De l'endroit où ils se trouvaient, ils avaient vu sur le fleuve avec, en son milieu, une autre petite île boisée. Une barque naviguait à la voile. Sur la berge, une vache broutait paisiblement avec son veau. Des canards s'ébrouaient sur l'eau créant autour d'eux des auréoles de vaguelettes, d'autres s'envolaient d'entre les herbes sauvages de la rive...
Ils avaient beau se laver, la puanteur restait attachée à leurs vêtements. Et ils n'en avaient guère de rechange dans leur cabane. Tout ce qu'ils portaient, que ce soit au travail, pour dormir, ou au repos, chez eux, c'étaient des choses récupérées au dépotoir...
Deux fois par mois, l'hélicoptère de la mairie centrale venait désinfecter l’Île aux Fleurs. En plus, deux fois par jour, après avoir retourné la terre, un tracteur aspergeait le sol d'insecticide. Sans ses précautions les employés n'auraient pas pu travailler à cause des nuées de mouche.
[…] Je voyais des peaux jaunes, des grises, des noires, même quelquefois des blanches … non pas d’Anglais mais de travailleurs d’origine polonaise ou tchèque engagés sur les chantiers de construction.
Sur un mur, une peinture représentant le port au crépuscule; sur celui d'en face, une horrible sculpture d'un homme nu, les bras ouverts, cloués sur des montants en bois.
- Qu'est-ce que c'est ? demanda Chong en arrêt devant ce curieux personnage.
- C'est... le dieu des Occidentaux, expliqua l'amah en joignant respectueusement les mains.
- Le dieu ? Ca signifie qu'il est comme le Bodhisattva ?
- On dit qu'il est le fils de celui qui règne dans le Ciel, on l'a tué et cloué sur une croix de bois.
Chong se rembrunit:
Mais c'est affreux ! Et ils prient devant cet homme qui est cloué là ?
Un bruit d epas au loin.
Des talons martelaient le sol en ciment sur un rythme martial.
Le gardien-chef faisait sa dernière ronde.
- Rien à signaler ! lançaient les gardiens.
Il lui fallait franchir deux griller pour arriver jusqu'à moi. J'ai émergé de la couverture qui me couvrait jusqu'aux épaules et je me suis redressé. Une fois assis, l'air froid de l'aube m'a transpercé le dos. J'ai enlevé les chaussons que je mettais pour dormir au-dessus des épaisses chaussettes de laine, ainsi que le bonnet que j'avais confectionné avec une chaussette. J'ai endossé ma défroque de prisonnier sur laquelle étaient inscrits le numéro de mon bâtiment, celui de ma cellule et mon matricule. Mille quatre cent quarante-quatre, c'était depuis longtemps mon nom.