Citations de Rachid Benzine (430)
Les enfants sont notre force et notre faiblesse.
Mon père, lui, n'a jamais quitté les coulisses. Il se tient là, sans dire un mot. Si je m'efforce de l'entendre, de faire résonner sa voix dans ma mémoire, aucun son, aucune intonation. (...). Ma mère était sa voix. Elle parlait pour lui, lisait au travers de ses non-dits, comprenait ses soupirs. On dit que c'est ça, l'amour. Je crois plutôt que c'était de la lâcheté. Une amputation volontaire, un choix- celui d'être assisté.
Mes poésies ont pris le goût amer de tout ce que j'ai vécu depuis que nous sommes dans le camp d'Al-Hol. Le sentiment d'être abandonné. Voir des enfants innocents mourir tous les jours. Je crois que personne n'est fait pour ça. Alors maintenant mes poésies elles disent la peur, le dégoût, la colère, la faim, les bombardements, la mort de mes copains. Je n'ai pas envie de me souvenir de ces poésies. Mais je n'arrive pas à les oublier. Elles m'habitent comme si elles étaient gravées dans mes souffrances et mes blessures.
Bref, dès mon plus jeune âge, j'ai dévoré les bouquins comme d'autres les pâtes. Pour donner une réalité à des désirs enivrants. La quête d'une autre vie, en somme. Qui m'a toujours différencié de mes frères, tous happés très tôt par la nécessité de contribuer à la survie de la famille. Mon père est en effet mort quelques jours avant mes sept ans, écrasé par une palette de livres. Un destin qui ne m'a pas fâché avec la lecture. Juste avec les palettes. Et encore.
Au fond, les enfants ne s’intéressent jamais à ce qu’ont été leurs parents.
La haine est la colère des lâches.
Je me suis mis à vomir. L'émir a pris ma tête dans sa grosse main et il m'a donné une immense claque. Il m'a mis devant tout le groupe de lionceaux et il a ordonné aux autres de me frapper. Ils ont hésité. Et puis un d'abord, puis un autre se sont lancés. Je crois qu'ils avaient autant peur que moi. Alors ils m'ont frappé chacun leur tour mais sans vraiment me faire mal. J'ai cru ce jour-là que j'allais mourir. Alors je récitais dans ma tête à toute vitesse des poèmes que j'avais appris à l'école. Pour mourir dans ce qu'il y a de plus beau. Et j'ai même inventé un poème pendant qu'ils me frappaient. Un poème inspiré par Jacques Prévert :
Il dit non avec la tête
Mais il dit oui dans un soupir
Il dit oui à ce qu'il aime
Il dit non à son émir
Il est debout
On le questionne
Et tous les problèmes sont posés
Soudain le fou rire le prend
Et il efface tout
Les sourates et les mots arabes
Daesh et les lionceaux du califat
Les massacres et les attentats-suicides
Et malgré les menaces de l'émir
Sous les huées des enfants prodiges
Avec des craies de toutes les couleurs
Sur le tableau noir du malheur
Il dessine le visage du bonheur.
L'émir a pris ma tête dans sa grosse main et il m'a donné une immense claque. Il m'a mis devant tout le groupe de lionceaux et il a ordonné aux autres de me frapper. Ils ont hésité. Et puis un d'abord, puis un autre se sont lancés. Je crois qu'ils avaient autant peur que moi. Alors ils m'ont frappé chacun leur tour mais sans vraiment me faire mal. J'ai cru ce jour-là que j'allais mourir. Alors je récitais dans ma tête à toute vitesse des poèmes que j'avais appris à l'école. Pour mourir dans ce qu'il y a de plus beau. (p.34)
Deux heures plus tard, vers midi, j’entre dans Lens après avoir vu défiler le long de la route plusieurs terrils sombres, ces témoins silencieux de deux siècles de souffrances pour les mineurs.
