Citations de Stephen Markley (153)
Le père de Stacey était un vestige empesé de l'ère Eisenhower qui n'aimait rien tant que bosser et s'activer, deux termes interchangeables dans sa bouche.
Toutes les années écoulées depuis qu'elle avait vu la mère de Lisa pour la dernière fois s'abattirent sur elle. La digue qui séparait Stacey adulte et Stacey enfant menaçait de céder et elle sentit avec dégoût une boule de colère froide dont elle se croyait débarrassée depuis belle lurette. Une rage qui lui parut soudain familière, infiniment ravivable.
Une horde d'escrocs parvenus avait ratissé l'Etat, en commençant par les quartiers où les retraites gelées de pieuses veuves noires en faisaient des cibles faciles, avant de passer aux enclaves populaires blanches puis aux banlieues de la première couronne. Les saisies débutèrent et des quartiers entiers se transformèrent en champs de mauvaises herbes galopantes, ponctués de coquilles abandonnées ou de squats à dope. Ameriquest, Countrywide, CitiFinancial - tous ces salauds perfides qui guettaient les plans sociaux et les fermetures d'usines, les luttes et les peines de l'Etat, et qui inventaient des moyens de s'enrichir sur le désespoir des habitants. Toutes les villes de l'Ohio avaient de grandes étendues gangrenées qui ressemblaient à New Canaan, la même géographie de zones commerciales aux avant-postes violemment éclairés vantant diverses variations autour du crédit à la consommation.
Une fois, j'ai lu un livre qui expliquait que la littérature, c'est une immense conversation qui transgresse toutes les limites définissant notre pensée : les frontières, notre durée de vie, les continants, les millénaires.
La vie elle-même est devenue l'ultime ressource disponible, exploitable. On est prêt à tout. Raser des montagnes entières, anéantir des espèces, déplacer des fleuves, brûler des forêts, modifier le pH de l'eau, nous couvrir de produits chimiques toxiques. Il a fallu deux millions d'années à notre espèce pour se mettre debout et seulement cinq cents générations pour tout le reste. Notre culture repose sur notre droit à l'abondance, et sur pas grand chose d'autre. Et nous avons mis notre droit de naissance en danger parce que nous sommes incapables de nous contrôler. De contrôler notre désir.
Il songea que la cruauté engendrait des réactions en chaîne, qu'une simple action pouvait déclencher une série de conséquences, ronger les sols à la manière d'un acide, et si on envisageait la cruauté systémique du monde sous cet angle, ça donnait une substance corrosive qui descend du sommet d'un gratte-ciel jusqu'au sous-sol.
Et puis deux avions percutèrent le World Trade Center, un autre le Pentagone, et un dernier laissa un cratère dans un champ en Pennsylvannie, et presque le même jour un fossé se creusa entre eux. Bill observa les drapeaux agités, le nationalisme décérébré, la puissance militaire invoquée comme panacée, et tout cela lui évoqua un mauvais film, un vernis commode posé sur le culte national du massacre. Rick, lui, plongea dedans la tête la première.
Rick regardait son reflet trembler dans la flaque, l'écrasait du pied dès qu'il se stabilisait, et de nouvelles interférences horizontales déformaient alors ses traits. Il était ivre et il se mit à penser. Il pensa à cette cage dans laquelle il vivait, à cette prison dans laquelle il se voyait déjà passer toute sa vie, du berceau à la tombe, mesurant l'écart entre ses modestes espoirs et les regrets mesquins qu'il en vint à éprouver. On ne sort jamais de la cage, se dit-il, parce qu'on s'accroche vainement et désespérément à une suite de deuils inachevés.
Leur génération, celle des cinq premières promotions du millénaire naissant, évoluait dans la vie avec un piano suspendu au-dessus de la tête et une cible peinte sur le crâne.
Sur un mur, une pustule de prises électriques d’où partaient des rallonges dans toutes les directions, l’une d’elles accrochée derrière l’unique décoration, un tableau kitsch à vingt-cinq cents représentant le Christ, les mains en supplication, les yeux tournés vers son Père, car il venait de comprendre qu’il ne transmettrait jamais son nom.
c’est à celà que doit ressembler l’ange de l’Histoire,écrivait Benjamin.Son visage est tourné vers le passé.Là où nous apparaît une chaîne d’événements,il ne voit,lui qu’une seule et unique catastrophe,qui sans cesse amoncelle ruine sur ruine et les précipite à ses pieds.Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré.Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes,
si violemment que l’ange ne peut plus les refermer.Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel.Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.
