Citations de Polina Panassenko (138)
On a fait des rubans de mots dans le vide.
On déroule encore des rubans de mots mais dans tout ce qu'on dit il y a surtout ce qu'on ne dit pas, celle dont on ne parle pas, celle que la langue évite.
À la fin d'année, je passe de Polina à Poline. J'adopte un e en feuille de vigne. Polonais à la maison. Police à l’école. Dedans, dehors, dedans, dehors.
Russe à l’intérieur, français à l’extérieur. C'est pas compliqué. Quand on sort on met son français. Quand on rentre à la maison, on l’enlève. On peut même se déshabiller dans l’ascenseur. Sauf s’il y a des voisins.
Elle a raison mon avocate. N'importe qui aurait pu se noyer. Est-ce que pour n'importe qui on aurait parler de dette? Ah oui, dis l'avocate, mais ça c'est un peu le cas de tous les émigrés, non ?
C'est drôle de faire un exposé sur la sociologie des prénoms et de ne surtout pas parler des siens. C'est exactement ce qu’on a fait.
La Muraille de Chine c'est un immeuble sublime. On dirait un immeuble russe. Un immeuble immigré.
Moi aussi j'aimerais dire quelque chose. Participer. Il faut jouer sur le contraste. Ils sont forts d'être grands, je le serai d'être petite. J’œuvre les yeux, je lève les sourcils, je dis: C’est ici que nous allons habiter? C'est joli, on pourra quand-même mettre un petit banc pour dormir ? Rires, attendrissement, caresse sur les cheveux. La tension retombe. Mission accomplie.
Une protestation silencieuse doit savoir être visible.
L’accent qui revient malgré toi, on le remarque et on se moque : T’as l’accent qui pointe.
C’est l’en-dedans qui sort dehors. C’est le relief qui fait tomber ta langue dans le domaine public. Le même que celui des femmes enceintes. On veut savoir qui c’est là-dessous.
Russe à l'intérieur, français à l'extérieur. C'est pas compliqué. Quand on sort on met son français. Quand on rentre à la maison, on l'enlève. On peut même commencer à se déshabiller dans l'ascenseur. Sauf s'il y a des voisins.
Dans le flot des sons qui sortent de sa bouche, il arrive que quelque chose surnage. Alors il faut attraper et tirer jusqu'à la rive, mettre en lieu sûr puis en pratique.
elle a dit que c'était si mauvais que ses oreilles se sont fanées et enroulées sur elles-mêmes en petits tuyaux.
Russe à l'intérieur, français à l'extérieur. C'est pas compliqué. Quand on sort on met son français. Quand on rentre à la maison, on l'enlève. On peut même commencer à se déhabiller dans l'ascenseur. Sauf s'il y a des voisins. S'il y a des voisins, on attend. Bonjour. Bonjour. Quel étage ? Bon appétit.
Je pense plutôt à l'âme qui reste encore trois jours. Trois jours présente dans les endroits chers du défunt, les endroits de sa vie terrestre. Je ne connais pas les détails, je préfère ne pas, cette information me convient comme telle. Je me presse d'arriver à l'appartement. Nous sommes la nuit du troisième jour, je veux arriver à temps. Je fais un décompte avantageux qui me laisse plus d'heures pour étreindre son âme. Étreindre son âme morte avec mon corps vivant. Si ça se trouve on ne dit pas âme morte, on dit âme tout court. Si c'est profane d'avoir dit ça, j'espère que je n'ai pas perdu ma chance de l'étreindre pour autant. Je tiens à le faire, puisque c'est tout ce qu'on nous laisse.
Puis on laisse dérouler tous les hits d'Outiossov, jusqu'à ce que Les fenêtres de Moscou arrive. Moskovskié okna. Celle-là on la remet deux fois. Léonid Outiossov chante :
Voici qu'à nouveau le ciel s'assombrit
Les fenêtres s'allument à la tombée de la nuit
C'est ici que vivent mes amis
Et dans la lueur de ces fenêtres
Je cherche les traits de ceux qui me sont chers
Rien en moi ne brille plus fort qu'elle
Elle m'étreint et elle m'appelle
La lueur éternelle des fenêtres de Moscou
Elle m'est chère depuis toujours
Elle m'étreint et elle m'appelle
La lueur éternelle des fenêtres de Moscou
Sous vos fenêtres, je me presse d'arriver
Rendez-vous de mes jeunes années
Chères fenêtres, je vous souhaite d'être heureuses
Votre lumière plus que tout m'est précieuse
Après du thé pour moi, du kéfir pour lui, on se rabiboche. J'ai préparé une playlist de ses tubes préférés. Du Léonid Outiossov, du Alexandre Vertinski, du Vadim Kozin à gogo. J'ai galéré à trouver toutes les versions originales.
Et puis tac, uppercut. Tu sais que tous les émigrés rentrent mourir au pays ? Tous. Tôt ou tard, leur terre leur manque et ils viennent mourir là où ils sont nés, ils rentrent chez eux.
Vingt-cinq millions de morts. Tu sais combien c'est vingt-cinq millions de morts ? Nous on en a eu vingt-cinq millions et eux cinq cent mille, sans l'Armée rouge ils n'auraient jamais pu..Tu les vois les lilas ? Ils ont des lilas comme ça là-bas ? Ah tu vois, tu vois, bon, mais ils ont des gens bien quand-même, Yves Montand, ça va, il est pas mal, ça ne vaut pas Léonid Outiossov mais... Tu connais Léonid Outiossov ?
On rentre écouter Léonid Outiossov.
Sur le chemin de l'aéroport j'essaie d'imaginer l'appartement en notre absence. Ça doit être comme un forêt sous la neige, silencieuse, immobile, endormie. Suspendue dans l'attente du printemps de notre retour.