terrarium. Quelques jours plus tard une nouvelle
queue lui pousse. C’est pour ça qu’il faut aller à la materneltchik.
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Grâce aux bégaiements de Philiptchik, le cri collectif se fissure. Peu à
peu se dessine une géographie de l’enclos.
C’est un triangle composé d’une base, d’un centre et d’une pointe. La
base s’appuie sur le bloc de béton, la pointe se situe au niveau du portail. La
base est la partie la plus large du triangle. On y trouve surtout des cris
d’individus mâles et des activités de type jeu de ballon, jeu du loup, bagarre
et exhibition des parties génitales. La base domine la partie centrale du
triangle. La partie centrale est plus resserrée, on y trouve majoritairement
des cris d’individus femelles et des activités telles que la marelle, le saut à
l’élastique et une étrange déambulation groupée accompagnée d’une litanie
monotone. Cette partie centrale est dominée par la base mais domine à son
tour la pointe du triangle. Dans l’angle le plus éloigné du bloc de béton,
dans la pointe étriquée et silencieuse du triangle, se trouve le
lumpenprolétariat de l’enclos : Philippe et moi. Le bègue et la Russe.
À l’intérieur de ce triangle, la circulation se fait de la base vers le centre
ou du centre vers la pointe, et traduit généralement un objectif de conquête :
je viens sur tes terres pour te dominer.
Les femmes-adultes, elles, dominent tout le monde. Elles circulent dans
les deux sens. Les unes à côté des autres, elles forment une rangée qui se
déplace de la base du triangle aux prémices de sa pointe. Jamais elles ne
poussent jusqu’à son extrémité. Sinon leur rangée se brise. À la frontière de
la pointe, elles font demi-tour sans s’arrêter, comme le nageur que j’ai vu
dans un couloir de la piscine. Elles parlent et elles balaient l’enclos d’un œil
vide. Elles surveillent ce qu’elles voient. Ceux qui veulent leur échapper
attendent simplement qu’elles se retournent.
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Dans l’enclos je ne vais plus derrière les thuyas, je rejoins directement
Philiptchik. Dans le flot de sons qui sortent de sa bouche, il arrive que
quelque chose surnage. Alors il faut attraper et tirer jusqu’à la rive, mettre
en lieu sûr puis en pratique. « Tian », il tend quelque chose. « Vian », il se
déplace. « Tian », « vian ». Je l’imite et je vois ce qui se passe. J’analyse,
j’expérimente. Travail de terrain.
Si le son marche, il devient mot. S’il ne marche pas, je le relâche dans le
fleuve. Un son qui marche c’est un son qui produit quelque chose. Un son
qui ne marche pas équivaut au silence. Tu fais le son mais l’autre fait
comme si tu n’avais rien dit. C’est ce qui s’est passé pour le « Salu hibou »
de ma mère. Salu hibou ? Je regarde Philiptchik : pas de réaction. Splash !
Dans le fleuve.
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