Le bar aurait aussi bien être un tombeau, le cimetière de leurs souvenirs rassemblés. Il y avait entre eux des histoires qu'ils ne pourraient jamais raconter, et c'étaient ces moments appartenant à leur passé qui planaient dans le calme de cette niche en acajou et cuivre au coeur du monde, qui craquaient dans les jointures des tabourets du bar où dans la matière bordeaux des banquettes, dans cet endroit où les adultes entendaient le tassement du bois tandis que les enfants y percevaient des esprits.
Sa mère, une étudiante en journalisme qui avait tiré un trait sur sa carrière new-yorkaise pour suivre son dentiste de mari dans le berceau de maïs et de rouille de son enfance, au cœur de l’Ohio, afin que théoriquement ils y élèvent un enfant loin de… loin de quoi, au juste ? De la violence, de la peur, des minorités, de la pollution ? L’amour est une stratégie marketing comme toutes les autres, or une campagne de pub finit toujours par perdre de son piquant. Et l’amour par ressembler à un mauvais spot pour des tacos.
Il bascula dans ses rêves, pleurant les rivières et les champs de son pays natal. Il le vit brûler d'un feu bleu et il pria pour avoir la force de le défendre, de se battre pour lui, de lui rendre la vie.
Il connaissait le reste du trajet comme on connaît le couloir de la maison de son enfance, négociant en pleine nuit chaque coin, chaque porte, chaque angle de table.
Certains pensaient qu’ils étaient nés dépourvus de la capacité à obéir, et pourtant leur seul acte de rébellion consistait à croire que les puissants ne réussissaient jamais à les berner. Ils n’en retenaient que le goût savoureux de leur propre certitude.
Un peu avant 30 ans, on se rend compte que notre entourage peut prendre deux chemins différents. Certains conservent sans peine leur jeunesse, tandis que chez les autres le temps commence à faire son oeuvre comme l'eau s'infiltre par une brèche dans la coque.
Aussi loin que remontaient ses souvenirs, Éric Frye était un des seuls Noirs dans leur bahut. Il n'avait pas particulièrement été la cible d'un racisme ambiant, mais à un moment on avait remarqué qu'il n'avait pas essayé d'intégrer l'équipe de basket, qu'il n'y connaissait rien en rap et qu'il était discret et intelligent (son père était orthodontiste, sa mère institutrice à l'école de Grover Street). Quelqu'un avait commencé à l'appeler "Whitey" dans son dos et c'était resté.
Bill observa les drapeaux agités, le nationalisme décérébré, la puissance militaire invoquée comme panacée, et tout cela lui évoqua un mauvais film, un vernis commode posé sur le culte national du massacre.
Ben avait envie d'écrire une chanson sur Rick, sur ce style de mec qu'on trouve un peu partout dans le ventre boursouflé du pays, qui enchaîne Budweiser, Camel et nachos accoudé au comptoir comme s'il regardait par-dessus le bord d'un gouffre, qui peut frôler la philosophie quand il parle football ou calibres de fusil, qui se dévisse le cou pour la première jolie femme mais reste fidèle à son grand amour, qui boit le plus souvent dans un rayon de deux ou trois kilomètres autour de son lieu de naissance, qui a les mains calleuses, un doigt tordu à un angle bizarre à cause d'une fracture jamais vraiment soignée, qui est ordurier et peut employer le mot 'putain' comme un nom, adjectif ou adverbe, de manières dont vous ignoriez jusque-là l'existence ("On est putain de bien ici, putain", dit Rick assis dans l'herbe, en admirant le miroitement nocturne de Jericho Lake). Pourtant, son ami n'avait rien d'ordinaire. Il vivait en roue libre, était têtu comme une mule et aussi rusé qu'un coyote. Il portait en lui des océans entiers, toute la nature du pays, des fantômes farouches et quelques centaines de milliers d'étoiles.