Citations de Sarah Jollien-Fardel (207)
Tu connais quoi du Valais, Charlotte ? Ici il y a des centaines de lieux sans prétention, façonnés par rien d'autre que la nature et qui te bouleverseraient, si tu avais un cœur. Est-ce que tu connais la rusticité du val d'Hérens, le hameau sauvage de la Forclaz, dépourvu de restos attrape-touristes, mais qui en un jour te met droite face à ton âme ? Tu sais qu'il n'y a pas qu'un Valais, qu'à quelques kilomètres de distance, les gens ont un autre accent, que chacun défend son petit lopin de terre, qu'il considère comme le plus merveilleux trésor du monde ?
« Alors, Jeanne, tu as joué les cascadeuses ? »
Il me taquine, ça ne peut pas être autrement. Qu’est-ce qui est pire ? Être un salopard ignare ou un homme subtil, mais suffisamment lâche pour ne pas voir qu’une gamine de huit ans a été rossée ? Avant de le mépriser définitivement, j’ai tenté la franchise, il se pouvait que je n’aie pas l’air si cabossé.
« C’est mon père.
– Ton papa ? Tu veux voir ton papa ? Mais il n’est pas là, ton papa.
– Non-non-non-non. » C’est une prière, non-non-non-non, j’élève le ton, mais ma voix est fluette : « C’est pas vrai. C’est mon père qui m’a tapée. »
Il passe la main sur mon front : « Ça va passer, il faut la surveiller cette nuit. »
Les coïncidences s'invitent sans qu'on les cherche.
"... Ah ! et Emma, Emma, EMMA, tu t'en souviens? Emma que tu violais ? Tu t'en souviens ? Tu t'en souviens, salopard ? "
Il renifle et entre deux hoquets :
" C'était comme ça, à l'époque.
- Quoi? Putain ! Quoi, c'était comme ça? T'es cinglé, ou bien? Non, c'était comme ça par ta faute, parce que tu es une sale merde. Chez mes copines, non, c'était pas comme ça. Je ne suis pas née au Moyen Age, bordel de merde! Alors, va te lamenter ailleurs. Pas chez moi. Crève ! Le plus vite possible "
( p 164)
C'était d'une banalité désolante. Un scénario usé jusqu'à la corde, où chacun jouait le rôle qui lui était prédestiné. Personne n'avait le recul du spectateur. Nous étions tous les quatre embarqués dans la même valse, où chacun posait les pieds au bon endroit. Nous n'avions ni la conscience, ni l'imprudence de risquer un autre pas.
Notre misère familiale venait d’ailleurs. Dans les agissements violents et l’inculture paternels, dans l’obscénité verbale, dans la fermeture d’esprit.
Ce moment où vous dites un mensonge. Cet instant suspendu, une fraction de seconde. Ça bascule dans un sens ou dans l'autre. Je savais manier le regard, le tenir sans faillir, l'enrober d'innocence. J'écartais bien les yeux et étirais mes lèvres dans un faux sourire fermé. Ça marchait toujours.
« Filmé, ça aurait filé la chiale à n'importe qui. Je ne suis pas n'importe qui. Je suis la fille de ce monstre, je suis la femme qui trompe, je suis la femme qui a frappé, je suis la femme sèche de l'intérieur, je suis la femme aux entrailles pourries, je suis la fille qui n'a sauvé ni sa mère ni sa sœur, je suis la fille d'un meurtrier, je suis la fille vide qui regarde son père mourir, je suis la femme qui n'écoute pas sa compagne lui dire : « fais la paix ». Je suis la femme sans rémission. »
Il fallait que je revienne ici, avec elle, pour comprendre que son éducation raffinée, qui m'attirait tant, n'était que du vent, qu'elle n'avait ni racines, ni profondeur, ni authenticité. J'aurais encore besoin de temps pour réaliser que sa fameuse sophistication familiale ne valait pas mieux que mon animal de père. p.69
A mesure que j'ajoutais une touche de vernis à mon apparence, il me semblait que mes origines s'estompaient, que ma colère s'adoucissait. Charlotte m'avait décrottée. Moi, je me perdais. p.63
"Il faut se remplir de beauté, affirmait-elle. Éduquer ses yeux et ses doigts. C'est en touchant, en regardant que tu vas apprendre. Et après tu peux transposer sur les gens. C'est pareil. Moi je t'ai vue sous tes oripeaux" (elle utilisait bien ce mot ridicule). p.60 et 61
J'ai peur, j'ai tellement peur, je baisse la tête. Puis je repense à ce que j'osais, gamine, face à lui. Mon corps d'enfant était un rempart. Aujourd'hui alors que je suis une adulte, je suis bien plus vulnérable.
En trois sons, le passé est là. Mes épaules se recroquevillent, mes gestes se robotisent. Je suis attachée à ma chaise, incapable de me lever.
J'étais gauche, incapable de rapports normaux, de conversations polies et banales, inadaptée sociale.
C'était d'une banalité désolante. Un scénario usé jusqu'à la corde, où chacun jouait le rôle qui lui était prédestiné. Personne n'avait le recul du spectateur. Nous étions tous les quatre embarqués dans la même valse, où chacun posait les pieds au bon endroit. Nous n'avions ni la conscience, ni l'impudence de risquer un autre pas.
J'ai entendu le hoquet de Marine, derrière mon dos qui ravalait des sanglots. Filmé, ça aurait filé la chiale à n'importe qui. Je ne suis pas n'importe qui. Je suis la fille de ce monstre, je suis la femme qui trompe, je suis la femme qui a frappé, je suis la femme sèche de l'intérieur, je suis la femme aux entrailles pourries, je suis la fille qui n'a sauvé ni sa mère ni sa sœur , je suis la fille d'un meurtrier, je suis la fille vide qui regarde son père mourir, je suis la femme qui n'écoute pas sa compagne lui dire: «Fais la paix. »
Je suis la femme sans rémission.
Je détricotais mon passé jusqu’à le rendre supportable.
J’avais les mâchoires endolories tant j’avais crispé les dents. Alors, seulement, j’ai posé mon front contre son épaule. Alors, seulement, il m’a enveloppée de ses bras. Alors, seulement, il a enlacé mon dos de ses mains. Alors, seulement, j’ai pleuré, son corps tenu à distance par mes coudes fermés. Alors, seulement, je me suis retirée. Alors, seulement, je l’ai regardé dans les yeux.
A mesure que j'ajoutais une couche de vernis à mon apparence [...] je me perdais
J’étais ensorcelée par ses origines ou par sa façon de replier la jambe sous elle. Je suis tombée amoureuse de cette image qui prouvait que j’avais poli mes manières.