Driss ajoute : « Avec du ciment et des immigrés, voilà comment on a tout reconstruit. Des milliers de forçats affamés. »
Vous vous demandez sans doute ce que je fais dans la chambre de ma mère. Moi, le professeur de lettres de l'Université catholique de Louvain. Qui n'a jamais trouvé à se marier. Attendant, un livre à la main, le réveil possible de sa génitrice. Une maman fatiguée, lassée, ravinée par la vie et ses aléas. La peau de chagrin, de Balzac, c'est le titre de cet ouvrage. Une édition ancienne, usée jusqu'à en effacer l'encre par endroits. Ma mère ne sait pas lire. Elle aurait pu porter son intérêt sur des centaines de milliers d'autres ouvrages. Alors pourquoi celui-ci? Je ne sais pas. Je n'ai jamais su. Elle ne le sait pas elle-même. Mais c'est bien celui-ci dont elle me demande la lecture à chaque moment de la journée où elle se sent disponible, où elle a besoin d'être apaisée, où elle a envie tout simplement de profiter un peu de la vie. Et de son fils.
Les malheurs des enfants, je crois que ça n’intéresse jamais vraiment les gens. Sinon, ça ferait longtemps qu’on les ferait plus souffrir. Et il y aurait depuis longtemps une Convention internationale des droits de l’enfant.
Le seul espace privé dont disposaient les mineurs, c’était leur lit et le montant en bois fermant leur couchage à son pied et à sa tête. Certains affichaient la photo d’une fiancée, d’une épouse, de leurs enfants ou parents. D’autres, des photos de sportifs, de voitures ou de femmes en maillot de bain. C’est surtout la fauche qui pouvait pourrir l’atmosphère. Même s’ils n’avaient pas beaucoup d’affaires personnelles, chacun y tenait. Moins on possède, plus le peu qu’on a prend de la valeur.
Et tu sais pourquoi les jeunes, ils ne connaissent plus ces histoires ? Parce que les vieux comme ton père ils ont voulu que toutes les souffrances, tous ce qu'ils ont subi, s'arrêtent avec eux. Ils voulaient vous en préserver. Pour que vous soyez libres de réussir votre vie, sans rancœur, sans amertume. Parce que même s'ils n'ont vécu qu'une existence très modeste, ils n'aspiraient pas à autre chose pour eux-mêmes. C'est pour vous qu'ils ont tout sacrifié. La réussite de leur exil ce n'est pas la leur, c’est celle de votre génération. Cette mémoire à transmettre, c’est pas pour nous mais pour les autres.
(p.63)
Quand il a vu « Achille » qui battait de la queue, il s’est approché de lui tout en douceur. Et d’un coup il l’a attrapé par le cou et Achille s’est mis à hurler très fort. Il a sorti un couteau et il l’a égorgé en disant : « Tu as ta réponse, Farid. Voilà ce qu’Allah fait aux chiens. Aux chiens d’infidèles. » Et il a éclaté de rire.
Mes parents et moi nous avons vécu ensemble mais jamais en même temps. (p. 14)
Un dernier regard sur sa tombe. Une plaque arrondie en bois. Dessus, une inscription : 1938-2022. Un résumé sommaire de ce qu'aura été sa vie : deux dates et un immense vide entre les deux.
(p.34)
À l’entrée, je comprends que les foyers de travailleurs migrants se sont transformés en foyers d’immigrés à la retraite. Certains y sont arrivés à dix-huit-ans et n’en repartiront que les pieds devant.
Et puis on est arrivés en Syrie. Là, ils m’ont dit où on était. Ça s’appelait Raqqah. Papa et maman, ils étaient très excités. Je les avais jamais vus aussi heureux. Ils m’ont dit que c’était le paradis ici. Moi je croyais que le paradis c’était dans le ciel, quand on est mort. Papa s’est habillé avec des vêtements très larges et un turban. Maman a mis un niqab. Tout noir. On voyait que ses yeux. Pour rire, elle me disait que c’était pour me surveiller comme depuis la meurtrière d’un château. (p.12)
Ma mère m'a demandé de tirer les rideaux pour voir danser les flocons. "Tu vois, mon fils, ces flocons? C'est les oreillers des anges...ils viennent me chercher", a-t-elle soufflé. J'ai souri. La poésie de ma mère m'étonnerait toujours, elle qui n'avait jamais écrit pouvait parfois sortir des phrases qui me laissaient muet. "Non, maman, ils viennent juste te bercer", lui ai-je répondu, pour masquer mon émotion.